Mohamed Salah Ben Ammar: La liberté académique est, elle aussi en danger !
En Décembre 87 le défunt Professeur Mohamed Nejib Mourali, père de la chirurgie carcinologique en Tunisie, a été lynché pour avoir participé à un congrès scientifique où assistaient des médecins israéliens, il ne s’en est jamais vraiment remis. 37 ans après le doyen Habib Kazdaghli historien réputé, spécialiste de l'époque contemporaine, une référence académique internationale, un citoyen respectable, militant communiste et…pro-palestinien déclaré et actif, est entrain de revivre le même scénario.
Il y a six ans j’ai été invité avec un groupe de médecins universitaires, à me rendre en Palestine par une association médicale qui militait pour la paix au Moyen-Orient. Le but déclaré de la visite était d’échanger avec des professionnels de la santé des deux bords et de visiter quelques institutions, Palestiniennes et Israéliennes. Le programme de la visite comprenait un séjour en Israël et en Cisjordanie occupée et Gaza.
Proche de certains cercles palestiniens, j’avais demandé l’avis de plusieurs amis Palestiniens dont l’ambassadeur de Palestine en France. La réponse a été unanime, vas-y sans hésitation. L’ambassadeur de Palestine en poste à Paris, devant mes hésitations, a ajouté, «nous sommes plus à même de décider de nos intérêts que ceux qui font de la surenchère sur notre compte. Ils exploitent notre cause à leur propre fin, ce faisant ils nous font plus de mal que de bien !» Quelques jours plus tard et par un pur hasard, la direction de l'hôpital où je travaillais à l'époque, m'avait demandé d’accompagner un jeune chirurgien de Haïfa, arabe israélien d’origine (un descendant des palestiniens qui ne sont pas partis en 48) en visite professionnelle en France. Initialement cela ne me faisait pas forcément plaisir, car comme beaucoup j'avais des à priori négatifs sur les arabes israéliens. Je n’en avais jamais rencontré avant. Lors de ces trois jours, nous avons eu de longs et riches échanges qui m'ont ouvert les yeux sur une réalité que j’avais tendance à caricaturer. En quelques mots il disait qu’autant il était révolté contre son statut de sous-citoyen, autant il était désespéré par les pays arabes. Ils ont systématiquement depuis 1948 et à toutes les occasions fait les mauvais choix. Évidemment il m'a encouragé à effectuer ce voyage. Je n'ai pas suivi ses conseils.
En effet, après une longue hésitation, arguant une incompatibilité d'agenda, j'ai fini par décliner poliment l'invitation. Je ne sais pas si j’ai pris la bonne décision mais à ce jour la visite de Jérusalem reste un rêve que je réaliserai un jour.
La normalisation sauvage est malsaine. Depuis le voyage de Sadate en 77 en passant par Camp David 1 et 2 ou les accords d’Oslo en septembre 93 jusqu’à plus récemment les accords d’Abraham, nous nous sommes fait avoir. Mais faire de la surenchère autour de la Cause Palestinienne n’est pas plus intelligent. Des générations entières ont vibré pour la Palestine, nous avons tous laissé libre court à notre révolte contre ce que nous considérons comme l’Injustice. En 48 un groupe de jeunes scouts tunisiens étaient partis "libérer la Palestine", mon père en faisait partie, ils ont été arrêtés en Egypte et renvoyés en Tunisie.
Jeune étudiant j’ai milité au sein de l’AMFP (Association Médicale Franco-Palestinienne). Avec d’autres militants le samedi soir on allait aux foyers de travailleurs et dimanche matin on posait nos tréteaux sur les marchés, pour sensibiliser les personnes à la cause palestinienne. Intransigeants notre discours était inaudible. J’ai mis du temps à l’admettre mais nous étions à mille lieux de la réalité.
Pendant des années et à titre personnel j’ai été membre de plusieurs organismes internationaux, expert à l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), vice-président du CIB de l’UNESCO (Comité International de Bioéthique), président du comité éthique et gouvernance du Fonds Mondial et dans tous ces organismes et ailleurs lors des congrès médicaux internationaux j’ai eu à côtoyer, à partager des réunions, des débats techniques et scientifiques avec des Israéliens. J’avoue que longtemps j’ai ressenti un malaise. Devais-je quitter la salle à chaque fois qu’un israélien est présent ? Devais-je démissionner de l’OMS et du CIB de l’UNESCO ? Tout cela est ridicule.
On peut refuser de leur serrer la main, ou de manger leurs oranges mais l’ordinateur, la tablette, le Smartphone que nous utilisons tous les jours fonctionnent avec des logiciels dont un grand nombre ont été développés par des sociétés israéliennes, devons-nous les mettre à la poubelle ? Ces startups valent des milliards de milliards bien plus que les fruits et légumes.
Et si on revisitait le discours du Grand Bourguiba le 3 mars 1965 dans le camp de réfugiés palestiniens de Ariha. Avec un calme inhabituel et un ton mesuré Bourguiba a exhorté les Arabes d’emprunter la voie du compromis et d’accepter la proposition des Nations Unis en vertu de laquelle la Palestine historique aurait dû être divisée en deux Etats voisins arabe et juif pour préserver la paix au Moyen-Orient. Il eut été pour lui plus facile de tenir des propos enflammés et de préconiser l’affrontement comme l’ont fait avant et après lui les pires autocrates et autres potentats locaux. Bizarrement leur tyrannie envers leurs concitoyens était proportionnelle à leur soi-disant engagement pour la Cause.
Tous nous vibrons viscéralement pour la Cause mais peut-être devons-nous nous interroger sur la meilleure façon de défendre nos frères palestiniens. Est-ce en interdisant à nos élites intellectuelles de participer à des réunions internationales.
L’humilité doit être la règle devant la complexité de la question, mais ce qui est incontestable c’est que depuis 1948 on nous a berné pour mieux nous opprimer.
Je ne me fais aucune illusion, mes propos resteront inaudibles pour la majorité. Mais je suis sûr que les attaques contre Si Habib Kazdaghli reflètent avant tout l'ampleur de notre enfermement intellectuel. La répression intellectuelle ne permettra pas de répondre aux revendications plus que légitimes du peuple palestinien, la démocratie certainement.
J’exprime ici toute ma solidarité avec Si Habib Kazdaghli il n’est que la énième victime des maux qui rongent nos sociétés.
Mohamed Salah Ben Ammar
Ancien Professeur d’Université en Médecine