Une juste transition devra corriger les asymétries Nord-Sud et questionner le productivisme et le consumérisme
Par Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay
I- Dans la préparation de l’avenir, c’est ici et maintenant que se joue de la pérennité de la démocratie
Le mois de juillet 2023 n'aura représenté, qu'une énième confirmation de ce que nous savons, depuis le premier rapport des scientifiques du GIEC: le dérèglement climatique n'est plus une abstraction, mais une dévastation, chaque année plus importante.
Jamais le pouvoir politique n’a aussi peu mérité son nom. Jamais la puissance publique n’aura à ce point démissionné devant des enjeux vitaux, pour aujourd’hui et pour demain. Or, «il nous faut trouver collectivement le chemin politique pour vivre ensemble d’un pas plus léger sur la Terre.» (Alexandre Monnin: Politiser le renoncement, Éditions divergences, 2023).
Nous vivons dans un monde où la notion de liberté est centrale. C’est désormais l’idée de limite qui doit s’articuler à cette notion de liberté pour refonder l’expérience démocratique. (Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin: Une écologie du démantèlement, Éditions divergences, 2021).
Que choisissons-nous de faire du monde dont nous héritons? Et comme ce monde rempli de communs négatifs (les océans de plastiques, les sols pollués, l’air irrespirable et toxique de nombre de mégalopoles, un climat rendant des régions entières impropres à la production agricole…), peut-être géré? Quoi faire et comment le faire? L’heure de la sobriété n’a-t-elle pas sonné – pour peu qu’on ait le courage d’adopter une attitude responsable à l’égard des jeunes et des générations futures?
L’idée de la sobriété est simple: si on ne renonce à rien, on va tout perdre. Tout simplement parce qu’aujourd’hui tout, ou presque, détruit les conditions bioclimatiques d’existence. Il ne s’agit pas ici de se la jouer en mode «je me suis converti à l’écologie… je suis tellement heureux en vivant avec rien !!!».
Il s’agit plutôt de débattre ensemble de ce à quoi nous souhaitons renoncer pour continuer de vivre, et de trouver le chemin, une ligne de crête, entre «une rupture immédiate et brutale des dépendances vis-à-vis de la Technosphère et le business as usual, et l’inaction synonyme d’aggravation du péril anthropocénique.»
Il ne s’agit pas de tout arrêter comme des brutes, tout de suite. Encore moins de ne rien changer, comme des sauvages. Mais de «permettre à notre démocratie de se loger au sein des limites planétaires pour trouver un espace d’action juste et sécurisé».
Il y a, dans notre monde, un tas de défis qui menacent l’habitabilité du monde. Il va bien falloir les gérer. Tout l’enjeu, dès lors, consiste à «politiser ce qui n’était pas sous la guise des communs négatifs : pétrole, énergies fossiles, supplychains, mesures néolibérales, doctrines économiques ou managériales hors-sol…»! (Alexandre Monnin, 2023).
Pourquoi laisser à ceux qui nous succèderont la responsabilité de gérer les crises qui adviendront ? C’est aujourd’hui que se joue la possibilité démocratique de demain. Tout le temps passé à ne pas décider est autant de temps qui ne sera pas démocratique. Dans la préparation responsable de l’avenir, c’est maintenant que se joue la possibilité de la pérennité de la démocratie.
Ancré dans la confiance que l’avenir ne peut être que démocratique, nous avons besoin du bon sens pour permettre de « ressentir » ce que serait une démocratie de la décroissance, non comme finalité, mais comme moyen économique au service de l’hospitalité du monde.
II- La démocratie suppose une pluralité d’idées: liberté de l’action politique au sein des limites planétaires
Si nous souhaitons encore contenir l’emballement bioclimatique, il ne s’agit pas tant d’opposer les «bonnes» mesures à prendre face aux «mauvaises», mais il est nécessaire de diminuer les flux de matière et d’énergie ainsi que leur impact sur les écosystèmes.
Un régime, pour tous, particulièrement difficile pour les plus gros. Je ne vois pas comment nous pouvons échapper à cela. La (sur) consommation, encouragée par un système productiviste capitaliste est le premier problème écologique.
Au niveau de la vie économique, il s’agit de produire moins de biens (sobriété), et mieux (efficacité), pour que nos économies s’insèrent dans le cadre des limites planétaires et deviennent régénératives plutôt que destructives et resserrer les écarts de revenus.
Ensuite au niveau de la transformation de l’État, l’idée est de refondre la représentation, d’enrichir les procédures démocratiques, de protéger les biens publics et les biens communs et redonner enfin, du sens au service public. La biodiversité est notre meilleure alliée contre le réchauffement climatique.
Il nous faut trouver de nouvelles manières d’habiter le monde ensemble et déjouer certaines logiques qui annihilent notre avenir, ce que Hannah Arendt appelle «le miracle de l’action de concert».
La liberté de l’action politique doit être inscrite dans les limites planétaires. Une liberté cadrée par des limites fortes, structurelles. «Ma liberté s’arrête où commence celle du voisin», et en l’occurrence le voisin est tantôt Malien, Philippin, Brésilien, égyptien, mais aussi enfant à naître ou ouvrier.
Nous croyons, comme Montaigne le disait déjà au XVIe siècle, que «tout homme est mon compatriote» et que l'humanisme se déploie comme respect de tout être humain. Les problèmes et périls vitaux apportés par la mondialisation lient désormais tous les êtres humains dans une communauté de destin.
La mondialisation, avec ses chances et surtout ses périls, a créé une communauté de destin pour tous les humains. Nous devons tous affronter la dégradation écologique, la multiplication des armes de destruction massive, l'hégémonie de la finance sur nos États et nos destins, la montée des fanatismes aveugles, le retour de la guerre.
«Paradoxalement, c'est au moment où l'on devrait prendre conscience solidairement de la communauté de destin de tous les Terriens que, sous l'effet de la crise planétaire et des angoisses qu'elle suscite, partout on se réfugie dans les particularismes ethniques, nationaux, religieux… Une prise de conscience nécessaire pour que les grands problèmes soient enfin traités à l'échelle de la planète». Edgar Morin, (Encore un moment, Ed Denoël 2023).
Nous devons créer un nouveau récit, (écologique), qui soit attirant. Un nouveau récit qui donne envie. Oui, mais au fond, ce qui nous attend c’est «du sang, du labeur, des larmes et de la sueur.» (Nathanaël Wallenhorst, AOC, 2023).
Diminuer par cinq le bilan équivalent carbone d’ici 2050 (cf. les accords de Paris signés lors de la COP 21) ne se fera pas sans renoncements significatifs. Le paradigme mensonger de l’avenir technologique en dépit du désastre bioclimatique, fait vendre, encore vendre. Mais, pour engager les changements considérables à venir, nous avons plutôt besoin à apprendre à passer d’une logique technosolutioniste à une logique politique, tout simplement?
III- La transition permettrait à l'humanité de s'affranchir des tensions et des crises associés à l'addiction au pétrole : les gagnants et les perdants de la transition verte
Promesse d'un monde à venir «décarboné», enfin débarrasse de sa dépendance aux combustibles fossiles, la transition énergétique est « en marche » ! Nouveau consensus, assumé par les États et l'ensemble des acteurs économiques, y compris par les géants du pétrole.
La transition est de tous les débats internationaux et oriente désormais toutes les politiques énergétiques et de relance, du Green New Deal états-unien au Pacte vert européen, en passant par les différents programmes nationaux de verdissement des économies.
Dernière utopie, la transition permettrait à l'humanité de s'affranchir des tensions, des conflits et des crises associés à l'addiction au pétrole. Matériellement intensive, elle repousse les frontières de l’extractivisme, déplace le coût du verdissement des économies riches vers les pays en développement.
Elle n’est ni juste ni durable. Une «juste transition» devra corriger les asymétries Nord-Sud et questionner le productivisme et le consumérisme à l’origine des déséquilibres mondiaux. Laurent Delcourt, (Alternative Sud, 2023).
Au quotidien, nous dépendons des métaux et des minéraux pour alimenter nos iPhones et acheminer notre électricité. Les technologies numériques nous donnent l'impression de vivre dans une économie éthérée, détachée du monde matériel. En fait, nous extrayons plus de minéraux qu'à aucun autre moment de notre histoire.
En dépit des discours sur l'intelligence artificielle, les objets interconnectés et la prise de contrôle imminente par les robots, «nos sociétés n'ont, à bien des égards, pas évolué par rapport aux pratiques du passé, lorsque la soif de pétrole a poussé les pays développés et les grandes compagnies à se partager le Moyen-Orient» (Sanderson, 2022).
Parés de toutes les vertus, les technologies bas carbone, les greentechs, nous libéreraient de la dépendance à la matière, en offrant une source inépuisable d'énergie. Étroitement associés aux technologies numériques, ils permettraient de réduire notre empreinte physique sur le vivant. Génératrice d'emplois et de croissance, la transition énergétique serait, la solution miracle pour revitaliser des économies capitalistes à bout de souffle.
Or, loin d'être aussi propre et vertueuse que le veulent ses prophètes, cette mise au vert des économies réclame, pour se déployer et pour rencontrer les objectifs qui lui sont assignés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, des quantités faramineuses, et bientôt exponentielles, de métaux dits «rares», «critiques» ou encore «stratégiques».
Ainsi, d'après l'Agence internationale de l'énergie, les efforts nécessaires pour atteindre les objectifs de Paris, à savoir la stabilisation du climat au-dessous des deux degrés, devrait se traduire par un quadruplement de la demande en minéraux pour satisfaire les besoins de l'industrie des technologies «vertes». Et même par la multiplication par six de cette demande pour atteindre la neutralité carbone en 2050.Pour maintenir la cadence, il faudra donc creuser davantage.
Qu'on se le dise, la «transition verte» voulue, célébrée, annoncée, planifiée et inscrite dans les plans d'action des États, groupes d'État et organismes internationaux est une transition «matériellement intensive». Ce que Guillaume Pitron (2019) n'hésite pas à qualifier de «la plus grande opération de greenwashing de l'histoire» ne fait en réalité que substituer une addiction à une autre.
Dans un contexte marqué par de fortes tensions géopolitiques, exacerbées par la guerre russe en Ukraine, de croissantes rivalités entre États et par la flambée du prix des matières premières, la sécurisation des approvisionnements en métaux de la transition est devenue un enjeu géostratégique majeur, sans doute aussi important que le pétrole au 20° siècle.
Relançant la compétition entre États, cette récente addiction aux métaux provoque un nouveau «rush» sur les ressources minérales des pays du Sud, redevenus théâtre d'affrontement entre grandes puissances énergétiques.
Dans cette course, la Chine a pris une bonne longueur d'avance. Leader mondial des technologies vertes, assurant à elle seule le raffinage de 90 % des terres rares, de 70 % du cobalt et de 60 % du lithium dans le monde, contrôlant d'un bout à l'autre plusieurs des principales chaînes d'approvisionnement et de transformation des batteries et de l'industrie des technologies bas carbone, à la faveur d'une politique d'industrialisation volontariste.
Les géants miniers Européens et Etats-Uniens ne sont cependant plus en reste. Ils entendent eux aussi tirer profit du boom des green-techs et de l'électromobilité, en relançant leur stratégie d'expansion dans le Sud. Et ils y sont désormais encouragés par les gouvernements de leur pays d'origine, terrifiés à l'idée de perdre la course aux énergies vertes.
Disposant des plus importantes réserves mondiales de cobalt, de cuivre, de tantale et de coltan, l'Afrique attise toutes les convoitises. Longtemps boudé par les grandes sociétés minières, réticentes à l'idée d'y engager leurs investissements en raison d'un risque élevé d'instabilité, le continent exerce aujourd'hui une nouvelle force d'attraction. La flambée des prix des matières premières stratégiques, associée aux anticipations de profit, a fini par « dissiper » les craintes des investisseurs.
Certains pays - les mieux pourvus en ressources - sont ainsi redevenus «fréquentables» à leurs yeux, en dépit des risques économiques importants, à l'exemple de la République démocratique du Congo (RDC). Longtemps perçue comme défaillante, elle est aujourd'hui qualifiée de «nouvelle Arabie saoudite» du cobalt, tant ses ressources dépassent de très loin celles des autres pays.
Cette avancée de l'extractivisme vert ne vise d'ailleurs pas seulement les métaux et les minéraux. Elle concerne également le gaz et l'énergie solaire nécessaires à la fabrication de l'hydrogène vert, des agrocarburants et de bien d'autres commodités. Considérés comme «la nouvelle frontière industrielle», les fonds marins figurent désormais aussi dans leur radar.
IV- la transition verte un levier de développement pour le Sud (ou) un transfert des coûts environnementaux et d’atteinte aux droits humains?
S'alignant sur le discours techno-optimiste des promoteurs de la révolution énergétique et numérique au Nord, nombreux sont les gouvernements des pays du Sud riches en métaux qui célèbrent ce tournant, l'envisageant comme un futur levier de développement.
À leurs yeux, cette transition «verte», impulsée par le Nord et la Chine, sera source d'investissements. Elle dynamisera la croissance, générera des emplois et de la valeur. Elle remplira les coffres de l'État, apportant devises, redevances et taxes.
Elle leur permettra de négocier des contrats avantageux en jouant sur la concurrence à laquelle se livrent les grandes sociétés minières, les pays industrialisés et les puissances émergentes pour sécuriser leurs chaînes d'approvisionnement. Elle leur donnera surtout l'opportunité de relocaliser au pays, une partie des activités de ces chaînes et d'amorcer - ou d'accélérer - l'industrialisation.
Tout en assurant leur prospérité, elle leur permettra de s'imposer comme des acteurs clés de la transition énergétique. Et en augmentant leur pouvoir de négociation, elle renforcera enfin leur souveraineté.
Cette rhétorique reproduit en fait tous «les imaginaires de prospérité et de modernisation [qui ont] longtemps été adossés au pétrole et aux richesses minérales, tout en introduisant une nouvelle association entre exploitation minérale et industries high-tech, 'jobs verts" et extraction».
La plupart des programmes de développement au Sud en reprennent désormais les principaux poncifs. Une rhétorique qui tend à faire l'impasse sur les coûts sociaux et environnementaux exorbitants de l'extractivisme.
La force des discours sur la transition est en effet non seulement d'avoir rendu la mine acceptable, sinon indispensable, mais aussi de la considérer comme un moindre mal d'un point de vue écologique. Or, l'empreinte environnementale (et les autres externalités négatives) des mines est tout aussi désastreuse que celle du pétrole.
L'industrie minière en effet est l'un des premiers - sinon le premier - générateurs de déchets solides, liquides et gazeux dans le monde. Elle est responsable de 10 à 20 % des émissions de gaz à effet de serre, consomme 11 % de l'énergie produite et réclame des quantités astronomiques d'eau, alors que de nombreuses compagnies opèrent dans des régions connaissant d'importants stress hydriques.
Produisant des montagnes de déchets, et utilisant quantité de substances chimiques, les processus d'extraction sont extrêmement polluants, nocifs pour la santé et néfastes pour les écosystèmes environnants.
À mesure que la demande en métaux de la transition s'accroitra, ces coûts environnementaux risquent bien de s'alourdir, avec d'autant plus de répercussions que les gisements actuellement les plus prometteurs - et donc les plus rentables - en nickel et en terres rares, notamment, se situent dans des zones encore intactes, considérées comme des niches de biodiversité.
Sacrifiés autrefois sur l'hôtel de la modernisation, les espaces vierges dans le Sud le sont aujourd'hui au nom de la transition énergétique. Tel est l'un des grands paradoxes du verdissement des économies.
Ces coûts environnementaux se doublent en outre de fréquentes atteintes aux droits humains et, parfois, de formes d'exploitation, de dépossession et de subjugation que Benjamin Sovacool n'hésite pas à qualifier d’«esclavage souterrain» (2021). S'y ajoutent des conditions de travail et de sécurité «préindustrielles» des plus précaires, causes de nombreux accidents et intoxications.
L'extractivisme vert et la compétition pour le contrôle des ressources minières sont aussi à l'origine de nombreux conflits, dont la portée et les répercussions s'étendent parfois bien au-delà du périmètre de la mine. Dans les régions en proie déjà à des conflits armés, ils exacerbent la violence, l'insécurité et l'instabilité. Ils renforcent également la criminalité. Et induisent une logique de militarisation.
En dépit des déclarations enthousiastes sur l'opportunité que représenterait le tournant énergétique pour les pays du Sud riches en ressources minières, les coûts sociaux et environnementaux de la transition énergétique pèseront démesurément sur les plus pauvres et/ou les moins outillés pour en tirer réellement parti et impulser une réelle dynamique de développement.
Alors que leur contribution au changement climatique est jusqu'à présent dérisoire. Ils auront à assumer le gros du fardeau de cette transition, sans pour autant en être les bénéficiaires en dernier ressort. C'est ce que Sovacool et col. (2020) appellent la «décarbonisation dévide», le fossé engendré par la décarbonisation, un fossé qui est tout à la fois conceptuel, géographique, environnemental et développemental.
Fossé épistémique dans la mesure où la recherche sur les énergies vertes, leur promotion et leur diffusion passent sous silence, feignent d'ignorer ou rendent invisibles leurs profondes répercussions sur les pays du Sud : de même que leur rôle dans la reproduction des inégalités.
Fossé géographique dès lors que les coûts et bénéfices de cette transition sont très inégalement répartis dans l'espace et entre les continents. Fossé environnemental, l'Amérique du Nord, l'Europe et une partie des pays d'Asie tirant in fine tous les bénéfices d'un environnement plus sain, alors que les pays du Sud continueront à s'enfermer dans des activités polluantes et très intensives en carbone.
Et fracture sur le plan du développement, enfin, dans la mesure où certains États, gouvernements régionaux ou collectivités locales se verront obligés à conclure des accords désavantageux avec des pays plus riches et des sociétés transnationales plus puissantes pour attirer les investissements.
Ainsi, pris dans une sorte de boucle infernale, ces pays voient revenir chez eux, sous forme de déchets, les technologies vertes en fin de vie, leur traitement et leur valorisation générant à leur tour de nouvelles pollutions et formes d'exploitation.
Quoique mieux armés pour capter les dividendes de la transition énergétique, les pays émergents riches en minéraux que sont l'Inde, l'Indonésie et l'Afrique du Sud, de leur côté, continueront encore longtemps à dépendre du charbon.
V- Déficit de développement et colonialisme vert, fausses promesses et greenwashing
Historiquement, l'activité minière a rarement été synonyme de développement dans le Sud, en raison d'accords inégaux garantissant aux entreprises le paiement de taxes et de redevances a minima; d'importants subsides accordés à ces mêmes sociétés par les pays hôtes; de la généralisation de pratiques comptables légales ou illicites qui permettent le rapatriement de l'essentiel des bénéfices ou le transfert de ces flux vers des paradis fiscaux; et de bien d'autres facteurs caractéristiques de ce qu'on appelle le «syndrome hollandais» (Coomans, 2019).
Tous ces éléments se conjuguent pour produire une sorte de flux financier inversé qui bénéficie essentiellement aux entreprises du Nord et aux élites nationales.
À titre d'exemple, la Banque mondiale a calculé que l'Afrique subsaharienne perd au total 3 % de son revenu national brut, soit environ 100 milliards de dollars par an, en raison du fait que la majeure partie des gains économiques des entreprises liés à l'exploitation quitte le pays, des pertes qui ne sont pas compensées sous forme de taxes et de redevances, d'infrastructures, de création d'emplois ou d'autres multiplicateurs locaux (Friends of the Earth Europe, 2021).
Au final, le «modèle de transition énergétique» que les pays du Nord appellent de leurs vœux risque de reproduire les inégalités et les hiérarchies qui structurent le système de relations internationales. II risque aussi de renforcer les disparités socio-économiques au sein même des pays du Sud.
Les élites et les oligarchies nationales tireront en effet largement parti de ce tournant vert, en monnayant les ressources du pays et/ou en s'accaparant les bénéfices d'une hypothétique relocalisation des chaînes de valeur, tandis que l'élargissement de l'espace de la mine continuera à accroître la pression sur les milieux naturels et augmentera la vulnérabilité des populations locales.
Telle qu'elle a été pensée et vendue, la «transition énergétique verte» pourrait donc bien reproduire - voire consolider - une relation de type néocolonial, enfermant les pays du Sud dans un rapport de dépendance en tant que fournisseurs exclusifs de matières premières.
Même là où des mesures volontaristes sont prises pour rapatrier les chaînes de valeur et amorcer un hypothétique processus d'industrialisation (en Indonésie notamment), ces mesures se heurtent désormais aux propres politiques incitatives de relocalisation de segments de ces mêmes chaînes dans le Nord. Le risque à terme pour ces puissances minières émergentes est de retomber dans le cercle vicieux de la «malédiction des ressources».
Pour corriger les graves répercussions sociales et environnementales liées à l'industrie minière, plusieurs solutions ont été avancées ces dernières années. S'appuyant sur l'idée, devenue consensuelle à partir des années 2000, que le «déficit de développement» des pays pauvres riches en ressources minières trouve essentiellement son origine dans un «déficit de gouvernance» de la part d'États dits «défaillants» ou «faibles», des normes, des standards et des cadres d'actions, en matière de respect des droits humains, de préservation de l'environnement, de consultation, de transparence ou de bonne gestion, ont été élaborés au niveau international et transcrits dans divers traités et conventions (War on Want, 2021; Coomans, 2019).
Des dispositifs dits «multipartites prenantes» ont été mis en place. Et des mécanismes de compensation ont vu le jour afin de contrebalancer les externalités négatives de l'industrie, à l'exemple des REDD+, massivement utilisés aujourd'hui par les géants miniers et pétroliers.
Lorsqu'elles sont effectivement mises en œuvre, les initiatives multiparties prenantes et les consultations n'atteignent pas, elles non plus, les objectifs affichés. Loin d'être aussi participatives et inclusives qu'elles prétendent l'être, elles constituent un formidable instrument de légitimation au service des entreprises.
Destinée avant tout à adoucir l'impact des activités minières, aucune de ces initiatives ne questionne cependant les limites de ce nouveau «capitalisme vert». Aucune n'interroge les inégalités qui structurent les chaînes d'approvisionnement. Aucune ne remet réellement en question les pratiques du marché et les logiques d'accumulation du secteur.
En dépit des discours que les sociétés minières tiennent sur la "durabilité", lesquels sont également relayés par de nombreux gouvernements et organisations internationales, aucune des plus grandes sociétés minières dans le monde n'obtient un score suffisamment élevé en matière de satisfaction des normes sociétales et environnementales.
À l'instar des autres mécanismes se réclamant de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, elles leur donnent une caution morale. Elles leur permettent de redorer leur blason et de projeter à l'extérieur l'image d'acteurs incontournables du verdissement de l'économie et de la lutte contre le changement climatique.
Telle est la particularité de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Conçue soi-disant pour combler les défaillances des États, elle autorise et justifie, dans le même temps, un travail de sape de leurs rares moyens d'action.
VI- Ce triste constat n'invalide nullement l'impératif de la neutralité carbone à l'horizon 2050: déconstruire les discours dominants relatifs au verdissement des économies en attendant
Bien entendu, ce constat n'invalide nullement l'impératif de la neutralité carbone à l'horizon 2050. La lutte contre le changement climatique doit demeurer une priorité absolue. Mais telle qu'elle est aujourd'hui pensée, vendue et mise en œuvre, la «transition énergétique» n'est ni juste ni efficace. Elle ne fait que déplacer la charge environnementale du secteur énergétique des pays développés vers les pays en développement riches en minerais.
Impulsée par le Nord et la Chine, pour satisfaire leurs propres objectifs de décarbonisation, de croissance ou de relance, elle tend à reproduire, sinon à renforcer le rapport d'échange inégal et, partant, les asymétries qui caractérisent depuis des décennies les rapports Nord-Sud, en permettant aux pays développés et à quelques puissances émergentes de capter tous les bénéfices de ce «tournant», tandis que les pays pauvres en ressources en supportent l'essentiel des coûts sociaux, humains et environnementaux.
Derrière le mantra de la lutte contre le changement climatique, cette transition énergétique à forte intensité «matérielle», donne en outre un pouvoir inédit aux sociétés minières, aux géants du numérique et des greentechs, aux producteurs de batteries et aux constructeurs automobiles, tout en leur permettant de poursuivre, voire d'approfondir leurs stratégies d'accumulation aux dépens des États hôtes.
Dans un contexte de rivalité et de compétition croissante entre puissances, elle est susceptible d'alimenter de nouveaux conflits au Sud, d'exacerber le climat d'insécurité dans certains pays et d'accélérer la militarisation des zones situées sur la frontière de l’«extractivisme vert».
Loin de réduire les fractures géopolitiques [existantes], les propositions hégémoniquesen matière de transition risquent d'approfondir gravement les dettes coloniales et écologiques du Sud global. Sans une réparation de ces dettes, il ne pourra y avoir de «justice climatique» (Bringel, Acosta etSvampa, 2022).
Viser davantage de justice climatique ne pourra en effet que passer par la réparation de ces dettes coloniales et écologiques. Non pas sous la forme de simples compensations prévues notamment dans les REDD+ et le Fonds pour une exploitation minière climato-intelligente, lesquels autorisent la poursuite d'activités destructrices, compensées ailleurs, mais plutôt sous la forme de «réductions de dettes publiques et privées , d'appuis financiers externes aux politiques nationales de lutte contre la déforestation et de préservation des écosystèmes locaux et d'aide à la transition et à la diversification énergétique dans les pays du Sud». Laurent Delcourt (Alternative sud, 2023).
Ce qui suppose aussi le transfert de technologies «vertes» et de capacités à les produire sur place, de manière à générer à la fois emplois et développement. Toute transition énergétique se voulant socialement juste et équitable devra aussi améliorer l'accès des populations aux ressources énergétiques.
Réduire cette brèche énergétique, c'est d'abord s'attaquer aux profondes inégalités Nord-Sud et à celles qui structurent les sociétés, au moyen notamment de politiques sociales volontaristes et de politiques fiscales redistributives. C'est encourager le développement de systèmes alternatifs de production d'énergie, moins coûteux, plus adaptés aux contextes locaux et accessibles au plus grand nombre.
C'est aussi donner aux pays pauvres riches en ressources la possibilité de mettre en place une politique énergétique souveraine, en adéquation non plus avec les besoins du marché, mais avec ceux de la population. Et c'est leur permettre d'encadrer plus étroitement les activités minières et de renforcer leur contribution au revenu national, par le biais d'une augmentation des taxes et des redevances.
C'est enfin renforcer les sociétés civiles locales, améliorer leur pouvoir de négociation face aux investisseurs, aux géants miniers et aux autorités régionales et nationales; et garantir leur participation à l'élaboration des politiques énergétiques nationales, au moyen de dispositifs à la fois transparents, inclusifs et démocratiques. Laurent Delcourt (Alternative sud, 2023).
Au-delà, il est plus que jamais nécessaire de questionner et de réviser en profondeur les modèles hégémoniques de croissance et de consommation, à l'origine des déséquilibres planétaires, veillant toutefois à ne pas entraver les besoins de développement des pays les plus pauvres. Des alternatives existent.
Elles passent notamment par la mise en place de systèmes d'économie circulaire, la recherche d'une plus grande efficacité énergétique, le recyclage des déchets et la récupération des métaux, l'abandon de la voiture individuelle au profit d'un système de transport public efficace, la lutte contre l'obsolescence des objets ou la mise en place de chaînes d'approvisionnement durables et équitables.
«Plus fondamentalement encore, il faudra mettre en œuvre (au Nord principalement) de véritables stratégies de décroissance, adopter des politiques concrètes destinées à brider les logiques d'accumulation et de concentration dans le secteur des énergies vertes et établir de nouveaux rapports entre États basés non plus sur la compétition, mais sur la coopération. Des mesures fortes seront également nécessaires pour préserver le patrimoine commun et garantir des systèmes énergétiques résilients sur le plan écologique». Laurent Delcourt (Alternative sud, 2023).
Pour autant, il est illusoire de croire que l'on pourra se passer des mines, même dans le cas où tout le monde s'engagerait dans une logique de «sobriété resonsable». Pour atteindre la neutralité carbone, satisfaire la demande énergétique et pourvoir aux besoins des pays en développement, il faudra continuer à extraire une certaine quantité de métaux et minéraux, quand bien même l'on tendrait vers un horizon post-extractiviste.
Mais il faudra alors aussi en répartir équitablement les coûts et bénéfices. Et cela suppose de relocaliser une partie de la production minière dans le Nord, quelles que soient les craintes, réticences et résistances qu'y susciterait l'ouverture de nouvelles mines. Ainsi que l'écrit Guillaume Pitron, «rien ne changera radicalement tant que nous n'expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la totalité de notre bonheur standard» (2019).
Cette relocalisation de l'industrie minière au Nord aura en effet cet avantage de faire prendre conscience aux principaux bénéficiaires de la transition énergétique verte, dont beaucoup se targuent de pratiques écologiques vertueuses, de ses véritables coûts et d'agir en conséquence.
En attendant, il importe de déconstruire, ici et maintenant, les discours dominants relatifs au verdissement des économies et de dénoncer ses logiques d'instrumentalisation mercantiles.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay