News - 24.04.2023

Barg Ellil de Béchir Khraief: Traduit de l’arabe par Samia Kassab-Charfi

Barg Ellil de Béchir Khraief: Traduit de l’arabe par Samia Kassab-Charfi

S’aventurer à traduire en français un roman major de Béchir Khraief, Barg Ellil? Il faut tout le courage, la persévérance et le talent de Samai Kassab-Charfi pour y réussir. «Premier roman historique de la littérature tunisienne», comme le souligne Fawzi Zmerli, l’œuvre est aussi immense que son auteur. Béchir Khraief (1917-1983) y déploie tout son art, sous de multiples facettes, s’appuyant sur une vaste culture, et cultivant le don d’ouvrir des brèches aussi captivantes les unes que les autres. Choisissant d’écrire en langue parlée, il construit son roman comme un feuilleton à multiples rebondissements. Tous les ingrédients qui en font la saveur y sont mijotés à feu doux: l’évocation historique, les rapports humains, les coups du destin, l’érotisme ambiant, les clameurs de la ville de Tunis et ses odeurs…

Le personnage de Barg Ellil, conçu par Béchir Khraief, un esclave noir de dix-sept ans, arrivé à Tunis au début du XVIIe siècle, sera au centre d’un conte où tout se mélange. Ses multiples dons, notamment pour la danse et la musique, sa bravoure et son charme, l’installeront au cœur de la médina. L’auteur ne cessera de peaufiner le portrait de Barg Ellil et de lui faire jouer des rôles qui gardent le lecteur en haleine.

Tout est dans la subtilité, dans l’à-peine dit, le suggéré, très difficile à traduire. Samia Kassab-Charfi n’en sera qu’encore plus déterminée à s’y mettre. Professeure de littérature française et francophone à l’Université de Tunis et auteure de plusieurs essais, elle connaît bien Khraief, son œuvre et son univers. Du coup, elle gratifiera le lecteur d’un véritable deux-en-un: la traduction en langue française, d’une très haute facture, précédée d’une présentation analytique instructive. En une dizaine de pages d’une écriture dense et raffinée, elle décrypte l’œuvre sous différents angles et met en valeur toute sa portée.

Le grand mérite de Samia Kassab-Charfi est d’ouvrir à travers cette traduction et cette présentation, à Béchir Khraief et à son roman, les portes de l’espace francophone. Barg Ellil découvrira ainsi une nouvelle vie… qui le portera loin.

Barg Ellil
de Béchir Khraief
Traduit de l’arabe
par Samia Kassab-Charfi
Sud Editions, 2023,
170 pages, 19 DT

Trois questions à Samia Kassab-Charfi

Pourquoi avez-vous choisi ce roman à traduire?

La première raison en est que l’histoire relatée par Béchir Khraïef dans Barg Ellil est en lien avec mon parcours de chercheuse à l’Université de Tunis et notamment avec mon intérêt pour les Amériques noires, ou ce que l’on appelle aussi «Black Atlantic», c’est-à-dire la Traite transatlantique, les sociétés de plantations et l’esclavage dans ces Amériques qui s’étendent depuis le Sud des États-Unis jusqu’à l’Amérique latine en passant par la Caraïbe, les Antilles et l’Amérique centrale.

J’y ai consacré plusieurs essais, dont le dernier paru en 2021 et intitulé Art et invention de soi aux Antilles, qui sonde les raisons du bouillonnement de la créativité artistique dans cette région du monde, que j’interprète notamment comme une réponse résiliente à la dépossession vécue dans le passé (esclavagiste). À mes yeux, le personnage si attachant de Barg Ellil est l’un des frères de ces Africains razziés et embarqués vers une destination inconnue, arrachés à leur environnement local, séparés de leur famille et livrés à la violence de l’économie esclavagiste mercantile. 

La deuxième raison est l’intérêt même du roman, où s’enchevêtrent plusieurs histoires de protagonistes tous liés au destin de Barg Ellil. L’histoire remonte au passé tunisien, nous fait plonger dans le XVIe siècle, lorsque le pays était convoité d’Ouest en Est, tantôt par les puissances ottomanes représentées dans l’œuvre par Khaïr-Eddine Barberousse, tantôt par l’Espagne de Charles Quint, et rappelant ainsi la forte identité méditerranéenne de la Tunisie et les interactions incessantes, souvent faites de violence d’ailleurs, qui l’ont constituée. À ces flux d’Ouest et d’Est vient s’ajouter le flux africain, qui va interagir avec les deux autres… Il faut lire le roman ! Et surtout, tout cela est passé par la plume très talentueuse de Béchir Khraïef, écrivain du Sud tunisien qui maîtrise merveilleusement l’art du récit, l’humour, le plaisir de la transgression. Pour moi, c’est un auteur inégalable sur la scène littéraire tunisienne du XXe siècle, mais je suis sans doute subjective… 

Quelles ont été les difficultés rencontrées?

Sincèrement, je dois avouer que cette traduction n’a pas été de tout repos. Elle a été ardue, d’abord parce que le lexique de Khraïef est d’une grande richesse. Même si le roman peut paraître simplement écrit, il puise dans des registres très variés : celui de l’armurerie, de la psychologie, de l’alchimie, ce qui exige du traducteur qu’il apprenne à maîtriser l’étendue de cette palette, afin de restituer fidèlement la gamme lexicale.

Ensuite, une autre difficulté, et non des moindres, a été de trouver le ton juste : Khraïef alterne, comme vous le savez, entre la langue classique, la fusha, et le dialectal, la derja ; et à chaque fois qu’il «switche» de l’une à l’autre, le ton change, la note n’est plus la même. Cette hétérogénéité définit la touche stylistique de Khraïef et il fallait réussir à faire passer cette touche de l’arabe au français. Je ne sais pas si j’y suis arrivée comme je le voulais....

Et en définitive, c’est la singularité «tunisienne» du roman qui a été la composante la plus délicate à rendre : c’est la raison pour laquelle, avec l’éditeur, on a choisi de garder tels quels certains noms de rue, de quartiers, de même que certaines appellations typiquement locales…

Quel écho aura cette œuvre dans l’espace francophone?

Ah, j’espère qu’elle remplira la fonction première pour laquelle elle a été traduite : accroître le nombre des lecteurs de Béchir Khraïef, et ouvrir cette poétique si fascinante à des publics qui ne lisent pas l’arabe! Et, en l’occurrence, je pense beaucoup à nos amis et frères des pays subsahariens, dont beaucoup sont francophones et ne lisent pas l’arabe. Puisse ce livre leur montrer que la présence « africaine » ne date pas d’hier en Tunisie, et à quel point un écrivain de l’envergure de Khraïef a tenu à donner de ce pays, malgré tous les aléas que traverse le héros, une image de pays somme toute inclusif, où toutes les parts – ethniques, sociales, confessionnelles, identitaires et de genre – ont contribué à la construction de cette nation tunisienne composite.

Bonnes feuilles

Une nuit où l’inspiration lui était favorable, la transe l’échauffa tellement qu’il mit en effervescence la pièce avec sa danse, frappant de ses martelets tout ce qui se présentait à lui :  les fioles et les crânes, les étagères et les fours, ses propres cuisses ainsi que le chaudron de mercure. Les ombres agrandies tournoyaient en une ronde infernale. Soudain, le chaudron reçut un coup et roula : il se renversa et le liquide se répandit sur tout le sol. Ses pieds en furent brûlés et il ne trouva de refuge qu’en s’agrippant à l’une des étagères, qui céda et s’effondra avec tout ce qui était dessus. C’est là qu’il entendit un rire.

Un rire comme une cascade de perles tombant sur des dalles de marbre.

Levant la tête vers la lucarne, il aperçut le visage d’une femme aussi belle qu’une houri, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue, riant dans l’obscurité.

***

C’étaient les Janissaires, les farouches et nobles janissaires, la fine fleur des soldats ottomans. Ceux-là mêmes dont la réputation de courage et d’endurance s’était répandue dans le monde entier. Ceux-là dont le commandant ne mobilisait que quelques centaines lorsque la situation en aurait exigé pour d’autres des milliers, avec la certitude d’être victorieux.

***

Toi, l’esclave, tu vaux même mieux que huit hommes libres. Raconte-moi un peu ton histoire.

Sous le prestige que lui donnaient ses quatre-vingts ans, son dynamisme et sa force lui en faisaient paraître quarante. Son visage rayonnant était paré de la fameuse barbe à laquelle il devait son surnom de Barberousse. Toute la Chrétienté tremblait à la seule évocation de ce nom, et pour sa part, il promettait aux Infidèles l’anéantissement. Dans ses yeux, il y avait tout le bleu de la mer et sa profondeur.

Il était vêtu d’un élégant caftan rouge, broché de fils d’or, qui recouvrait un habit de soie vert et un gilet ouvragé. Sa tête était rehaussée d’un turban de fine mousseline. À la taille, il portait une ceinture de marin où étaient suspendus deux pistolets et trois dagues génoises en argent ciselé, incrustées de pierres précieuses. Ses pieds étaient chaussés de babouches jaunes brodées.

***

Il s’élança et n’eut de répit qu’une fois arrivé au pied de la colline de Sidi Belhassen Ecchadli, face au lac. Là, caché entre les massifs de genévriers, il se mit à geindre tel un chiot qu’on aurait séparé de sa mère.

Car il n’avait pas de mère contre laquelle se blottir pour apaiser ses souffrances les plus intimes, une mère qui l’aurait bercé et adouci par sa tendresse ses blessures. Et il n’avait pas non plus de foyer à l’abri duquel dissimuler aux regards moqueurs ses accès nerveux.

Il était Noir. Dans un monde de Blancs. Si seulement il pouvait retourner dans le monde des Noirs ! Dans ces jungles du centre de l’Afrique, et ce village en feuilles de palmier, où sa famille pile les graines de mil en fredonnant des chants plaintifs.

Ces images lui revenaient à l’esprit, du plus loin de la mémoire.

***

Les cercles conviviaux s’étaient déjà formés, où les langues s’entremêlaient. Les voix des chanteurs commençaient à s’élever, tandis que vibraient les cordes des luths et des guitares et que s’amplifiaient les modulations des flûtes, les percussions battant des mesures différentes.

Il y avait là des Andalous, qui pleuraient l’ancien temps avec des muashshahâts mélancoliques, et des Génois qui reprenaient les sérénades fredonnées sous les balcons des belles, et des marins de Majorque qui entonnaient les chansons des tavernes, et puis les Bédouins de Gammouda jouant de leurs flûtes et poussant leur chant traditionnel.

Aussi, lorsque le Noir apparut, souriant à tous, l’un d’eux s’exclama : – Mais c’est celui qui a affronté le taureau, l’autre jour ! Viens donc, frère, joins-toi à la compagnie.