Abdelaziz Kacem: Entre l’indicible et l’imprononçable(*)
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Ici, à Leptis, sur ce rivage évocateur où jadis Hannibal et Jules César avaient accosté, nous sommes invités à un festin de sons et de sens. Et si réelle que soit l’anorexie des intellects et des cœurs, en ces temps sans charisme, les mots nous sont toujours à la bouche. Pour ma part, c’était, il y a une quinzaine d’années, à Liège, en Belgique. Du 4 au 7 octobre 2007, au bord de la Meuse, la XXVe Biennale internationale de poésie, l’eau à la bouche, pour ainsi dire, débattait, non sans délectation, sur la poésie en tant que «fruit défendu». Un journaliste belge m’interrogeait sur la condition poétique dans nos contrées. Je lui fis une réponse lapidaire: le poète arabe est de tout temps pris entre le marteau de l’imprononçable et l’enclume de l’indicible.
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Par indicible, j’entendais, de toute évidence, l’azur mallarméen, l’irreprésentable, l’informulable. Goethe, une semaine avant sa mort, en concluait : «Le langage n’est pas apte à tout». L’imprononçable procède d’une tout autre sémantique. C’est l’atteignable interdit, c’est le fruit défendu. Au moment précis où je formulais ma réponse, l’imprononçable, dans mon esprit, faisait référence aux proscriptions imposées à la création littéraire et artistique, hors ses lois propres. Je tenais, je tiens toujours, pour mafieux, tout système s’autorisant, en matière d’esprit, à établir, à sa guise, la démarcation entre le licite et l’illicite. La pensée et ses moyens d’expression sont supérieurs à toute réglementation d’ordre politique ou idéologique.
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J’aime les mots, j’ai foi en la littérature. Telle est la profession de foi, tel est l’alexandrin tout à la fois mystique et profane qui ouvre mon essai de littérature comparée Culture arabe, culture française : la parenté reniée (L’Harmattan, 2002). J’aime si bien les mots, leur trajectoire à l’intérieur ou hors de leur champ lexical d’origine, leur griffe et leur greffe, que je leur avais consacré un premier essai avec pour titre Science et conscience des mots (Cérès éditions, Tunis, 1994) et que l’Académie française a bien voulu gratifier d’un grand prix.
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«Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, déclare un idéologue totalitaire, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées» Cette assertion attribuée, sans référence sérieuse, à Joseph Goebbels, siérait plutôt à la novlangue, jargon officiel d’Océania et «instrument de destruction intellectuelle» imaginé par George Orwell pour son célèbre roman d’anticipation, 1984.
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Et que peut le verbe dans les contrées, qui sont les nôtres et qui n’ont que l’imprécation ou la comprécation pour toute oraison ? Indigent, le langage est vite compensé par le gourdin si ce n’est par la pornolalie et la coprolalie. L’arabe, la belle langue de Jahidh et de Mutanabbi, étouffe sous la poussée d’une archéo-langue. Les salamalecs millénaires se sont enrichis, depuis l’insémination islamiste, de nouveaux usages. J’en citerai deux qui ont gagné toutes les couches sociales : Monsieur et Madame sont très islamiquement remplacés par Hadj et Hadja. Je ne suis pas « pèlerin », dis-je à la caissière d’un supermarché. Toute la clientèle alentour me regarda de travers.
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Pour ce qui est du français, Maurice Druon parlait de «non-assistance à langue en danger» (Le Figaro du 24/02/2004), Erik Orsenna fait retour à la base. «Si l’on ne réveille pas la langue auprès des enfants, souligne-t-il, nous allons vers une situation dangereuse: il n’y aura plus de rêves, plus de nuances, plus de subtilités. Bientôt, si nous n’y prêtons pas attention, nous n’utiliserons plus que cinq cents mots pour communiquer. C’est ainsi que la vie se rétrécit.» Et la poésie s’en ressent profondément. Aurait-elle cessé de draguer les océans du dire ? Est-il devenu ringard de chercher, dans le sillage de Mallarmé, «à donner un sens plus pur aux mots de la tribu?»
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Mais lit-on encore les poètes? Éprouve-t-on encore le besoin de les lire? «On peut parfaitement vivre sans eux» écrivait, peu avant mai 1968, l’essayiste Jean Onimus, spécialiste de Charles Péguy et grand observateur des mutations de la culture et de la société. Il touche le fond du problème. «Notre manière habituelle de penser et d’exister, précise-t-il, a dérivé si loin de la poésie qu’un difficile effort est désormais nécessaire pour lui prêter quelque attention. Enfin la poésie actuelle ne procure plus les plaisirs délicats d’antan et le lecteur moyen ne voit guère quel profit il pourrait tirer du temps qu’il lui consacrerait.»
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Un peu plus loin, dans le temps, Paul Valéry se demandait: «Si la littérature n’eût pas existé jusqu’ici – ni les vers – les eussé-je inventés ? Notre temps les eût-il inventés ?» Toutes ces considérations décourageantes n’empêcheront pas les poètes bien nés de continuer à taquiner les Muses. Confronté à l’insensibilité du public, un maître du verbe, le Syrien Abou Tammâm (803-845), claironnait, il y a près de douze siècles:
عَليَّ نَحْتُ القوافي مِنْ مَعادِنِها وما عَليَّ إذا لمْ تَفْهَم البَقَـرُ
Il m’échoit de sculpter mes vers en leur nickel
Peu me chaut de rester incompris du cheptel
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À la recherche des parentés disparues, les incursions dans l’étymologie me sont devenues si fréquentes que j’ai composé un poème intitulé Le sonnet arabe. Tous les mots qui y sont employés, à l’exception des prépositions et particules, sont exclusivement d’origine arabe. Depuis lors, dans leur nouvelle affectation et par-delà la corruption phonétique ou le glissement sémantique, les mots m’interpellent pour me raconter leur histoire. C’est à dessein que j’ai traité de mafieux les pouvoirs qui font la chasse aux mots.
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La mafia est un mot bien de chez nous. La Sicile a été sous domination directe des Arabes de 831 à 1091. Et même sous ses nouveaux maîtres, de Roger 1er (1031-1101) à Frédéric II (1194-1250), l’île demeura sous influence culturelle arabe, le parler sicilien en témoigne. Mafia de l’arabe mu‘âfât (préservation contre, dispense de). Le corollaire de ce mot est l’omerta ou loi du silence. Abdelwahhab Meddeb a bien raison de le faire dériver de l’arabe amr / tâ‘a (injonction / obéissance).
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D’habitude, le pouvoir politique mafieux ne fait que se défendre contre toute contestation dangereuse, mais sa censure s’accommode souvent du détour, de l’allusion, du codage. En revanche, la censure religieuse est absolue. Les dévots ont si bien théologisé la langue courante, le parler quotidien que le moindre blasphème ne saurait être proféré sans que le pécheur ne l’accompagne délibérément d’une pieuse repentance au risque d’être amené à résipiscence par un quelconque tartufe ou un superstitieux.
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Cette prise en otage du langage incite le poète du Sud à rendre hommage au dernier des troubadours, l’Aragon de Fou d’Elsa, pour avoir su entrer de plain-pied en arabité, à travers l’agonie sans fin d’une Andalousie à qui devait tant Guillaume IX, duc d’Aquitaine, comte de Poitiers et premier troubadour connu;
Les mots après avoir vécu dans ton grand faste
N’arrivent plus à préserver leur train de vie
Souventes fois contrit meurtri le haut langage
Vient chez moi ravauder sa vêture en haillons
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Quel tapis volant qu’un essaim de vocables. Même perclus ou absent à lui-même, le poète s’y laisse piloter à tout instant, qui déclare:
On me dit casanier moi le grand voyageur
Je cours de A à Z la lettre est ma grand-route
Et j’ai à chaque étape établi ma redoute
Nul trajet n’a laissé de me laisser songeur
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En relisant mon carnet de route et en passant en revue mes quarante ans de Biennales internationales de poésie, je me vois perdu, en panne, en quelque contrée inhospitalière. Seul et désemparé, en son royaume, le poète entend la voix de Valéry, son mentor : «Il n’y a qu’une chose à faire : se refaire. Ce n’est pas simple». Il plante le décor et s’en va ruminant:
L’exèdre est vide et je n’ai plus rien à me dire
Et de nouveau j’irai rebroussant l’alphabet
En poète en prophète
La tête un peu plus obsolète
Babel balla babil battant(**).
Abdelaziz Kacem
(*) Contribution au Colloque «Les mots à la bouche» organisé du 12 au 14 mai 2023, à Lamta, par la FLAH (Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités) de Manouba.
(**) Les strophes citées et non référencées, dans ce texte, sont dues à l’auteur