La colonisation: une «négation de la civilisation» *
Par Mohamed Salah Ben Ammar - C’est devenu un classique, à chaque coup d’État au Sahel, le drapeau bleu blanc rouge est brulé par une foule en colère. La détestation de la France par la rue africaine est une réalité que les mots mielleux des politiciens n’arrivent plus à camoufler. Certes, elle est exploitée par la Russie, les démagogues ou les putschistes mais elle n’en est pas moins réelle. On ne peut pas non plus nier que la question migratoire n’a fait qu’exacerber ce sentiment d’injustice ressenti par les populations des pays qui ont été colonisés.
Rien qu’observer le choix du pays d’immigration permet de déduire que 60 ans après les indépendances les liens tissés entre colonisateurs et colonisés sont encore forts. Ils ne sont pas sereins et ne peuvent pas l’être encore. Les dépendances économiques, linguistiques, culturelles, affectives, familiales mises en place et entretenues entre les puissances coloniales et les ex-colonies sont devenues indépendantes de leurs volontés.
Le Rwanda essaye au prix d’efforts colossaux depuis plus de 20 ans de se détacher de ces liens, pour quel résultat? La secrétaire générale de la francophonie n’est-elle pas rwandaise?
Des événements tragiques ont uni les deux partis. Les milliers de soldats morts sur les champs de bataille dans des guerres qui ne les concernaient pas et les centaines de milliers de mobilisés de force, renvoyés chez eux à la fin des guerres sans ménagement.
Le vécu commun des peuples unit et ne s’efface jamais même s’il semble par moment avoir été oublié.
En 1885 à la conférence de Berlin les puissances européennes se sont entendues pour partager l’Afrique, à l’exception de l’Algérie occupée depuis 1830.
Une décision justifiée par des intérêts économiques et vendue aux populations européennes et locales comme une mission civilisatrice, destinée à diffuser les valeurs occidentales à des «sauvages» «barbares» «mécréants».Les conséquences de la colonisation, n'en déplaisent aux plus optimistes, continuent à hanter aussi bien les sociétés des ex colonisés que des colonisateurs. Car en 60 ans rien de consistant n’a été fait pour commencer le travail de mémoire: la nécessaire réconciliation des mémoires et reconstruction. Bien au contraire, les extrêmes des deux camps reprennent du poil de la bête en exploitant cette thématique. Dans les discours xénophobes des fascistes le passé colonial, n’est jamais très loin au nord comme au sud. Les mémoires s’affrontent et c’est une mine sans fond pour les dictateurs corrompus et des militaires putschistes au sud. Au nord l’immigration donne des ailes aux partis d’extrême-droite.
D’abord l’Algérie
Des politiciens des deux bords continuent à faire de ce passé douloureux un fonds de commerce. Ils exploitent les incompréhensions, les souvenirs douloureux, les frustrations pour attiser la haine dans les deux camps.
Nous l’avons écrit plus haut des souvenirs d’autant plus douloureux que le travail de mémoire tarde à se mettre en place. La France parle encore des évènements d’Algérie pour parler d’une guerre sanglante, elle n’ose pas regarder son passé en face, ce faisant elle fait le jeu des dirigeants algériens, elle se fait du mal et fait du mal à l’Algérie. Ne qualifie-t-on pas encore dans les manuels scolaires la colonisation de conquêtes et même des bienfaits de la colonisation?
Descendant du côté maternel d’une famille de déportés du constantinois, j’ai ressenti un sentiment indescriptible la première fois, adulte, que j’ai mis les pieds à Constantine. Je savais que mon arrière arrière grand-père avait été tué par l’armée française lors de combats. Je savais aussi qu’ils ont été expropriés et toute la Tribu, femmes, enfants et bétail a été déportée vers 1895 en Tunisie. On raconte que la colonne de marcheurs s’étendait sur plusieurs centaines de mètres. Mon aïeul lui a été exilé au Moyen-Orient, loin de l’Algérie et de ses enfants. Plus tard il s’est arrangé pour revenir s’installer en Tunisie, il est mort avec l’espoir de libérer un jour l’Algérie. D’autres membres de sa tribu, dont on a totalement perdu la trace, ont eu moins de chance et ont été déportés en Nouvelle Calédonie vers 1898 avec le dernier convoi des résistants algériens condamnés au bagne.
Pour l’anecdote, les autorités coloniales avaient interdit l’accès au territoire français à vie à tous ceux qui portaient le nom de famille de ma mère. Cet interdit avait été oublié jusqu’au jour où mon grand-père s’est vu refuser la délivrance d’un passeport. Il lui a fallu entreprendre des démarches en justice pour lever cet interdit.
D’autres tribus ont connu un sort bien plus dramatique. Au début de l’occupation l’armée française a eu recours aux enfumades. «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, enfumez-les à outrance comme des renards.» était le mot d’ordre du maréchal Bugeaud. L’une des plus horribles a été commise en juin 1845 par les troupes du colonel Pélissier. Dans les grottes du massif du Dahra où s’étaient réfugiées femmes, enfants et nourrissons de la tribu dite Ouled Riah, 1150, personnes ont été exterminées, étouffées asphyxiées. L’un des soldats présents a décrit l’horreur du spectacle: «Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche; mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves, etc. Malgré tous les efforts des officiers, on ne put empêcher les soldats de s’emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux, et d’emporter les burnous tout sanglants. J’ai acheté un collier pris sur un des cadavres, et je le garderai, ainsi que les deux yatagans que le colonel nous a envoyés comme un souvenir de ces effroyables scènes. Personne n’a pu savoir ce qui s’est passé dans la grotte, et si les Arabes, étouffés par la fumée, se sont résignés à la mort avec ce stoïcisme dont ils se font gloire, ou bien si ce sont leurs chefs et leurs fanatiques marabouts qui se sont opposés à leur sortie. Quoi qu’il en soit, ce drame est affreux, et jamais à Sagonte ou à Numance plus de courage barbare n’a été déployé.» Témoignage publié par le journal Espagnol l’Héraldo.
Les horreurs de la répression coloniale
Quelques illustrations parmi tant d’autres d’un passé douloureux.
Le génocide des Héréros et des Namas, perpétré en 1904 sous les ordres de Lothar von Trotha en Namibie est considéré comme le premier génocide du XXème siècle. Ce programme d’extermination s’inscrivait dans le processus de conquête des territoires par les Allemands. Il a entraîné la mort de 80% des autochtones et a été un prélude aux génocides perpétrés par les allemands 40 ans plus tard.
Entre 1885 et 1908 une tuerie inouïe de cruauté a fait plus de 10 millions de morts au Congo. Pour faire travailler les populations autochtones, le roi de Belgique Léopold II a instauré un système de punition horrible. Massacres de masse, tortures et châtiments corporels, asservissement, villages rasés, rien ne fut épargné aux congolais. «La punition la plus répandue était la section de la main. Si les villages ne rendaient pas la quantité de caoutchouc dont on avait besoin, on prenait les hommes mâles adultes et on leur coupait la main. La deuxième fois, on leur coupait l'autre main». Plus souvent c’était l’oreille qu’on coupait pour punir les réfractaires.
Sur le chantier du chemin de fer qui devait relier Pointe-Noire à Brazzaville, au Congo plus 30 000 ouvriers congolais sont morts.
A Madagascar, en mars 1947, l’armée coloniale française réprime dans le sang l’instruction des paysans malgaches bilan 20 000 à 100 000 morts.
Des dizaines de drames similaires à quelques détails près ont été vécus par des millions de familles d’Algérie, Sénégal, Dahomey, Haute-Volta, Togo, Tchad, Congo, Mali, Côte d’Ivoire, Indochine, Centre Afrique, Cameroun, Niger, Gabon... Reconnaître ses torts est une condition sin qua non dans tout processus de reconstruction.
Le système colonial, une atteinte à la dignité humaine
Le colonialisme Européen en Afrique a eu des effets majeurs qui ont perduré après les indépendances dans nos pays. L’action «civilisatrice de la colonisation» s’est traduite par la volonté d’imposer un modèle, la culture européenne à travers un savoir être, des langues, des coutumes, une façon de créer les richesses, c’est à dire d’exploitation des terres, des minerais et des humains, c’est des pratiques qui ont profondément marqué le mode de vie des pays colonisés et des pays colonisateurs. Les colons ont perverti les mentalités et mis en place des préjugés qui sont encore vivaces, les victimes ont été transformées en accusées. L’Africain a été présenté comme paresseux, l’arabe fourbe, un travail d’arabe dit-on d’un travail mal fait…ce qui autorisait le colon à le maltraiter.
Aimé Césaire disait «On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer...Moi je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité́, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.» Les méthodes d’exploitation des humains resteront encore longtemps des plaies ouvertes.
Un traumatisme pérenne
Les effets pervers de la colonisation ne se sont pas arrêtés avec le départ du dernier colon. Les sociétés et les communautés continuent à souffrir longtemps des traumatismes qu’elles ont subi. Il est parfois difficile de comprendre l’absurdité de certains comportements quand ne tient pas compte du passé.
Aujourd’hui encore on est en droit de s’interroger si le rejet de la modernité par une bonne partie de nos concitoyens n’est pas dû au fait que celle-ci est encore perçue comme l’un des masques empruntés par la colonisation pour justifier la domination occidentale et l’exploitation des hommes et des richesses.
Il n’en demeure pas moins que le rejet par des pans entiers des sociétés africaines de l’universalisme des certaines valeurs est inadmissible. Le rejet du concept des Droits de l’Homme, de la démocratie comme outil de gouvernance, des droits des minorités, du féminisme se fait encore et toujours au nom du rejet du projet impérialiste de l’homme blanc. C’est inacceptable.
Tout fait croire que les pays colonisateurs n’ont pas encore perçu à quel point la colonisation a été perçue comme un viol par les colonisés. C’est en soi une forme de mépris pour l’autre. La violence physique n’a été en rien comparable à la violence symbolique de l’occupation.
La colonisation est un crime contre l’humanité
Il me faut le redire, la colonisation continuera à faire du mal tant qu’un travail de mémoire sincère n’aura pas été fait. La colonisation s’est acharnée à déconstruire et déconsidérer dans l’imaginaire collectif des cultures millénaires, à mépriser ces cultures, des langues, à introduire des habitudes alimentaires et vestimentaires, une religion…à nier l’humanité du colonisé. Tout cela ne pouvait se faire que dans un rapport dominants-dominés.
La référence, la norme admise par le colonisé est devenue l’homme blanc occidental. Le travail de reconstruction est long et fastidieux.
Car comme attendu les indépendances loin d’être synonymes de libération ont été un calvaire. Il y aurait autant à dire sur les dérives des 60 dernières années que sur un siècle de colonisation. Rares ont été les success story dans ce domaine. Notre histoire s’est écrite à coups d’État, dictatures sanglantes, faillites, famines, corruption et toutes les formes de répressions.
Il ne s’agit pas de se morfondre dans une position de victime et loin de moi l’idée de justifier les errements de ceux qui ont pris le pouvoir après les indépendances mais avaient les moyens de réussir?
Dans les années soixante, des États parfois crées de toute pièce et en dépit du bon sens, avec des frontières tracées au hasard, des ethnies réunies de force au sein d’un même pays, ces jeunes États se sont retrouvés certes indépendants mais dirigés par des incompétents, sans une administration, sans un système éducatif, sans un système de santé, avec une population en grande partie analphabète, ravagée par les épidémies, sans un appareil judiciaire, sans des traditions de vie politique …les responsables n’avaient pas beaucoup d’atouts en main en dehors des ressources naturelles, lesquelles étaient souvent restées pour l’essentiel aux mains des puissances coloniales. Le pillage en règle des richesses et l’ingérence des ex-colonisateurs n’ont jamais cessé.
A ce stade pour construire, il faut commencer par décoloniser les esprits des deux côtés, par reconnaître ses torts pour ensuite entreprendre un travail de réparation des torts causés et des erreurs commises.
Le Président Emmanuel Macron a certes parlé de crime contre l’humanité à propos de la colonisation mais il s’agissait d’une reconnaissance morale, car malheureusement, dans les années 90 des juristes et magistrats français ont barré la route à cette reconnaissance des crimes «en écartant la torture, les exécutions sommaires et les massacres commis par l’armée française dans les années 1954-1962 de la définition des crimes contre l’humanité. Il y a eu amnistie pour cette période, et, juridiquement, cette amnistie est inattaquable.»
Qui oserait aujourd’hui déclarer que «L’État français reconnaît les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qu’il a commis et fait commettre par ses forces armées et de police au cours de la colonisation de l’Algérie (1830-1962).»? Cette absence de courage politique est lourde de sens.
L’absence de reconnaissance d’un passé douloureux par les puissances coloniales a été un frein au développement de l’Afrique. C’est toujours un obstacle à une coopération juste et équilibrée et c’est surtout malheureusement et nous le vivons encore tous les jours, c’est une aubaine à de dangereux aventuriers en politique au nord comme au sud.
Mohamed Salah Ben Ammar
* Aimé Césaire