Lu pour vous - 31.05.2023

Un livre-événement: Le carnet de route de Chedly Ayari

Un livre-événement: Le carnet de route de Chedly Ayari

Il aura tout connu, ou presque. La pauvreté, ses dérivés et ses frustrations, la consécration ; universitaire, en tant que premier Tunisien agrégé en sciences économiques et premier Tunisien doyen de la faculté de Droit et des Sciences économiques de Tunis ; diplomatique, aux Nations unies à New York ; politique en tant que ministre à la tête de quatre grands départements; financière, en tant qu’administrateur à la Banque mondiale à Washington, et en créant la Banque arabe de développement économique en Afrique, puis en dirigeant la Banque centrale de Tunisie… Mais aussi des traversées du désert et des retours à l’Université.

Le parcours professionnel éclectique de Chedly Ayari est édifiant à plus d’un titre. Jamais il ne s’y était épanché auparavant, se contentant parfois, sollicité par les siens, de livrer quelques bribes, mentionner certains évènements, évoquer certaines figures marquantes. Pourtant, son récit était très attendu.

Il aurait eu 90 ans ce 23 août 2023…

Chedly Ayari, qui nous a quittés discrètement il y a deux ans, le 28 janvier 2021, en pleine pandémie de Covid, aura marqué sa génération. Universitaire, diplomate, ministre de Bourguiba et financier, il a été témoin et acteur pendant près de 60 ans de moments forts vécus en Tunisie et à l’étranger. A peine avait-il remis sa démission de ses fonctions de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, le 16 février 2018, qu’il retrouva avec bonheur son bureau-bibliothèque, chez lui, surplombant la baie de Tunis. De ces hauteurs, il contemplera la mer, réfléchira sur ce qui s’est passé et ce qui se passe, replongera dans ses lectures.

Longtemps, Chedly Ayari rechignera à rédiger ses mémoires. Par modestie. Par discrétion. Jusqu’au déclic. «En cet automne pandémique de l’année 2020, l’octogénaire que je suis aujourd’hui, écrira-t-il, est, une fois de plus, brutalement rappelé à l’ordre par les silences qu’il a observés jusqu’à présent, au grand dam des siens, et peut-être bien de certains de ses amis, sur sa vie, et plus encore sur son parcours professionnel, long de cinq décennies et demie.».

Assidu à la tâche, il se mettra à l’ouvrage, prenant de la hauteur, ne gardant que l’essentiel, ciselant son texte d’une plume raffinée, nourrie d’une pensée dense, enrichie d’une analyse pertinente. L’ouvrage était quasi finalisé, mais le destin ne lui laissea pas le temps de passer à une ultime relecture avant de lancer l’édition. Le titre qu’il avait choisi s’inscrit dans sa modestie naturelle : «Carnet de route d’un artisan de la Tunisie du XXe siècle». Un legs précieux à porter et à transmettre.

«Pour avoir été sa fidèle compagne pendant plus de soixante ans, il me revient naturellement le devoir d’honorer sa mémoire à sa juste valeur, lui qui a consacré toute sa vie à la construction et au développement d’une Tunisie indépendante», écrit en introduction son épouse Eliane Ayari. «De quelle(s) façon(s), allais-je pouvoir restituer ce devoir de mémoire, d’hommage et de reconnaissance», poursuit-elle. «Tout d’abord, en recueillant l’ensemble de ses écrits figurant sur son ordinateur, écrits que j’ai sensiblement étayés de photos—précieusement répertoriées—illustrant chacune des nombreuses étapes de son parcours. Ensuite, en ajoutant en annexe le Chapitre XII qu’il n’avait qu’effleurer, relatif à la tranche de vie au cours de laquelle il occupait exclusivement sa fonction d’universitaire, sa véritable profession, l’objectif de sa vie, et la plus enrichissante, intellectuellement parlant.» Soutenue par ses enfants, Mme Ayari fera aboutir le projet jusqu’à sa publication aux Éditions Leaders.

Y voir plus clair

Sur plus de 500 pages, Chedly Ayari revient sur son parcours pluriel. Mais, d’emblée, il prévient le lecteur qu’il ne s’agit ni de devoir de mémoire, ni d’essai historique, ni d’essai autobiographique, ni de témoignage. Mais, plutôt, d’un travail de mémoire «dans l’espoir de pouvoir y voir plus clair, écrira-t-il, dans ma pérégrination à travers les quatre moments qui ont rythmé mon parcours: le moment universitaire, le moment diplomatique, le moment politique, et le moment financier.»

Chedly Ayari nous décrit son enfance parmi une nombreuse fratrie (comptant jusqu’à 10 frères et sœurs) au sein d’une famille aux très modestes ressources venue s’établir au Kram. «Comme de nombreux autres Tunisiens, j’avais évidemment connu la pauvreté et ses dérivés, écrira-t-il. Suffisamment longtemps pour que ma mémoire demeurât à jamais empreinte des misères et des frustrations vécues, de ma naissance à l’âge adulte, aux côtés de mes nombreux frères et sœurs. A l’ombre de parents analphabètes, dont les ressources étaient réduites à la très maigre pitance que le père, simple garçon de café, et la mère, femme de ménage occasionnelle, avaient du mal à assurer à une famille nombreuse qui fut la mienne.»

Du droit à l’économie

Chedly Ayari comprendra rapidement que l’école sera le seul ascenseur social. Bravant toutes les difficultés, fort de la détermination de ses parents, réussissant ses études à Sadiki, puis à l’Institut des hautes études de Tunis, il décrochera en major de promotion sa licence de droit, qu’il complètera dans la foulée par un diplôme d’études supérieures en droit privé, obtenu à Paris. Mais, c’est l’économie qu’il choisira en post-licence, réussissant un doctorat ès sciences économiques, puis l’agrégation ès sciences économiques. Son rêve se réalise, il sera le premier universitaire tunisien à porter la même robe que ses professeurs français, une distinction à laquelle seuls les professeurs agrégés avaient droit. Une symbolique qui a beaucoup compté pour lui.

Son parcours sera pluriel, à rebondissements. Un premier âge d’or, lors de ses années américano-onusiennes, des âges d’argent et des âges de plomb. C’est ainsi qu’on le suivra lorsqu’il rejoindra le ministère des Affaires étrangères et sera affecté à la Mission de Tunisie auprès des Nations unies à New York, conduite par Mongi Slim. Une période exceptionnelle, exaltante où il se distinguera au sein de la Deuxième Commission, vivra de près des évènements majeurs et l’émergence d’une nouvelle génération d’institutions onusienne (Cnuced, Pnud, Onudi…).

On retrouvera Chedly Ayari administrateur à la Banque mondiale, et de retour à Tunis, doyen de la faculté, avant d’accéder au gouvernement. Successivement, il sera secrétaire d’Etat au Plan, ministre de l’Education nationale, ministre de la Jeunesse et des Sports, ministre de l’Economie nationale, et ministre du Plan. Chaque charge porte ses défis, ses contraintes et ses accomplissements, souvent difficiles à réussir.

Sans aucun plan préalable

Le récit est passionnant. La carrière politique ne manque pas, elle aussi, de révélations. Chedly Ayari décrit le fonctionnement du système, les défis à relever et les équipes à mobiliser. Il connaîtra une brève traversée du désert, sera nommé ambassadeur à Bruxelles, mais rappelé de justesse avant de présenter ses lettres de créance, pour réintégrer le gouvernement en avril 1972, en tant que ministre de l’Économie nationale, et retournera au ministère du Plan. Mais, voilà Chedly Ayari élu en 1975 président-directeur général de la toute naissante Banque arabe de développement économique en Afrique (Badea), installée à Khartoum. Il la dirigera pendant 10 ans, et en fera une grande institution financière régionale. Lorsqu’on décidera de scinder ses fonctions en deux, il préfèrera démissionner.

A son départ définitif de la Banque en avril 1988, il avait 54 ans… «Je n’avais aucun plan, écrira-t-il. De toutes les façons, les nouveaux maîtres de la Tunisie ne m’en proposaient aucun. Je les comprenais. Mais à moitié...»

Au cœur d’un grand projet à la Banque centrale

Avec bonheur, il retrouvera l’université. Jusqu’à son départ à la retraite. Il s’y plaira. En 2012, survint une grave crise entre le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, et le gouverneur de la Banque centrale, Mustapha Kamel Nabli. Au lieu de chercher une réconciliation, ou une voie de sortie, l’Assemblée nationale constituante (ANC) a été sollicitée pour un vote de défiance. La rupture était consommée et il fallait trouver rapidement un successeur.  Immédiatement, Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, avait songé à son ami de longue date, Chedly Ayari, se faisant fort de le convaincre d’accepter la charge. Commencera alors pour lui une lourde mission qui se prolongera pendant cinq ans et demi, en pleine tempêtes en tous genres… Il mettra cependant son mandat à profit pour conduire nombre de réformes et introduire plusieurs changements, comme il le détaillera dans son livre.

Le charisme en plus

Ces «pérégrinations» sont en fait riches d’enseignements. Chacune des étapes s’avère édifiante, instructive, agréable à découvrir. L’évocation des faits est croisée par l’analyse du contexte, le décryptage des enjeux, la mise en perspective des décisions prises.

Chedly Ayari nous introduit dans les coulisses du Palais de verre, siège de l’ONU à Manhattan, en pleine effervescence du début des années 1960, nous fait découvrir les mécanismes de la Banque mondiale, présente l’action en profondeur menée en tant que ministre, écrit la genèse de la Badea et décrit son déploiement, et détaille son plan pour la BCT. Ministre de Bourguiba, il aura vécu le démantèlement de la politique collectiviste conduite par Ahmed Ben Salah, la nouvelle orientation imprimée par Hédi Nouira, l’accord de Djerba avec la Libye, rattrapé de justesse, de grands accords conclus avec l’Algérie et autres moments forts.

Avec la pédagogie de l’universitaire, la précision du financier, le charisme de l’homme d’Etat et la plume d’un fin lettré, Chedly Ayari, en grand acteur et témoin, nous livre un éclairage exceptionnel.

Un album de plus de 130 photos et documents qui viennent illustrer un récit passionnant.

Carnet de route d’un artisan de la Tunisie du XXe siècle
De Chedly Ayari
Éditions Leaders, 2023, 560 pages, 55 D
Disponible en librairie
et sur www.leadersbooks.com.tn

Bonnes feuilles

Un demi-siècle au service de la République

En cet automne pandémique de l’année 2020, l’octogénaire que je suis aujourd’hui est, une fois de plus, brutalement rappelé à l’ordre par les silences qu’il a observés jusqu’à présent, au grand dam des siens, et peut-être bien de certains de ses amis, sur sa vie, et plus encore, sur son parcours professionnel, long de quelque cinq décennies et demie.

De tous ces silences, se profile avec une insistance particulière celui de l’absence d’une écriture sur toutes ces longues années qui s’étalent entre les premiers temps de l’enfance et l’aube de la pleine séniorité et qui me rapprochent, chaque jour un peu plus, du terme d’une vie, qui aura été, tout compte fait, suffisamment longue.

Un retour sur images, en somme, où la mémoire de toutes ces années serait, enfin, revisitée.

Cependant, le retour sur images, objet de cet essai, n’est pas la narration d’une vie – en l’occurrence la mienne– du berceau à l’âge “senior”, qui est le mien aujourd’hui. J’ai choisi de ne pas me livrer dans cet ouvrage à un exercice autobiographique, comme l’ont fait certains de mes aînés, contemporains et non contemporains, pionniers ou acteurs, peu ou prou, de l’édification du premier Etat national tunisien indépendant. Non pas seulement en raison de mon aversion de me voir verser, à mon tour, dans l’insupportable nombrilisme ou les règlements de comptes qui marquent nombre de récits autobiographiques. Plus prosaïque encore, dirons-nous, je n’en avais ni le savoir-faire, ni le désir. Comme j’ai choisi de ne pas accabler ceux qui voudront bien me lire par une profusion de chiffres, de citations et d’archives historiques, si abondantes, par ailleurs, dans la littérature rétrospective sur la Tunisie indépendante pré-républicaine (mars 1956-juillet 1957), puis républicaine-bourguibienne (juillet 1957 - 7 novembre 1987), puis républicaine post-bourguibienne (7 novembre 1987- 14 janvier 2011), puis républicaine révolutionnaire.

Ni devoir de mémoire. Ni essai historique. Ni essai autobiographique. Ni témoignage. Non seulement, parce que je n’excelle dans aucun de ces genres littéraires ; mais aussi parce que j’ai choisi de faire autrement que nombre de mes contemporains, aujourd’hui partis ou encore en vie. Principalement, ceux-là qui ont écrit sur ce premier temps républicain de la Tunisie indépendante : le temps bourguibien ; accessoirement, sur la “démocrature” tunisienne, l’Ere du Changement qui lui a succédé (1987-2011) ; voire sur les années de braise de la transition de la Tunisie dite post-révolutionnaire vers son deuxième temps républicain depuis 2011.

Mémorialistes, historiens, biographes, autobiographes ou témoins, tous ont fait œuvre utile. J’ai choisi de ne compter ni parmi les uns, ni parmi les autres. J’ai choisi le travail de mémoire.

Travail de mémoire, dis-je ? Oui. Je le dois sûrement à moi-même. Je le dois ensuite aux miens, notamment aux plus proches d’entre eux, mon épouse, mes enfants et petits-enfants, auxquels je n’ai raconté mon histoire qu’à travers des albums photo muets. Je le dois, enfin, peut-être, à un public, proche et lointain, connu ou inconnu – mais que je crois peu nombreux– peut-être passablement curieux de savoir des choses. Sur le passé d’une des survivances –de plus en plus rares– de la première génération des bâtisseurs du nouvel Etat national tunisien, compagnon de route modeste des grands bâtisseurs de la saga de la Tunisie indépendante, longue de quelque soixante années que j’ai eu l’honneur et le privilège de servir, à domicile et à l’étranger, le plus souvent à des postes décisionnels, politiques, économiques et financiers.

Il faudrait entreprendre, au soir d’une traversée, qui fut contemporaine de la naissance, puis de l’adolescence, puis de la magnificence, puis de la décadence du premier temps républicain néo-patrimonial tunisien, bourguibien/post-bourguibien ; contemporaine aussi de ce second temps républicain démocratique post-révolutionnaire tunisien, encore mineur et dont la crise d’adolescence semble s’être affranchie de la contrainte du temps, une sorte d’entrée à reculons dans une fausse post- modernité tunisienne , qui n’aura jamais cessé de clamer et de réclamer son caractère “exceptionnel”- la fameuse “exception tunisienne”, y compris celui de se vouloir une post-modernité orpheline de toute modernité passée.

Ceci, dans l’espoir de pouvoir y voir plus clair dans ma pérégrination à travers les quatre moments qui ont rythmé mon parcours : le moment universitaire, le moment diplomatique, le moment politique et le moment financier. Y voir plus clair dans le comment et le pourquoi de ce que j’ai accompli, et de ce que je n’ai pas accompli ; de ce que j’ai réussi et de ce que je n’ai pas réussi.

J’avais fini par m’y atteler. Tardivement, ou juste à temps. Je ne le sais. Sous réserve qu’on me reconnaisse, à moi aussi, le droit à l’oubli, qu’autorise tout travail de mémoire, pour parler comme Paul Ricoeur (1913-2005 ; philosophe français).