Mohamed Salah Ben Ammar: Les violences au quotidien
«S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare.» Hannah Arendt
Au sein de la famille, dans les établissements scolaires, dans la rue, les transports ou les stades, pas un jour ne se passe sans que des faits divers viennent rappeler combien la violence est désormais ancrée dans la vie du Tunisien. Le déchaînement de brutalité contre des ressortissants de pays d'Afrique de l'Ouest et centrale en février et mars derniers, suivi d’une réplique inattendue, il y a quelques jours, aux abords des locaux du Haut-Commissariat pour les réfugiés, en sont l’illustration la plus récente. Elle a aussi révélé aux yeux du monde combien le Tunisien - souvent décrit comme tolérant et pacifique - pouvait se rendre capable d’exactions jusqu’ici inenvisageables dans ce pays.
Alors que la Tunisie traverse une crise politique et économique dont personne ne voit le bout, que dit cette violence de nous?
Souvenons-nous de Mohamed Bouazizi, il s’est immolé par le feu suite à un sentiment d’impuissance. Des dizaines d’autres l’ont imité. La révolution tunisienne a donc démarré par un acte de violence des plus insoutenables. L’immolation par le feu en public. Une façon de prendre à témoin la société. Lui crier à la face la douleur qui nous consume et qui a fini par avoir notre peau, au sens propre et figuré.
Dans une communauté les violences reflètent l’angoisse ressentie par les individus quant à leur intégrité physique, morale ou matérielle. Cette peur peut être justifiée par une menace réelle angoissante ou plus souvent potentielle amplifiée par l’inconnu, ce faisant, elle alimente à travers sa dimension symbolique l’imaginaire commun et génère elle-même de la violence. Les périodes d’instabilité sont propices à ce genre de climat de peur.
La violence fonctionne par cercles concentriques. Elle s’exerce sur soi mais surtout sur les autres et en premier lieu les proches. Les plus vulnérables sont des cibles de choix. Les femmes et les enfants de Tunisie sont des victimes souvent silencieuses dont on n’entend parler qu'une fois l’irrémédiable commis. Wafa Essbii, institutrice au Kef a été brûlée vive par son ex-époux le 29 octobre il s’agit du troisième féminicide dans la région en un an. Déjà en mai 2021, Refka Cherni a été abattue par son mari. Difficile d’avoir le chiffre exact des féminicides, neuf femmes auraient été assassinées les 4 derniers mois et 33 l’année dernière.
La violence sur nos routes ne peut plus être qualifiée d’incivilité, c’est une guerre non déclarée. Elle a engendré 7000 accidents, 1200 morts et 8000 blessés en 2022. Des familles entières ont été décimées. Au premier trimestre 2023, le nombre de morts sur nos routes a augmenté de 30%. Conduire est devenu une prise de risque inconsidérée.
Même les lieux censés permettre le divertissement ont été contaminés par la violence. Ceux qui sont allés au stade récemment ne peuvent pas ne pas l’avoir remarqué. Bien avant le début de la rencontre, des zombies électrisés, torses nus, crient, comme si leurs vies en dépendaient, des slogans venus d’on ne sait où. Une fois la rencontre commencée, ils n’arrêtent pas, le match ne semble pas les intéresser, ils ne sont pas là pour le beau jeu mais pour insulter des joueurs indifféremment des deux équipes. Si leur équipe encaisse un but, une pluie de bouteilles s’abat sur la pelouse, dans le cas contraire des dizaines de fumigènes qui sortent d’on ne sait où sont allumés. Le langage est simple, blasphèmes, insultes d’une vulgarité inimaginable, des qualificatifs crus honteux ponctuent toutes les phrases, bref quel que soit la place que vous achetez n’y allez pas avec vos enfants.
En politique l’ambiance n’est pas plus sereine et c’est un euphémisme. L’hyperviolence des propos, les débats enflammés sur les médias, sur les réseaux sociaux, les agressions verbales pour un oui ou un non sont devenus la norme sur les plateaux. Les attaques sont toujours ad hominem, jamais sur les idées ou les projets. “Traîtres”, “vendus”, “corrompus”, “soulards”…Exprimez une opinion et s’abattent sur vous des centaines d’injures, jamais un échange d’arguments.
Quant à la justice, elle tarde à sanctionner ces agissements. Le cas le plus célèbre est celui de Omar Laabidi, 19 ans, mort noyé « Tu n’as qu’à apprendre à nager » lui aurait dit les policiers qui - après l’avoir pourchassé à la sortie d’un match de foot - l’ont regardé se noyer sans intervenir. Il a fallu plus de quatre ans à la justice pour condamner les douze policiers impliqués, qui ont comparu en état de liberté, à deux ans de prison. Deux autres policiers ont bénéficié d’un non-lieu.
Cette longue et pénible énumération vise à montrer combien notre société est aujourd’hui gangrénée par la violence. Dans une communauté, les violences reflètent l’angoisse ressentie par les individus quant à leur intégrité physique ou matérielle. Après 2011 la violence a pris toutes les formes possibles et imaginables. A de multiples occasions nous avons eu le sentiment que révolte et criminalité se sont par moment confondues. Parfois le malentendu était total, les martyrs des uns étaient des délinquants pour les autres. Certains se sont même autorisés à qualifier la révolution d’actes de banditisme.
Le fait est que la violence quelle que soit sa motivation alimente et perpétue la violence. L’aspect le plus pervers de ce phénomène est la justification des diverses formes de violences sous le prétexte fallacieux d’«autodéfense». Nous sommes en danger et donc tous les coups sont permis. L’autre est devenu, à priori, un danger et non un aidant. La police est violente alors je prends les devants. Les nantis sont « des corrompus » donc cela m’autorise à les agresser, pire si je ne suis pas satisfait des services à l’hôpital je casse tout et agresse les blouses blanches. L’affaiblissement de l’autorité publique est pour beaucoup de ces comportements.
Alors que la Tunisie fait face à plusieurs défis : chômage, inflation, sécheresse, pénuries, impasses sociales et politiques, la période semble propice à toutes les dérives. L’ascenseur social est en panne depuis plusieurs décennies. Pour la première fois depuis l’indépendance, les prochaines générations risquent d’être plus pauvres que celles qui les ont précédées. Autant cette colère des exclus est légitime autant la violence quelle qu’en soit la forme est le reflet de l’incapacité du politique à y répondre. Pire, certains l’attisent à des fins politiciennes.
Désormais on parle ouvertement du problème «Tunisie» dans les instances internationales.
Le rejet de la démocratie, la désertion du suffrage universel, l’interprétation pervertie des principes droits de l’Homme, un certain rejet de la modernité, la confusion entre laïcité athéisme, le dénigrement des autres civilisations et même des concitoyens occidentalisés traduisent à quel point une société qui s’estime trahie par son élite et en proie de ressentiment peut s’égarer sur des chemins dangereux. La tentation de restaurer l’ordre au nom des principes révolutionnaires est grande. La violence post-révolutionnaire a, à certains moments de l’histoire embrasé d’autres sociétés, la terreur en France entre 1793 et 1794, en Russie la terreur rouge de 1917 à 1924 ont fait des millions de morts.
En tant que simple citoyen sans aucune prétention ni pouvoir si ce n’est ma plume je pousse un cri d’alarme, cette situation est psychologiquement destructrice et moralement inacceptable. La violence est une atteinte aux droits humains que rien ne peut justifier. Personne ne doit vivre dans l’insécurité. Actuellement elle n’est pas suffisamment dénoncée par nos politiques. La non-violence est encore trop perçue comme une faiblesse alors que comme le dit Ghandi «La non-violence est la plus grande force que l'humanité ait à sa portée. Elle est plus puissante que l'arme la plus destructive inventée par l'ingéniosité de l'homme».
Espérons que, comme à son habitude, la tempérance de nos concitoyens, saura, sans trop de dégâts, faire traverser notre beau pays cette phase délicate de son histoire.
Mohamed Salah Ben Ammar
PS : Un grand merci à A.S pour la qualité de sa relecture de ce papier.