Tunisie-Banque Mondiale: Entre méfiance et défiance!
Par Dr Olfa Berrich - Après avoir gelé unilatéralement les négociations avec la Tunisie en mars dernier, revoilà la Banque mondiale annoncer en juin un Plan quinquennal de partenariat avec la Tunisie [Cadre de Partenariat-Pays (CPF)]. La Banque Mondiale (BM) n’est pas à sa première bourde avec la Tunisie. cette relation en dents de scie a érodé gravement la confiance des Tunisiens envers la BM. Le dernier sondage WVS nous apprend que seulement un Tunisien sur dix accorde une totale confiance à la BM. Décryptage…
En gelant les négociations avec la Tunisie de Kais Saeid en mars dernier, la BM a explicité sa méfiance à l’égard de la Tunisie et de son président. Prétextant que les propos du président envers l’émigration subsaharienne étaient racistes et suffisamment dangereux pour sanctionner la Tunisie, la BM a brandi la suspension de son aide avant de revenir sur sa décision trois mois plus tard, justement pour intégrer la question migratoire comme conditionnalité axiomatique de son aide à venir pour la Tunisie.
La BM alterne le chaud et le froid, à l’égard d’une Tunisie affaiblie, mal notée par les agences de rating et à deux doigts de la faillite.
Méfiance envers la Banque Mondiale
Un constat frappant : les Tunisiens ne font plus confiance en la BM. Un sondage international, réalisé en 2021-2022, auprès de 1209 répondants représentatifs de la population tunisienne confirme ce constat.
Ce sondage financé par une Fondation américaine spécialiste dans les sondages (World Value Survey) mesure, dans une de ses questions le niveau de confiance accordée par les Tunisiens et Tunisiennes à la BM. Les micro-données du sondage sont accessibles entièrement sur le site de WVS.
Sur les 1209 répondants, on apprend que 87% affirment qu’ils ne font pas suffisamment confiance en la BM. Et uniquement 12% des répondants déclarent faire confiance en la BM. La Tunisie arrive quasiment au premier rang des pays arabes au titre de la méfiance exprimée envers la BM.
Même au Liban qui a fait cessation de paiement et a vu son système bancaire s’effondrer, le niveau de confiance envers la BM est en moyenne meilleur que celui observé en Tunisie.
Ce même sondage a été administré auprès de 1115 Libanais et Libanaises indiquent que 81% des Libanais-se-s ne font pas confiance en la BM (87% en Tunisie) et 18% déclarent faire totalement confiance envers la BM (12% en Tunisie).
Pourtant la Tunisie et le Liban font face ensemble à des problèmes de mal-gouvernance budgétaires et monétaires. Et pour les deux pays, l’aide des institutions de Bretton Woods (BM et FMI) est cruciale.
La même question a été posée aux Marocains. Et les données marocaines sont encore moins préoccupantes que celles observées en Tunisie. On apprend que 70% des Marocains-ne-s ne font pas confiance à la BM, contre 30% qui font totalement confiance en la BM (12% en Tunisie).
Petite histoire de l’inconfiance envers la BM
Les historiens et les économistes spécialisés dans les questions de l’aide au développement se rappellent comment, durant les années 1960, la BM a financé en grande pompe et avec les gros moyens l’expérience socialisante en Tunisie, sous la gestion du ministre Ahmed ben Salah.
La Banque mondiale alors dirigée par Mc Namara (l'ancien Secrétaire à la défense américain) a prêté des centaines de millions de dollars à la Tunisie (avec des taux variables en 8 et 9%, pour encourager la «collectivisation» des terres et les entreprises pour initier un modèle quasi-communiste, et accélérer ensuite son effondrement, pour à l’évidence vacciner les pays arabes et les pays nouvellement indépendants contre toute velléité socialiste ou communiste.
La facture a été lourde pour la Tunisie, la BM a prêté de grosses sommes pour quasiment financer une expérimentation grandeur nature et dont l’échec était annoncé d’avance. Une mésaventure qui a endetté la Tunisie et frustré les Tunisiens qui pourtant savaient que le modèle financé par la BM pour la collectivisation de l’économie tunisienne était irréaliste et irréalisable.
Le ministre Ben Salah a été destitué et jugé pour trahison par la justice de Bourguiba en 1969-1970. Lors de son procès, Ben Salah a dévoilé les complicités des experts de la Banque mondiale, dans cette expérience qui a couté très cher à la Tunisie. Dans ce même procès, les juges tunisiens ont explicitement condamné la BM par association (a Ben Salah) et la presse internationale a couvert ce procès retentissant qui a prouvé la responsabilité directe de la Banque mondiale dans l’effondrement de l’économie tunisienne en 1968-70. La facture de la dette BM a pesé lourd sur le budget de l’État tunisien.
Un résumé de ce procès historique a été résumé dans l’article d’un journal américain Barron’s National Business and Financial Weekly (1970, p1) (ci-joint).
Les Tunisiens n’ont pas oublié cette «trahison» de la Banque mondiale à la Tunisie.
Depuis, plusieurs autres scandales de corruption ont émaillé les actions et les experts de la BM.
On peut citer le scandale du programme «Pétrole contre nourriture», imposé à l’Irak de Saddam Hussein (perçu comme héros par les Tunisiens), ou encore le scandale de la manipulation des statistiques du classement international connu sous le label de Doing Business index, qui classe les pays du monde entier en fonction de la facilité d’y faire des affaires. Dans ses rapports annuels (de 2018 à 2022), la Chine, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Azerbaïdjan auraient payé des pots-de-vin aux experts de la BM pour surclasser leur rang et attiré plus d’investissement. En une année, 2020, la Chine était passée de la 78e à la 31e place; les Émirats arabes unis, de la 21e à la 16e place…
Évaluer et apprendre de l’histoire
Le 15 juin 2023, la BM a annoncé un cadre de partenariat quinquennal avec la Tunisie (2023-2027). Le programme annonce des intentions vagues portant sur la promotion d’une relance économique inclusive, la création des emplois de qualité et une plus grande résilience aux changements climatiques. Aucun objectif quantitatif et aucun indicateur mesurable n’est annoncé. On ne pourra pas suivre les progrès et l’imputabilité sur les prêts promis qui pourraient se frôler les 2 milliards de $ sur cinq ans.
Mais, dans ce même cadre de partenariat la Banque mondiale insiste sur l’importance des enjeux migratoires et l’impératif de voir la Tunisie verrouiller ses frontières maritimes pour empêcher les flux migratoires qui se dirigent clandestinement vers l’Europe via l’Italie.
«La banque mondiale entretient une collaboration solide et de longues dates avec la Tunisie» souligne Ferid Belhaj, vice-président de la banque mondiale pour le Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Cette gesticulation risque de ne pas trouver preneur dans l’opinion publique qui est de facto méfiante de ces promesses qui ne font qu’endetter les générations futures, sans créer les résultats promis.
La BM n’a pas fait d’évaluation préalable de ses actions passées en Tunisie. Pour une dizaine de Cadres de partenariat avec la Tunisie, aucun n’a été évalué de façon neutre, objective et transparente.
Les Tunisiens et les Tunisiennes aimeraient voir ces évaluations et constater de leurs propres yeux où sont partis les milliards de dollars prêtés à la Tunisie par la Banque mondiale, durant la dernière décennie… Quels sont les résultats obtenus en matière d’emplois, de croissance et de bien-être?
C’est important de faire le point avant d’aller plus loin! C’est important de restaurer la confiance et tourner la page à ces hauts et bas qui caractérisent les humeurs et les liens tumultueux qui associent la Tunisie, à la Banque mondiale!
Dr Olfa Berrich
Universitaire au Canada