Tunisie: Agriculture saharienne et eaux souterraines
Par Ridha Bergaoui - La Tunisie est touchée de plein fouet par le changement climatique et la sécheresse frappe durement le pays. Les réserves au niveau des barrages sont au plus bas et des difficultés pour l’approvisionnement des habitants en eau potable sont à prévoir. Des restrictions au niveau des périmètres irrigués ont été programmées depuis des mois. Les récoltes sont gravement touchées, celle des céréales sera particulièrement très faible et l’importation des produits alimentaires nécessaire.
A côté des eaux de surface de plus en plus limitées, la Tunisie a accès à de réserves importantes d’eaux souterraines qu’elle partage avec l’Algérie et la Libye. L’exploitation de ces réserves pour l’agriculture pourrait améliorer la production agricole, réduire notre dépendance et améliorer notre sécurité alimentaire.
Reverdir le désert, un très vieux rêve
Le Sahara, avec sa chaleur torride, l’important écart de température entre le jour et la nuit, le manque d’eau, les déplacements difficiles, les vents de sable, la présence de serpents et scorpions venimeux…, a été longtemps considéré comme une région hostile où les personnes non habituées risquent de s’y perdre et de laisser leur vie.
A la fin du 19e siècle, le capitaine Français Roudaire, soutenu par Ferdinand de Lesseps, l’ingénieur qui a conduit le percement du canal de Suez, proposa inonder les chotts algéro-tunisiens, en perçant un canal jusqu’au golfe de Gabes pour y faire pénétrer les eaux de la Méditerranée et créer ainsi une mer intérieure. Grace à l’évaporation ainsi produite, il sera possible de changer le climat du Sahara et reverdir le désert. Toutefois des difficultés techniques ont empêché la réalisation d’un tel projet qui fut rapidement définitivement abandonné.
Cependant, depuis quelque temps, et à côté des aspects sécuritaires, militaires et stratégiques, le Sahara suscite de nouveau l’intérêt général. Avec la découverte des gisements de pétrole, de gaz, de phosphate et autres matières premières, le Sahara revêt de plus en plus une importance socio-économique capitale. Il représente également de nos jours un gisement potentiel inépuisable d’énergie solaire propre et renouvelable de plus en plus recherchée.
En Tunisie, le Sahara a été exploité également du côté touristique. Avec ses oasis luxuriantes, ses étendues de sable dorées et ses chotts avec leurs paysages exceptionnels, le Sud Tunisien est très propice pour l’organisation de circuits touristiques attrayants et un dépaysement total. Tozeur, Nefta, Douz, Gabes sont des destinations touristiques très prisées. Matmata et ses habitations de troglodytes exceptionnelles ou Tataouine, qui jouit d’une réputation internationale surtout après le tournage de « Star wars » dans les années 1970 et 2000 et ses décors encore en place, sont de véritables joyaux.
La découverte des grands gisements des nappes souterraines a entrainé la création et le développement de nouvelles oasis et palmeraies et des périmètres irrigués. Le souci de sécurité alimentaire du pays, surtout avec les difficultés récentes d’approvisionnement en produits alimentaires de base comme les céréales, revêt un caractère stratégique très important. Ces nappes souterraines font renaitre ainsi de nouveau l’espoir de cultiver le désert et de reverdir le Sahara.
Le Système Aquifère du Sahara Septentrional (SASS)
Le Sahara comporte deux grandes nappes souterraines, couvrant une superficie de 1 million de km2, appelées le Continental Intercalaire et le Complexe terminal. Ce gisement estimé à 60 000 milliards de m3 se trouve partagé entre l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Un accord a été conclu entre les trois pays pour l’exploitation de cette ressource. La Tunisie bénéficie de 8% du plan continental soit 542 millions de m3/an représentant 24,3% des réserves. L’Algérie est autorisée à exploiter 1 328millions de m3/an et la Libye 340 millions de m3/an.
Ces nappes ont une importance socio-économique fondamentale puisqu’elles approvisionnent le sud en eau et sont à l’origine de toute l’activité humaine dans le désert. Elles alimentent les populations en eau potable nécessaire pour la survie et les différentes activités d’hygiène et ménagères. La plupart des oasis résulte de la résurgence ou le captage de ces eaux profondes qui sont utilisés pour faire l’agriculture-élevage et verdir ces ilots disséminés dans le désert et leur donner vie. Dans ces anciennes oasis traditionnelles, on pratiquait surtout l’agriculture à trois étages (maraîchage, arboriculture, palmier-dattier). L’élevage y est également important. On trouve essentiellement le dromadaire mais également de la chèvre et du mouton. Cet élevage permet de valoriser les terres de parcours et les déchets des palmeraies. Le tourisme et l’industrie sont également de gros consommateurs d’eau.
Exploitation des eaux profondes
Sédentarisation et augmentation sensible des effectifs des habitants, développement du tourisme et de l’agriculture, ont entrainé une forte pression sur les ressources en eau. Celle-ci se fait de plus en plus rare surtout avec le réchauffement climatique et la sécheresse. Les industries minières contribuent également à la surconsommation en eau, la pollution et la détérioration de l’environnement.
Sur le plan agricole, et vu le succès de la datte Deglet Nour et l’importante de la demande internationale, de nouvelles palmeraies ont été créées essentiellement en monoculture de palmier dattier. La découverte en 1980, de forages d’eau géothermale chaude a permis le développement de la géoserriculture où l’eau chaude pompée (65 à 70°C) est utilisée pour chauffer des serres cultivée en tomate, piment, pomme de terre, melon, pastèque, concombre… A la sortie l’eau refroidie est utilisée pour l’irrigation de ces cultures. Le chauffage des serres permet d’accélérer la maturation des plantes et l’obtention de légumes et fruits précoces très demandés à l’exportation. Des serres en géothermie se sont rapidement développées aussi bien dans la région de Gabes, Chenchou que Tozeur et Kébili pour couvrir une superficie d’environ 200 ha.
En Algérie, dès la fin du siècle dernier, l’Etat avait entrepris développer la céréaliculture à grande échelle en plein désert en exploitant les eaux souterraines et l’irrigation par des rampes-pivots géantes. Afin d’encourager les investisseurs, l’Etat Algérien a dû soutenir massivement cette nouvelle forme d’agriculture en prenant en charge les frais d’infrastructure et d’installation et en participant aux frais de production. La priorité a été donnée aux céréales avec une récolte de blé au mois de Juin suivie d’une culture de maïs, récolté au mois de novembre-décembre en ensilage, enrubannée dans de gros sacs en plastique, ou en grains. Les rendements sont intéressants pouvant aller jusqu’à 70-80 qx de blé/ha et 40-50 tonnes de maïs ensilage ou 90 qx en grains. De grands cercles verdoyants ont ainsi vu le jour en plein désert.
Problèmes posés par l’exploitation des nappes profondes
L’exploitation des nappes profondes en agriculture, à priori très intéressante, pose cependant de nombreux problèmes. La première contrainte c’est que ces ressources sont non renouvelables. La surexploitation agricole de ces ressources a entrainé l’épuisement des nappes qui tarissent. L’implantation des hôtels, gros consommateurs d’eau douce et les nombreux forages ont fini par faire baisser le niveau des nappes et assécher les points d’eau à plusieurs endroits. Creuser encore plus profondément pour atteindre la nappe entraine une augmentation conséquente des couts de forage et de pompage de l’eau. La baisse de niveau des nappes a également conduit à l’augmentation de la salinité de l’eau.
Le réchauffement climatique a entrainé la raréfaction des précipitations, une pression encore plus forte sur ces nappes et la multiplication des forages anarchiques. Le manque de pluie a conduit à l’accumulation des sels dans le sol avec la détérioration des rendements des productions agricoles et des revenus des agriculteurs. L’augmentation du sel dans le sol a contraint de nombreux agriculteurs à abandonner leurs serres, ou à pratiquer du hors sol (avec des supports inertes), cultiver des espèces végétales plus tolérantes, amender massivement le sol ou déplacer carrément leurs serres. Par ailleurs, l’humidité excessive, associée à une haute température et la culture intensive favorisent la multiplication des maladies fongiques, des nématodes, des insectes et autres ennemis des cultures ce qui entraine la destruction des récoltes, le recours excessif aux pesticides et la détérioration de la rentabilité des cultures. Dans les nouvelles palmeraies, le réchauffement climatique, la sécheresse et la monoculture du palmier dattier, à la place de la culture à étages traditionnelle, ont entrainé la multiplication des pathologies et la chute de la productivité des palmiers.
L’expérience algérienne concernant la culture des céréales dans le Sahara a montré que ce modèle n’a pas eu le succès espéré. Le cout très élevé de production, l’indisponibilité des pièces détachées et d’entretien du matériel, les difficultés d’approvisionnement en engrais, l’éloignement des centres de consommation et de transformation, l’absence de routes, la difficulté de trouver la main d’œuvre en plein Sahara… sont autant de difficultés qui rendent l’exploitation des eaux souterraines difficile et peu rentable malgré l’important soutien de l’Etat.
La salinisation du sol, qui devient rapidement stérile, est un grave problème. En effet si on considère une eau moyenne, à 2g/litre, utilisée pour l’irrigation d’un blé nécessitant une moyenne de 6 000 m3/ha, la quantité de sel déposée chaque année serait 12 tonnes/ha. Deux possibilités soit qu’il n’y a pas de pluie et le sel s’accumule dans le sol qui devient stérile au bout de quelques années, soit qu’il y a suffisamment pour lessiver tout ce sel qui sera entrainé en profondeur pour augmenter le taux de salinité des nappes souterraines. Par ailleurs, l’irrigation par pivots entraine, dans un milieu désertique, une forte évaporation de l’eau qui, associée à une forte évapotranspiration des plantes, augmente sensiblement les besoins en eau des cultures.
Ce type d’exploitation, qualifié de « minière », pose un problème de durabilité surtout avec le non renouvellement de la ressource et la salinisation du sol.
Le Président de la République, lors de son entrevue avec le Ministre de l’Agriculture, le 14 avril dernier, en discutant du problème de la sécheresse, a souligné la nécessité de création d’un office de mise en valeur des terres sahariennes à l’instar des pays qui ont réussi à transformer le désert en zones vertes. Compte tenu de l’importance de l’eau et des problèmes de surexploitation et détérioration de la qualité des nappes souterraines, la création d’un tel établissement public se justifie amplement. Son rôle principal serait d’œuvrer, en coordination avec tous les intervenants dans la région, à assurer la durabilité de cette ressource, malheureusement non renouvelable, précieuse, indispensable et vitale. Son utilisation judicieuse et la lutte contre la salinisation du sol sont les problèmes les plus importants.
Ridha Bergaoui