Riadh Zghal: A quand une vraie politique de développement des régions intérieures du pays?
Les régions loin de la zone côtière sont pénalisées par plus d’un dysfonctionnement: un solde migratoire négatif, d’où une déperdition du précieux capital humain, un manque de connexion au reste du pays (infrastructure routière, sanitaire, culturelle, touristique, de formation et de loisir, transports collectifs routiers, ferroviaires, aériens…), faible taux d’activité entrepreneuriale formelle, activités agricoles et artisanales peu rémunératrices sans maîtrise de la chaîne de valeur de l’activité. Tout cela constitue une conjugaison de facteurs générant une absence d’attractivité de ces régions pour les investisseurs potentiels, une pauvreté endémique affectant un large pan de la société. Ce sont des catégories sociales qui, pour survivre, se réfugient dans l’exode rural, l’émigration et l’économie informelle…
Beaucoup de ces dysfonctionnements auraient été résorbés, ou sur une pente de résorption, si on avait adopté la proposition développée dans le Livre blanc publié par le ministère du Développement en 2012. Elle consiste en un découpage horizontal du pays au lieu du découpage actuel vertical séparant les gouvernorats des régions côtières de celles de l’intérieur du pays. Cela formerait des régions s’étalant d’Est en Ouest où les gouvernorats les plus développés joueraient le rôle de locomotive d’un développement régional intégré. Ce serait l’occasion de découvrir/renforcer des complémentarités entre ces gouvernorats voisins. Ce serait aussi l’occasion de découvrir de nouvelles opportunités de valoriser les ressources disponibles dans les régions intérieures et d’investissements. Ce seraient des investissements dans des activités complémentaires dont la maîtrise de la chaîne de valeur des activités agricoles ou artisanales tels, par exemple, le traitement industriel de la laine (lavage, teinture, filature) dans une région agricole où domine l’élevage des ovins et le tissage du tapis. L’association des gouvernorats de Sfax-Sidi Bouzid-Kasserine, par exemple, pour former un seul district, offrirait la base d’une solidarité, d’une association pour élaborer une vision de développement commune qui tire profit des opportunités matérielles, naturelles et humaines disponibles dans le vaste territoire qui constituera un district. Ainsi, l’’alliance entre gouvernorats voisins pourrait pousser les externalités positives des différentes activités à se répandre est-ouest et vice-versa. Qu’il s’agisse d’activités économiques, culturelles ou éducatives, le sens de l’intérêt commun qui se développerait grâce à cette alliance favoriserait le partage, la recherche collective de solutions et donc l’innovation.
Déjà en 2001, j’avais suggéré dans un article publié dans le quotidien La Presse une stratégie de développement régional exploitant l’avance des régions entrepreneuriales pour la dynamisation économique de celles qui le sont moins. Mais jusqu’à aujourd’hui encore, une telle stratégie n’a pas trouvé d’audience auprès des décideurs politiques et administratifs. Les raisons à cela peuvent tenir des craintes de heurter des attitudes régionalistes et une sorte de «nationalisme de gouvernorat» ancré dans les esprits et, peut-être aussi, des doutes quant à la capacité d’une telle stratégie à impulser une dynamique de création dans les gouvernorats peu entrepreneuriaux.
Si la Tunisie côtière présente un niveau de développement supérieur à celui des régions de l’ouest du pays, il ne s’agit pas de bloquer les premières dans leur élan, ni d’étouffer l’esprit entrepreneurial – forgé à travers l’histoire- mais plutôt de le transformer en force motrice accélérant le processus de développement des régions avoisinantes. Les régions côtières économiquement plus avancées trouveront dans l’association entre gouvernorats de nouvelles ressources de création de richesse liées à la formation d’un vaste pôle de développement. L’investissement et l’offre d’emploi feront tache d’huile si une telle dynamique est méthodiquement impulsée et accélérée. L’accélération de cette dynamique passe par le développement des voies de communication et des moyens de transport inter-régionaux.
Les bienfaits de l’association entre gouvernorats que sépare un important écart de l’indice de développement en vue de former une entité institutionnelle unique ne pourraient se réaliser sans une bonne gouvernance. Cette dernière implique participation, délibérations conduisant à un consensus, engagement de tous les intervenants à appliquer les décisions prises en commun, et redevabilité des acteurs. C’est une opération complexe qui nécessite la participation des nombreux acteurs institutionnels, associatifs, et économiques. Telle est la condition pour construire un sens de l’intérêt commun, cerner les besoins prioritaires locaux, identifier les conflictualités actuelles et celles susceptibles d’émerger dans l’avenir. Car dans toute activité, il y a échange, partage, et s’il y a reconnaissance des intérêts mutuels, cela aboutit à la formation d’un certain ordre permettant l’avancement dans l’action. Comme l’avait écrit Commons, «L’unité ultime de l’activité… doit renfermer les trois principes de conflit, mutualité et ordre. Cette unité est une transaction»(*).
La bonne gouvernance rompt avec les pratiques de gouvernement autoritaire, hiérarchique et bureaucratique. Elle s’appuie sur une écoute de la base de la pyramide sociale habilitée à exprimer librement ses besoins. Les interactions entre les représentants des institutions administratives et des organisations économiques et citoyennes, dont les intérêts sont à l’origine conflictuels ou du moins divergents. En revanche, si les différents acteurs sont animés par le sens du commun, ils œuvrent à trouver des compromis, des arrangements acceptables pour tous. Cela exige du temps pour arriver à un consensus. Ce temps est largement récupéré, car l’extériorisation des divergences et leur aboutissement à des accommodements permettent d’économiser sur les menaces de conflits susceptibles de bloquer la réalisation des objectifs collectivement élaborés.
La bonne gouvernance crée un espace d’apprentissage des pratiques démocratiques et de développement du sens de la citoyenneté. En tant que telle, elle ne peut être mise en pratique sans une décentralisation effective qui réside dans un partage des pouvoirs de décision entre les différents niveaux de gestion des affaires publiques que sont le gouvernement, le district et le gouvernorat. Si l’on retient que les interactions et les échanges doivent aboutir à un ordre nécessaire à l’action, il faudra définir un cadre commun et une orientation partagée par tous les acteurs. A cet égard, seule l’existence d’une stratégie nationale de développement peut assurer une harmonie de toutes les initiatives destinées à poursuivre des objectifs de développement inclusif et durable. On saisit ainsi combien la bonne gouvernance est exigeante en compétences et en méthode. Mais son exercice crée un espace de développement des compétences nourries par les débats, le partage des informations, les débats qui approfondissent l’appréhension des problématiques et conduisent vers des compromis consentis par les participants aux intérêts originellement divergents. L’exercice de l’intelligence collective est une autre ressource mise à profit par une bonne gouvernance bien conduite.
Les problèmes complexes nécessitent des solutions complexes et le développement régional en est un. Le développement économique et humain durable des zones désavantagées s’accélère par la bonne gouvernance décentralisée, la mobilisation de toutes les ressources, le partage des pouvoirs et, en conséquence, des responsabilités et de la soumission aux règles de la redevabilité sociale et politique.
Riadh Zghal
(*) J. R. Commons (1932) ‘The problem of correlating law, economics, and ethics’ Wisconsin Law Review N° 8