«Le Temps qui passe» de Sonia Chamkhi: Un film documentaire et une œuvre d’art
Par Arselène Ben Farhat - La cinéaste, la scénariste, l’écrivaine et l’universitaire Sonia Chamkhi consacre son dernier documentaire «Le Temps qui passe» à la naissance et à l’évolution d’une relation amoureuse qui s’achève, comme dans toutes les fictions sentimentales, par un engagement et une fidélité absolue. Pourtant, les héros ne sont pas des êtres de fiction mais le grand acteur tunisien Ahmed Snoussi, décédé le 20 novembre 2015 et l’actrice d’origine grecque Hélène Catzaras. Leur rencontre a eu lieu dans le cadre des pièces de théâtre de Molière, de Sophocle, de Shakespeare, etc. où ils étaient les héros et depuis ils n’ont été séparés que par la mort.
Un magnifique hommage de Sonia Chamkhi qui utilise le cinéma comme moyen de surmonter la mort et de donner vie à ceux qui ont sacrifié leur vie pour le cinéma. La belle voix amoureuse et poétique d’Hélène Catzaras, la campagne de l’artiste contamine, pendant toute la durée du documentaire, toutes les composantes du film et donne à la succession d’images, aux décors et aux scènes une dimension émouvante qui bouleverse les spectateurs projetés au cœur d’une belle histoire d’amour. Ahmed Snoussi aurait certainement pleuré de joie en regardant ce film documentaire, en se voyant jouer le rôle authentique d’Ahmed Snoussi l’homme, l’amoureux, le père, le mari fidèle et en découvrant l’univers intime de son épouse Hélène Catzaras, de sa passion amoureuse, de ses sacrifices, de sa souffrance et de sa lutte afin d’assurer une réussite permanente de son mari même après son départ.
Le documentaire dont la durée est 16 minutes a capté les diverses facettes du portrait de deux acteurs qui ont tout fait pour sauvegarder leur vie intime. Cependant, la mort prématurée de l’époux a conduit Hélène Catzaras à accepter de briser ce silence et à dévoiler la face cachée d’un grand acteur, d’un homme tendre, sensible et d’un grand défenseur des droits de l’homme, de la liberté et de l’égalité.
Sonia Chamkhi exprime ainsi l’admiration qu’elle éprouve envers ses ainés, les pionniers du cinéma tunisiens parmi lesquels on trouve Hélène et Ahmed. C’est pourquoi elle n’hésite pas à injecter dans son documentaire des séquences de films où ils s’érigent non seulement en brillants acteurs mais également en héros mythiques. Nous citerons, à titre d’exemple, l’une des scènes les plus émouvantes du «Temps qui passe» quand Hélène Catzaras s’est levée, s’est approché du grand écran où est projeté l’un des films d’Ahmed Snoussi et a tenté de le toucher, elle découvre qu’il n’est qu’un double de son double, un être insaisissable. Pourtant, elle s’obstine et essaie encore et encore de saisir cet être si proche et si lointain, si présent et si absent. La caméra de Sonia Chamkhi capte les traits du visage de Catzaras, ses yeux brillants, ses mains tremblantes et ses mouvements incontrôlables. Comme par miracle, Hélène n’est plus un être vivant, ni une actrice chargée d’un rôle, elle s’est métamorphosée devant nous en une héroïne, un être de fiction alors que Ahmed Snoussi s’est transformé en un être vivant.
L’image de ce «magnifique couple» paraît d’une grande fulgurance et provoque chez les spectateurs une intense émotion, car Hélène Catzaras cherche à devenir une femme-spectre pour rejoindre l’être aimée et Ahmed Snoussi n’apparait pas comme un être décédé. Sonia Chamkhi lui a donné vie et vitalité grâce aux séquences de films enchâssées où il est l’objet et le sujet des aventures mises en scène et où on entend ses éclats de rire, ses coups de colère et où on le voit lutter, aimer et vivre. Comment peut-on mourir quand on est le héros d’un film?
Sonia Chamkhi cherche donc constamment à franchir les frontières entre la vie et la mort. Les deux zones stratégiques du «Temps qui passe», son ouverture et sa clôture actualisent une telle fusion d’Eros et de Thanatos. Ces deux lieux surdéterminés et sur modalisées se répondent et se reflètent selon un principe d’unification thématique et poétique. En effet, ces séquences initiale et finale se déroulent dans un cimetière où repose Ahmed Snoussi. Mais, au lieu de connoter la mort, elles traduisent la vie à travers la verdure, les arbres et les espaces ouverts.
Sonia Chamkhi va encore plus loin. Elle intègre, dans « le Temps qui passe », tous les paysages qu’affectionnaient Snoussi et Catzaras en les transformant en de véritables toiles de peinture grâce à son œil et à son imaginaire de cinéaste sensible ainsi que grâce à sa puissante capacité à saisir les vibrations lumineuses, à capter la fugacité des impressions et à absorber le monde afin de recréer l’univers poétique des deux acteurs.
La caméra de Sonia Chamkhi apparait comme un moyen de navigation et d’évasion. Elle cible d’une part des plans rapprochés capturant les divers types de fleurs et d’arbres et saisissant les émotions de Catzaras dans ses rapports avec le monde. Elle capte d’autre part des plans larges des grands espaces, des étendues illimitées et des horizons lointains.
En fait, l’espace de prédilection de Sonia Chamkhi dans «le Temps qui passe» est le revers des documentaires classiques. Il correspond essentiellement au plein air, à la lumière, au jeu des couleurs et aux impressions fugitives. Tous les spectateurs de ce magnifique film qui n’est plus uniquement documentaire éprouvent un plaisir à s’aventurer dans un tel univers magique, à errer et à contempler pendant de longs moments les paysages en éprouvant le désir de s’identifier aux différents éléments de la nature.
En somme, le documentaire se métamorphose progressivement, chez Sonia Chamkhi, en une véritable œuvre d’art passionnante qui nous fait rêver et qui nous fait vivre, à travers "le temps qui passe", un temps intemporel grâce à des acteurs qui ne meurent jamais.
Arselène Ben Farhat