Octave Gelinier (1906-2004), le pionnier du management en France*: «Il ne faut pas copier purement et simplement les modèles occidentaux»
Par Aïssa Baccouche - Cinq heures durant, M. Octave Gélinier, directeur général de la CEGOS et théoricien du management a tenté – et réussi – à communiquer aux quarante PDG tunisiens rassemblés dans la salle «MAGHREB» de l’Africa, une telle somme de connaissances pratiques en matière de gestion des entreprises qui, d’ordinaire, aurait nécessité la tenue d’un séminaire de longue durée. C’est qu’en plus de ses qualités professionnelles, M. Gélnier manie parfaitement l’art ou la science de la pédagogie. Ainsi a-t-il su, en deux exposés distincts «stratégies novatrices et gestion rigoureuse» et «structure dynamique et hommes motivés» mais liés tous deux par ce fil conducteur «les facteurs d’efficacité de la direction d’une entreprise», esquisser devant un auditoire aussi exigeant, un profil succinct mais combien significatif de l’entreprise moderne d’aujourd’hui. «Il faut rendre hommage à cet auditoire, nous a-t-il déclaré, qui, par ses interventions et par la chaleur communicative qui s’est instaurée dans la salle, m’a aidé dans cette tâche. Je tiens du reste à souligner combien j’ai été sensible à cette amitié fraternelle que j’ai ressentie ici et qui prouve, s’il en est besoin, que «le courant a passé». Homme de science (diplômé de l’Ecole des Mines) entrepreneur (PDG d’une importante société de Services, écrivain (auteur de plusieurs ouvrages sur le management), M. Gélinier est aussi et surtout un philosophe. Ce terme peut choquer ou à tout le moins semble paradoxal. Pourtant qu’est-ce qu’un philosophe sinon comme l’a défini Jean François Marmontel (1723-1792) «celui qui démontre ce qu’il peut, croit ce qu’il lui est démontré, rejette ce qui y répugne et suspend son jugement sur tout le reste».
En ne prétendant nullement détenir la vérité (il y a à prendre et à laisser dans mon exposé, a-t-il tout de suite averti l’assistance), en raisonnant sur les problèmes de notre temps, en réfutant toutes les hypothèses grotesques et non fondées, M. Gélinier ne s’identifie-t-il pas à cette admirable définition? Mais derrière tout cela, il y l’homme à la fois simple et vif, la réplique directe, le langage toujours coloré, bref un homme chez qui la gloire n’a entamé ni la modestie ni le désir ardent de communiquer avec autrui.
Aussi, il n’est pas étonnant qu’il acceptât volontiers de participer pendant près de deux heures à l’entretien qui suit:
Au cours de votre conférence vous avez parlé davantage de la stratégie de l’entreprise que du rôle du PDG?
Oui, j’ai beaucoup plus parlé des fonctions à remplir par la direction d’une entreprise. Car dès qu’on aborde l’aménagement personnel des taches du PDG, on rencontre une telle variété de tempéraments qu’il n’est pas toujours aisé d’indiquer quel est le rôle type pour ce personnage.
J’ai voulu surtout aborder et expliciter la notion du défi stratégique. J’ai été du reste assez frappé que mon exposé sur le développement des créneaux stratégiques ait surpris. Cela montre à mon avis que c’était utile.
Vous savez, à notre époque, la première condition de la réussite pour une entreprise c’est d’avoir choisi un positionnement stratégique c'est-à-dire e fait qu'elle se place toujours sur le terrain où elle est la plus forte ou but au moins là où elle dispose d'un certain nombre de points forts. C'est qu'on doit apprendre aux jeunes qui veulent se lancer dans cette grande aventure, celle de l’entrepreneur.
Qu'est-ce que l’entrepreneur?
Celui qui est alerte à discerner et à exploiter l’opportunité, qui a le goût et la force d'assumer le risque. La «démarche entrepreneuriale» cela consiste à prendre de risques. C'est également et surtout celui qui innove. Soit qu'il crée l'entreprise sur des bases novatrices soit qu'il la recrée avec un esprit et un élan nouveaux.
C'est un peu le portrait qu'en a fait l’économiste autrichien Schumpeter (1883-1950)
Mais je suis Schumpetérien. L'un des drames de l'entreprise aujourd'hui est que l'enseignement de l'économie n'est pas assez schumpetérien. Les modèles mathématiques présentés aux étudiants en sciences économiques représentent tout sauf l'essentiel - le goût de l'entreprise, de l'innovation. Si bien que ceux-ci n'arrivent pas à comprendre l'entreprise, l’effort entreprenial. D'où une démotivation des candidats entrepreneurs. Ce sont alors des gens peu formés (notamment dans le secteur du bâtiment) alors que les élèves des grandes écoles cherchent une place stable et paisible dans les corps supérieurs de l'administration.
Vous faites, en somme, la critique de la théorie économique
Parfaitement. La théorie économique actuelle n’intègre par l'innovation qui pourtant constitue la seule justification principale du profit. De ce fait l’économie dite libérale arrive sur le plan théorique à la même conséquence que l'économie dite marxiste à savoir étouffer où à tout le moins ignorer l’esprit d'entreprise.
Il est satisfaisant en revanche, de constater qu'une société socialiste comme la Tunisie fasse une place aussi importante à un tel esprit.
Parlons, si vous voulez bien, de votre préoccupation professionnelle: le management. D'abord s'agit-il d'une science?
C'est une science mais c'est surtout une pratique. C'est une science qui met en jeu toutes les autres sciences. D'ailleurs les outils du management sont de plus en plus développés et formalisés (analyse mathématique, utilisation de l’informatique, recours à la sociologie et à la psychologie).
Mais c'est beaucoup plus une pratique qui consiste pour l'entreprise à s'adapter aux conditions nouvelles pour dégager un surplus en milieu concurrentiel. Plus que l'aspect scientifique ce sont les procédures et les critères de décisions qui l'emportent. C'est cela le management: une attitude résolument adaptatrice puisqu'elle remet en cause la gestion d'antan. Vous savez, les apôtres du management étaient les contestataires de l’époque. Les vrais entrepreneurs aujourd'hui sont des réformateurs et des contestataires. De ce fait, leur pouvoir sur les mœurs, sur la société est désormais beaucoup plus important que celui des hommes politiques.
Le management, tel que vous venez de le définir, a pris ses racines aux Etats-Unis puis au Japon. Mais ce n'est que plus tard que l'Europe et particulièrement la France l'a en quelque sorte adopté...
Oui, l'introduction du management en France est liée à la création récente d'écoles spécialisées en la matière. Mais elle est liée beaucoup plus à l’ouverture des frontières et à la réalisation du Marché Commun La concurrence qui avait des partenaires allemands, italiens etc. a mis les industriels français devant l’alternative suivante: gérer mieux ou disparaître. La concurrence internationale a incité les entrepreneurs français à surmonter leur inertie et à rechercher les nouvelles voies de salut.
Les techniques du management sont -elles universelles ou bien doivent elles s'adapter au contexte socio - culturel de chaque pays?
Ecoutez, j'ai été frappé par le cas japonais. Jusque-là on avait du moins discerné dans le modèle américain du management ce qui était vérité universelle et ce qui était folklore texan. Le modèle japonais a montré qu'il y avait un certain folklore dans le modèle précédent (la mobilité excessive de la main d'œuvre, la religion du profit poussée jusque dans le comportement des gens etc...) On a vu le contraire au Japon.
Mais ce qu'il y a de commun c'est cet impératif de dépassement provoqué par le désir d'expansion et par la bonne conscience des dirigeants des entreprises. Chaque pays éprouve le besoin d'avoir des dirigeants de cette trempe.
Vous savez ce que je trouve de bien en Tunisie, c'est qu'on y encourage l'œuvre entrepreneuriale.
Maintenant pour revenir à votre question, je pense effectivement que le style de management doit s'adapter aux valeurs nationales. Ce serait une attitude anti-scientifique que de prétendre le contraire. Déjà, le style de direction varie d'une entreprise à l’autre. Alors, a fortiori, d'un pays à l'autre. Nous avons constaté par exemple que les structures les plus efficaces ne sont pas les mêmes aux Etats-Unis qu'en France. C’est ainsi que les structures cloisonnées ne sont pas acceptées chez nous.
Certains collègues ont observé qu'en Afrique Noire on obtenait d'excellents résultats en organisant les commerçants en petites cellules à structures familiales.
Le dynamisme du groupe de base est d'ailleurs éprouvé en Asie et particulièrement au Japon et en Chine.
Par conséquent, il ne faut pas chercher à copier purement et simplement les modèles occidentaux, notamment en matière de structures
Au reste, c'est un des rôles du leadership national que de promouvoir des formules, des styles qui incluent un dosage suffisant de valeurs de base du management et un certain nombre de valeurs spécifiquement locales.
Aïssa Baccouche
* Paru il y a cinquante ans dans le journal «La Presse de Tunisie»