Ahmed Sakka: Du Parti Tunisien au Destour; du Néo-Destour à l’indépendance
Par Elyes Jouini - Dans cet article, j’ai souhaité mettre en lumière un militant et résistant tunisien– quelque peu oublié – qui a pourtant accompagné de manière particulièrement notable, voire brillante, la dynamique du mouvement national depuis du Parti Tunisien à l’autonomie interne et l’indépendance, en passant par le Destour et le Néo-Destour.
Ahmed Sakka, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a été au cœur de l’activisme politique tunisien à Paris, mobilisant la classe politique et la société civile et publiant, au cœur même de la capitale française, parmi les pamphlets les plus violents contre le protectorat.
Son décès, le 21 décembre 1957, peu après l’avènement de la République, a probablement contribué à son occultation. A moins que ce ne soit ses origines makhzen. Une chose est sûre, à ce jour, aucune rue ni à Monastir, sa ville natale, ni dans la capitale, ne porte son nom, et c’est bien regrettable au vu de son parcours.
Une famille makhzen
Ahmed Sakka est né le 3 mars 1892(1) à Monastir dans une famille makhzen, qui a constitué l’une des plus importantes dynasties caïdales monastiriennes.
Son grand-père, Mohamed Sakka, engagé volontaire dans l’armée beylicale en 1844, part pour Constantinople avec le Férik Osman pour prendre part à la guerre de Crimée. Il s’y distingue et reçoit la médaille militaire et la rosette de l’Ordre impérial du Medjidié. Il sera nommé khalifa puis caïd de Monastir en 1886 et président de la commission municipale de Monastir dès sa création en 1887, postes qu’il occupe à la naissance d’Ahmed.
A cette date, son père, Mohamed-Salah Sakka, est khalifa de Monastir après en avoir été imam. Il sera ensuite caïd des Souassi (1897), de Jemmal (1907), de Mahdia (1909) dont il présidera également la municipalité (1910) et de l’Aaradh (Gabès) en 1914.
L’oncle d’Ahmed, Hassan, et plusieurs des frères d’Ahmed, plus jeunes, poursuivront également une carrière dans l’administration territoriale (caïds ou khalifas). Son frère Taïeb, de trois ans son cadet, terminera sa carrière comme caïd de Sousse et inspecteur général des caïdats (fonction communément désignée par caïd des caïds), son frère Naceur sera khalifa de Monastir. Son cousin, Aziz Sakka (fils de Hassan), caïd de Sidi Bouzid, sera décoré pour faits d’armes, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour avoir signalé la présence d’une colonne allemande motorisée et avoir fourni aux Américains de précieux renseignements qui en ont permis l’anéantissement. Il sera promu caïd de Kairouan puis nommé à Sousse par le gouvernement Ben Ammar. Habib, frère de Aziz, sera colonel de la Garde beylicale. Avec son frère Mohsen, également colonel, ils feront partie du noyau de quatre personnes constituant le haut commandement de la nouvelle armée tunisienne après l’indépendance.
Ahmed Sakka est, d’autre part, cousin et deviendra doublement beau-frère de Mohamed-Salah Mzali, qui sera Grand Vizir et Président du Conseil en 1954. Ce dernier épousera, en effet, Nejia Sakka, sœur d’Ahmed Sakka, et Saïda Mzali, sœur de Mohamed-Salah, épousera Naceur Sakka, frère d’Ahmed.
Ses études
Mais c’est une famille qui croit également fortement en les études. Le grand-père a poursuivi ses études à l’école coranique puis à la Grande mosquée de Monastir. Le père, Mohamed-Salah Sakka, a fait ses études à la Zitouna mais a également étudié le français. Le frère aîné d’Ahmed, Ali Sakka, poursuit des études de médecine à la faculté de Paris. Il est l’un des pionniers de la médecine moderne en Tunisie. Il a soutenu sa thèse en 1916 sur la tuberculose pulmonaire chez la femme enceinte, et est ainsi le deuxième Tunisien musulman à soutenir une thèse en médecine avant le docteur Mahmoud el Materi et après le docteur Bechir Denguezli. Dans sa thèse, il établit notamment, sur la base de plus de 2 500 accouchements, que la tuberculose est aggravée par la grossesse. En 1933, il est médecin-chef dans un dispensaire nouvellement créé à Paris pour les Nord-Africains. Devenu professeur de médecine et reconnu pour ses travaux sur la tuberculose, il dirige le service des tuberculeux à l’hôpital de Bobigny. Il devient ainsi le premier médecin musulman chef de service d’un hôpital parisien avant de démissionner devant l’avancée des Allemands, puis de rentrer en Tunisie pour y exercer.
C’est donc sur les traces de son frère qu’Ahmed part poursuivre ses études à Paris mais en y choisissant les sciences politiques et le droit plutôt que la médecine. Ainsi, il fréquente d’abord l’École libre des sciences politiques (Science Po), puis une fois son diplôme obtenu, poursuit des études doctorales à la faculté de Droit de Paris. Il y brillera tout autant que son aîné puisqu’il devient le premier Tunisien musulman docteur en droit. Sa thèse soutenue avec mention très bien portait sur «la souveraineté dans le droit public musulman sunnite». Elle a été publiée en 1917 et a manqué de peu le prix de la meilleure thèse de la faculté de Droit de Paris en récoltant l’un des trois accessits attribués cette année-là.
Mohamed-Salah Mzali est lui-même de 4 ans plus jeune qu’Ahmed Sakka et c’est également sur ses traces qu’il soutiendra, à son tour, une thèse de doctorat (mention sciences économiques) à la faculté de Droit de Lyon qui sera, elle aussi, saluée par le jury de la meilleure thèse. Il est alors le premier Tunisien à soutenir une thèse de doctorat en économie.
La souveraineté dans le droit public musulman sunnite
Dans sa thèse, soutenue le 1er février 1917, Ahmed Sakka développe de manière magistrale les fondements et les contours de la souveraineté dans les pays sunnites. Il y aborde successivement les fondements du droit de commander, la nature du droit de commander du souverain, les droits de ce dernier sur les biens de ses sujets et sur le sol du territoire. Sa discussion de l’évolution du concept de propriété (notamment en ce qui concerne le Souverain) et sa distinction du domaine public, est particulièrement éclairante. Mais ses contributions les plus importantes sont probablement celles à propos des obligations réciproques du Souverain et de la Nation et des droits de contrôle de la Nation sur les actes du Souverain.
Il conclut sa thèse par un appel à une intervention du peuple : «Organiser la Nation pour remplir sa mission auprès du prince, pour veiller au maintien de la légalité, est donc une nécessité, et une nécessité vitale, impérieuse, nous enseigne l'Histoire.»
Son directeur de thèse est Ferdinand Larnaude (1853-1942) qui, nommé à Paris en 1882, y assura brièvement le cours de droit constitutionnel mais sa spécialité est plutôt le droit public général, qu’il enseignera en doctorat au jeune Ahmed Sakka et qu’il poursuivra jusqu’en 1922. Larnaude a été le fondateur de la Revue du droit public en 1894 et a joué un grand rôle dans la promotion du droit public en France (il a d’ailleurs présidé le jury des deux premiers concours d’agrégation de droit public).
Les deux autres membres du jury sont, eux, d’éminents constitutionnalistes. Le premier, Ernest Chavegrin (1854-1933), est depuis 1893 professeur titulaire de la chaire de droit constitutionnel et même de droit constitutionnel comparé, nouveau nom que prendra sa chaire à partir de 1895. Ses analyses en 1919-1922 sur la récente Constitution allemande de Weimar et les nouvelles constitutions de l’après-1918 dénotent sa finesse de pensée. Le second, Joseph Barthélemy (1874-1945), occupe, depuis 1914, la chaire de droit constitutionnel à la faculté de Droit de Paris, ainsi que celle d'histoire parlementaire et législative à Science Po. C’est là qu’il rencontre Ahmed Sakka pour la première fois. Barthélemy garde ces deux postes jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Il est considéré comme le grand constitutionnaliste de cette période. C’est à ce titre mais également parce qu’il est alors député (il le sera de 1919 à 1928) qu’il est consulté, en 1921, au lendemain de la création, en 1920, du Parti libéral et constitutionnaliste tunisien (Destour), aux côtés d’André Weiss, quant à la valeur juridique de la Constitution de 1861 et la compatibilité de son rétablissement avec le régime du protectorat.
Le choix de Joseph Barthélemy par les destouriens n’est pas fortuit vu sa proximité avec Ahmed Sakka, membre fondateur du Destour, qui fut également son élève à Sciences Po. Barthélemy et Weiss concluront à la compatibilité d’une Constitution avec le régime du protectorat, ce qui confortera le Destour dans ses revendications. Cette consultation introduit même le concept de souveraineté du peuple, concept totalement étranger à la pratique politique tunisienne d’alors. Ils écrivent, en effet, qu’«en octroyant la Constitution de 1861, le Souverain, jusque-là absolu, reconnaît, à côté de sa propre souveraineté, la souveraineté du peuple. Le Bey abdique une partie de sa souveraineté, et il soumet dès lors l'exercice de ses pouvoirs à des formalités irrévocables.»(2)
Cette interprétation sera remise en cause ultérieurement et Barthélemy lui-même, après le décès de Weiss, reniera l’existence même de cette consultation en répondant à la commission chargée de l’instruction des événements du 9 avril 1938 : «Je crois pouvoir affirmer que je n'ai délivré aucune consultation avec M. André Weiss. J'affirme que je n'ai jamais délivré une consultation payante. J'affirme que je n'ai jamais délivré une consultation à un parti quelconque.»(3) Mais il semble jouer ici sur les mots, la consultation n’a pas été délivrée au Destour en tant que tel et n’était probablement pas payante. Il faut dire qu’après avoir été un républicain, défenseur de la démocratie libérale, jusqu’au milieu des années 30, Barthélemy a connu un tournant réactionnaire à partir de 1936 au point de se rallier au régime de Vichy en 1940 et en être ministre de la Justice de 1941 à 1943.
Le militant
En 1919, Ahmed Sakka participe, aux côtés de Tahar Ben Ammar et de plusieurs autres intellectuels influents de l’époque, à la création de l’Alliance judéo-musulmane rassemblant des Tunisiens des deux cultes. L’Alliance a pour organe La Tunisie nouvelle et Ahmed Sakka en est membre du Comité directeur aux côtés notamment d’Abdelaziz Thaalbi, Tahar Ben Ammar et Albert Bessis (ce dernier est son aîné et l’a précédé également dans l’obtention du doctorat en droit, en 1912). Il rejoint, d’autre part, le parti Jeune Tunisien devenu Parti Tunisien en même temps que Tahar Ben Ammar, Sadok Zmerli, Ferhat Ben Ayed, Salah Ferhat, etc. En 1919, Thomas Woodrow Wilson, premier président américain à visiter Paris, séjourne en Europe. Arrivé le 14 décembre 1918, il y demeure jusqu’à la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919. Ahmed Sakka est alors signalé par les renseignements généraux comme ayant «remis à M. le Président Wilson un manifeste de musulmans tunisiens contenant des imputations graves à l’encontre de la France […] Il paraît être en outre l’auteur d’articles publiés dans l’Humanité sous la signature Ahmed contre les institutions du protectorat»(4). Dans un article intitulé «L’œuvre du protectorat» (28 juillet 1919), il dénonce notamment «le criminel régime d’asservissement des peuples musulmans». Il a également collaboré au Populaire. C’est dans ce journal qu’est publié, le 27 mars 1919, un article présentant les principaux éléments du mémoire remis à Wilson et signé «Un groupe de Tunisiens ». Suivront toute une série d’articles d’avril à juin, dans le même journal ainsi que dans l’Humanité, dénonçant les institutions du protectorat et en décortiquant les soubassements institutionnels, juridiques et idéologiques. On y trouve une grande partie de l’argumentaire qui sera développé dans La Tunisie Martyre un an plus tard. Ces articles sont signés HAK et il est plus que probable que ce soit là un pseudonyme d’Ahmed Sakka. On y retrouve, en effet, le A et le H de Ahmed et AK se prononce «akka» comme dans Sakka. Il n’est pas exclu qu’il y ait également là une référence à la vérité et au droit (haq, en arabe). Une variante de cette signature, toujours avec les trois lettres HAK apparaît parfois dans les mêmes journaux sous la forme HAREK, référence au militantisme.
En 1921, il rejoint la Commission d’études coloniales de la Ligue des droits de l’homme présidée par Ferdinand Buisson (cofondateur de la Ligue, en 1898, Prix Nobel de la paix en 1927). Cette Commission créée en 1920 comprend des parlementaires, d'anciens fonctionnaires coloniaux, des écrivains, professeurs et juristes spécialisés dans les questions coloniales, avec pour but d'examiner et de mettre au point les revendications formulées par les habitants des colonies en s’appuyant sur les capacités de la Ligue à collecter et à centraliser l’information ainsi qu’à la diffuser. Son objectif est de porter ces questions devant l'opinion publique et, le cas échéant, devant le Parlement. Ahmed Sakka y siège au comité Algérie-Tunisie-Maroc aux côtés, notamment, des députés André Berthon, André Grisoni et Marius Moutet, de l’économiste Charles Gide, dirigeant historique du mouvement coopératif français, théoricien de l'économie sociale et professeur titulaire de chaire au Collège de France, de Goudchaux Brunschvicg, auteur d’un rapport publié en 1911 et intitulé «L’arbitaire en Tunisie».
La Tunisie martyre
Ahmed Sakka fut l’un des contributeurs à l’ouvrage La Tunisie Martyre publié anonymement en français, à Paris, en 1920, et attribué à Abdelaziz Thaalbi. Les analyses divergent cependant quant au rôle exact joué par Ahmed Sakka : auteur ou traducteur. Selon certains, il aurait traduit une version en arabe rédigée par Abdelaziz Thaalbi, c’est la thèse d’Elie Cohen Hadria qui écrit dans ses mémoires à propos de cet ouvrage : «Il n’était pas signé mais on savait qu’il avait été écrit en arabe par le cheikh Thaalbi et traduit en français par Ahmed Sakka, avocat à Paris». Cette version arabe – si elle a jamais existé – n’a jamais été retrouvée et la seule version arabe retrouvée est une traduction de la version française. D’autre part, comme le fait remarquer Charles Monchicourt(5), non seulement «le cheikh ne sait pas le français» mais le libelle est rédigé «dans un style qui dénote la connaissance de toutes les ressources et de toutes les finesses de notre langue». Roger Le Tourneau(6) se contente de préciser que l’ouvrage est, en général, attribué à Abdelaziz Thaalbi et Maître Ahmed Sakka pour le texte français. Il ne dit pas, en revanche, si la version française est la version originale.
Louis Périllier, ancien Résident général de 1950 à 1952 mais qui avait surtout passé l’essentiel des années 20 en Tunisie, est formel dans ses mémoires où il mentionne: «Ahmed Sakka, auteur de La Tunisie Martyre». Il en est de même pour Félix Garas qui, dans Bourguiba et la naissance d’une nation, publié en 1956, écrit : «En réalité, l’ouvrage avait été rédigé par un avocat tunisien résidant à Paris, M. Ahmed Sakka».
Charles-Robert Ageron, historien spécialiste de la colonisation, écrit même dans sa recension de l’ouvrage de Goldstein(7), que «certains socialistes français [en] ont revendiqué avec de bons arguments, la paternité partielle. Cet ouvrage composite fut publié en articles signés Ahmed dans l’Humanité, avant même sa parution, et salué par le député Berthon qui y collabora sans doute». Or, comme on l’a vu, Ahmed Sakka est l’auteur des articles signés Ahmed et est également l’un des plus proches collaborateurs d’André Berthon.
D’autres en font le premier collaborateur de Thaalbi. Nejiba Belcadi écrit : «Abdelaziz Thaalbi consacre son temps et son énergie, aidé en cela par ses collaborateurs comme l’avocat résistant et résident à Paris, Ahmed Sakka, à la rédaction du manifeste». Roger Casemajor écrit également à propos de Sakka, «il a été l’auteur avec Thaalbi, en 1920, de La Tunisie martyre.» Khalifa Chater(8), quant à lui, parle de «la participation active de [...] l'avocat Ahmed (Sakka), à l'action nationaliste et à la rédaction du livre-manifeste du Destour, La Tunisie Martyre, en 1920». Il précise qu’elle déclencha contre son père «une violente campagne de presse, alors qu'il était caïd à Gabès et précipita sa chute». Dans un autre article(9), il parle de «la participation dominante de l'avocat Ahmed Sakka». Mary Dewhurst Lewis(10) écrit: «Bien que souvent considéré comme l'œuvre d'Abdelaziz Thaalbi, qui a été arrêté et emprisonné à la suite de sa publication, il était probablement coécrit, très probablement avec Ahmed Sakka.»
En fait le cheikh Thaalbi en a systématiquement revendiqué la paternité mais était-ce dans le but d’établir les faits ou, en toute bonne foi, pour «chercher à protéger d'autres militants»(11)? Il est notoire, en effet, que ce pamphlet était le reflet de revendications et de rapports multiples transmis par les futurs dirigeants principaux du Destour, Sadok Zmerli, Hamouda Mestiri, Mohamed Riahi, Ahmed Sakka, etc.
Une note des renseignements généraux mentionne d’ailleurs que Taïeb Sakka – frère d’Ahmed – «a quitté Tunis le 27 septembre 1919 pour se rendre à Paris emportant, paraît-il, un factum intitulé ‘revendications des jeunes Tunisiens’».
Khelifa Chater parle d’une œuvre collective d'une équipe de nationalistes dont Thaalbi fut le porte-drapeau. C’est ce que l’on retrouve également sous la plume de Taoufik Ayadi(12) qui affirme : «Thaâlbi est considéré à tort comme l'auteur de La Tunisie martyre, qui est en fait un ouvrage collectif». Rivet(13), quant à lui, précise la composition du premier cercle: «Mohamed Thaalbi lance un brûlot publié à Paris avec le concours de Sadok Zmerli et Ahmed Sakko (sic)».
Mohamed-Salah Mzali, enfin, nous apprend que Thaalbi était alors le clerc d’Ahmed Sakka et écrit à propos de ce dernier: «Faisant équipe avec son propre clerc qui n’était autre que Abdelaziz Thaalbi, il entreprit de faire connaître dans les milieux politiques parisiens les revendications tunisiennes.» L’un et l’autre font partie des fondateurs du Destour. On peut penser que, dans ce travail collectif, tous ont contribué en idées et propositions, Thaalbi a joué le rôle de catalyseur et de filtre, et Sakka en a restitué la synthèse sous la forme d’un opuscule directement écrit en français. C’est également la conclusion à laquelle parvient Daniel Godstein : c’est «probablement Sakka qui fit le travail, mais c’était un travail de rédacteur tout autant que d’auteur : plusieurs rapports envoyés de Tunis servaient de base à l’ouvrage.»
Du Destour au Néo-Destour
Après l’arrestation de Thaalbi et toujours selon Goldstein, Sakka «prit distance avec les militants [...] pour devenir secrétaire des avocats-députés socialistes Moutet et puis Berthon. Dans leurs démarches pour les Tunisiens, on pourra deviner la main discrète de Sakka.» André Berthon fut, en effet, l’un des parlementaires les plus actifs en faveur de la Tunisie dans les années 20, signant des articles virulents dans la presse, provoquant des incidents au Parlement et apportant son soutien aux communistes tunisiens. Ahmed Sakka sut également «prendre des contacts avec des socialistes et des radicaux, des écrivains comme Anatole France, des économistes comme Charles Gide, et un des hommes politiques les plus respectés, Ferdinand Buisson… qui mit à leur service l’appui de la Ligue des droits de l’homme qu’il présidait.»
Ahmed Sakka accueillera notamment le jeune Habib Bourguiba et guidera ses premiers pas à Paris en l’introduisant dans les cercles politiques les plus influents de l’époque. Ce dernier suivra le même itinéraire que Sakka, Sciences Po et faculté de Droit. Il n’ira cependant pas jusqu’au doctorat et s’arrêtera à la licence. Il faut dire que Bourguiba est avant tout un homme d’action.
En parallèle, Ali Sakka, frère d’Ahmed, est membre fondateur et vice-président du comité directeur du Foyer intellectuel nord-africain.
En 1948, Casemajor précise : «Vraisemblablement de par son origine sahélienne, [Sakka] s’est lié avec Habib Bourguiba et a été élu Président d'honneur de la cellule parisienne du Néo-Destour. A ce titre, il a continué à assurer la liaison entre le (Néo-) Destour et les milieux parlementaires. Actuellement, il suit de près le problème tunisien et il est en relation avec Hassen Guellaty et M. Armand Guillon.» Le premier est membre fondateur du mouvement Jeunes Tunisiens puis du Destour puis du Parti réformiste destourien et le second a été Résident général en Tunisie de 1936 à 1938 et est, en 1948, Président des amitiés africaines. Ce que Casemajor semble ignorer, c’est que la proximité entre Sakka et Bourguiba ne se limite pas aux origines sahéliennes communes. La grand-mère paternelle de Bourguiba est une Sakka, sa tante paternelle est mariée à un Sakka et Habib Bourguiba, enfant, accompagnait sa grand-mère chez son parent le caïd Mohamed-Salah Sakka, père d’Ahmed.
Le Conseil arbitral franco-tunisien, de l’autonomie interne à l’indépendance
Nous ne disposons pas d’éléments plus précis relatifs à l’activité d’Ahmed Sakka dans les années 30 et 40, notamment en lien avec le mouvement national, mais le fil ne fut probablement jamais rompu. En effet, lors des accords du 3 juin 1955, la première des sept conventions signées à Paris entre Tunis et Paris, intitulée Convention générale, prévoit pour les règlements des différends, la création d’un Conseil arbitral dont les premiers président et vice-président sont choisis d'un commun accord par les deux parties. Ce sont Georges Vedel, professeur à la faculté de Droit de Paris, et Ahmed Sakka qui sont ainsi désignés. Bien des années plus tard, Georges Vedel deviendra membre du Conseil constitutionnel puis membre de l’Académie française.
Les autres membres de ce Conseil arbitral sont, nous apprend Simone Dreyfus(14), du côté tunisien, Ahmed Mestiri, nommé par la suite ministre de la Justice, et Noé Ladhari, membre du Service juridique du gouvernement tunisien, avec comme suppléants, MM. Abderrahman Andennibi, avocat à la Cour de Tunis, et Amara Ourir, vice-président du Tribunal de la Driba à Tunis. Les membres titulaires français sont MM. Pichat, conseiller d'Etat, et Cannac, conseiller à la Cour d'appel de Paris ; les suppléants sont MM. Luchaire, professeur à la faculté de Droit de Nancy, et Roland-Cadet, maître des requêtes au Conseil d'État. S’ajoute à cette composition, un membre neutre choisi par les deux gouvernements, en la personne de M. Van Kleffens, ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, qui était ambassadeur des Pays-Bas au Portugal au moment de sa désignation.
Un premier différend entre la France et la Tunisie est soumis par la France au Conseil arbitral le 8 octobre 1956. Un second différend est soumis, toujours par la France, le 3 décembre 1956. Dans les deux cas, le Président Vedel n’arrive pas à réunir son Conseil, la partie tunisienne estime, en effet, que les accords d’indépendance rendent caduque la convention créant le Conseil arbitral. La partie française estime, de son côté, que cette convention n’a jamais été dénoncée par le gouvernement tunisien et que le refus de siéger d’Ahmed Mestiri, désormais ministre de la Justice, ne vaut pas position de son gouvernement. La décision du Président Vedel face à cette situation insolite a consisté à considérer comme démissionnaires tous les membres tunisiens. Cette sentence qui mettait fin, de facto, au Conseil arbitral a constitué un cas de jurisprudence discuté et étudié. Il est d’ailleurs publié dans le Recueil des sentences arbitrales publié par l’ONU en 2006 (volume XII). Il est à noter que la seconde requête de la France portait sur l’interdiction, par les autorités tunisiennes, du journal La Presse, alors détenu par le Français Henri Smadja. Les textes appliqués pour cette interdiction portait sur les journaux détenus par des non-Tunisiens et c’est notamment cette qualification que la partie française contestait. En ne siégeant pas, les membres tunisiens du Conseil arbitral ont achevé d’inscrire dans les actes la séparation claire entre «Tunisien» et «non-Tunisien», les Français relevant désormais de cette seconde catégorie selon un principe de tiers exclu mettant ainsi fin à l’idée d’un statut spécifique pour les Français de Tunisie.
La Presse reparaîtra le 4 février 1957 et on y lira, sous le titre «A nos lecteurs» : «Le 7 novembre 1956, La Presse de Tunisie a été interdite. Les gouvernements quand ils sont jeunes ont leurs susceptibilités, leurs exigences, leurs impératifs. Après trois mois de long silence, nous avons le droit de reparaître aujourd'hui. Ce droit, le gouvernement tunisien nous l’a rendu sans condition, sans obligation, sans restriction. Nous lui en sommes reconnaissants. Nous ne pouvions accepter une liberté tronquée. Nous sommes les gardiens jaloux des prérogatives de notre profession.»
Si cette liberté de la presse a souvent été remise en cause par la suite, le différend né de l’interdiction de La Presse a constitué, par sa non-résolution par le Conseil arbitral, une étape supplémentaire sur la voie de l’indépendance totale et effective.
Elyes Jouini
(1) Mohamed Lazhar Gharbi, 2018. La Tunisie et l’Égypte pendant l’après-guerre : les prémices d’une économie nationale? Outre-Mers, 400-401, 145-167. Roger Casemajor donne une naissance en 1891.
(2) Weiss et Barthélemy, 18 juillet 1921, in Bourguiba, ma vie, mon œuvre, 1944-1951.
(3) Moncef Dellagi, Abdelaziz Thaalbi. Naissance du mouvement national tunisien, éd. Carthaginoiseries, Carthage, 2013
(4) Casemajor, L'action nationaliste en Tunisie du Pacte Fondamental de M'hamed bey à la mort de Moncef bey 1857-1948, imprimé à Tunis en 1948 et à diffusion restreinte. Réédité en 2009, présenté et annoté par Hassine-Raouf Hamza, Sud Éditions, Tunis.
(5) Sous le pseudonyme Rodd Balek, La Tunisie après la guerre – problèmes politiques, Publications du Comité de l’Afrique française, 1920-21.
(6) Roger Le Tourneau, 1962. Evolution politique de l’Afrique du Nord musulmane, 1920-1961. Armand Colin.
(7) Daniel Goldstein, 1978. Libération ou annexion, aux chemins croisés de l’histoire tunisienne 1914-1922. Maison Tunisienne de l’Édition, Tunis.
(8) Chater Khalifa, 1993, Les élites du pouvoir et de l'argent: le cas de la Tunisie aux XIXe-XXe siècles, Cahiers de la Méditerranée, 46-47 pp. 155-172.
(9) Chater, Khalifa, 1997. Les mouvements migratoires entre la France et la Tunisie aux XIXe et XXe siècles : la dichotomie du langage. Cahiers de la Méditerranée, 54, p 37-54.
(10) Mary Dewhurst Lewis, 2013. Divided Rule: Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, University of California Press.
(11) Adnan Zmerli, 2006. « La Tunisie martyre et ses revendications: l'éventualité des trois versions ». Revue d’histoire maghrébine, 33 (124), 151-161, voir aussi la contribution de l’auteur à La Revue Sadikienne, mars 2010.
(12) Taoufik Ayadi, 1986. Mouvement réformiste et mouvements populaires à Tunis (1906-1914). Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis, Tunis.
(13) Daniel Rivet, 2002. Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette, Paris.
(14) Simone Dreyfus, 1957. Le conseil arbitral franco-tunisien. Annuaire français de droit international, volume 3, 181-188