Nitroglycérine: comment un explosif est devenu un médicament cardiaque
Par Mohamed Larbi Bouguerra - Bien sûr, c’est très surprenant ! Un explosif métamorphosé en médicament ! Comment ce produit a-t-il acquis des faces de Janus et est devenu un médicament au service des cardiologues ?
Commençons par le commencement.
La «piroglicerina», le trinitrate de glycéryle ou TNG, a fait son entrée en scène pour la première fois dans les années 1840, lorsqu’un chimiste et médecin italien de Turin, Ascanio Sobrero (1812-1888) – qui a eu pour directeur de thèse le grand chimiste allemand Justus von Liebig de l’Université de Giessen— l’a synthétisé en faisant réagir de l’acide nitrique et de l’acide sulfurique sur le glycérol, un sous-produit de la fabrication du savon. Il estima qu’elle était impossible à manipuler. L’instabilité notoire de ce liquide huileux est la raison pour laquelle il était souvent l’arme de choix chez les méchants des dessins animés classiques qui ont tellement captivé jeunes et moins jeunes avec leurs «boums» tonitruants.
D’ailleurs, qui a oublié le film de Henri-Georges Clouzot (1953) Le salaire de la peur avec le grand acteur Charles Vanel et l’alors jeune Yves Montand ? Menaçant d’exploser à tout instant, le produit donne un suspense haletant au film.
Un accouchement difficile
Alfred Nobel (le père du célèbre prix éponyme) –a d’abord fabriqué et vendu sous sa forme liquide la nitroglycérine éminemment instable. En 1864, le propre frère d’Alfred Nobel et d’autres personnes meurent durant la préparation de la nitroglycérine. Alfred Nobel va alors s’attacher à stabiliser le produit. A noter que Nobel travaillait dans l’équipe du chimiste français Théophile -Jules Pelouze (professeur au Collège de France et membre de l’Institut) à laquelle appartenait également Sobrero. Il a ajouté à l’explosif TNG instable du chimiste italien, un adsorbant inerte, le kieselguhr (poudre fossile de diatomées), conduisant ainsi à une pâte qui pouvait être mise sous forme de bâtons et l’amenant à exploser de manière contrôlée. C’est ainsi qu’en 1866 fut découverte la dynamite et son brevet d’invention déposé en Angleterre et en Suède par Alfred Nobel.
En réalité, comme souvent en science, c’est la sérendipité qui intervient. Du mathématicien Henri Poincaré au médecin et biologiste Alexander Fleming, c’est par accident que Nobel a réussi à stabiliser la nitroglycérine. Accident certes mais à un esprit bien préparé. Cette invention fera la fortune de Nobel et abondera, plus tard, les célèbres Prix.
Alfred Nobel livrera du reste plusieurs batailles contre les auteurs de contrefaçon - notamment américains - qui voulaient mettre sur le marché une formule chimique légèrement différente de la sienne. La dynamite sera utilisée pour les travaux de démolition, pour les grands travaux publics comme le fameux tunnel de Saint Gothard à travers les Alpes suisses et lors de la guerre franco-allemande de 1870. Elle servira souvent dans les attentats commis par les anarchistes - la dynamite deviendra même «leur signature idéologique»- comme lors de l’assassinat du tsar Alexandre II de Russie en mars 1881 et enfin pour son emploi illégal dans la pêche…qui a hélas amputé les bras, après la Seconde Guerre mondiale, de certains pêcheurs en Tunisie. De nouveaux explosifs et de nouvelles techniques ont progressivement complètement éliminé la dynamite.
Un puissant vasodilatateur est né
Aujourd’hui, TNG est un vasodilatateur très puissant qui est généralement administré par voie sublinguale pour soulager et prévenir les crises d’angine de poitrine. Attention cependant : les médicaments issus des dérivés nitrés sont connus pour déclencher les alarmes dans les aéroports et alerter les chiens renifleurs d’explosifs.
Rappelons les origines de ce médicament.
Le passage de cet explosif au statut de médicament a sauvé des millions de vie. Ce qui aurait pu consoler Sobrero, qui en était venu à regretter d’avoir inventé la TNG.
Sobrero a été blessé et couvert de cicatrices lors d’une explosion de TNG dans son laboratoire. Il regrettait amèrement de voir son invention nuire et tuer d’autres personnes. Ses regrets n’ont fait que croître quand Nobel avait rendu le TNG commercialement disponible.
Bien que Sobrero ait vécu jusqu’en 1888 - date à laquelle le monde de la médecine était en train de s’intéresser au TNG en tant que médicament cardiaque - ce produit ne commencera à prospérer en tant que médicament qu’au début des années 1900. Cet intérêt du corps médical a commencé par une action que Sobrero lui-même a entreprise avant de découvrir la propriété explosive de TNG. Il en avait mis un peu sur sa langue, juste pour y goûter. On était au milieu du XIXe siècle, et à l’époque, il était courant pour les chimistes d’utiliser leur langue pour savoir si un produit chimique était acide, basique, neutre, insipide ou salé…Les instruments dont s’est doté aujourd’hui le laboratoire de chimie (pH-mètre, photo- spectromètre IR , RMN, MS…) ont ringardisé ces techniques même si on continue à dire qu’un chimiste doit avoir «du nez». C’était une époque où les gens reniflaient le protoxyde d’azote N2O, l’éther et le chloroforme pour «se divertir» – conduisant à des découvertes médicales fortuites – et c’est ce qui s’est passé avec le TNG.
Sobrero a ainsi découvert que le TNG avait un goût sucré et qu’il donnait de monstrueuses céphalées. Initialement, cette observation a intéressé les homéopathes, qui ont estimé que de petites fractions de la dose qui causait des maux de tête pourraient venir à bout de ces désagréments et les guérir. Ils ont alors procédé à des essais. Cela n’a pas fonctionné mais le médicament a fait du chemin et circulé. C’est ainsi que l’on a observé son effet sur la tension artérielle qu’il abaissait. Ce qui n’est pas du tout négligeable. Certains médecins ont alors commencé à l’utiliser comme traitement de l’hypertension.
Pendant ce temps, les gens avaient de sérieux maux de tête en reniflant des vapeurs d’une autre substance récréative, le nitrite d’amyle. Lorsque les chercheurs ont réalisé, à la fin des années 1860, que le nitrite d’amyle était un vasodilatateur, T. Lauder Brunton (1844-1916), un médecin-chercheur écossais, l’a utilisé pour soigner l’angine de poitrine.
En tant qu’agent volatil inhalé, cependant, le nitrite d’amyle était difficile à doser et il a une fenêtre thérapeutique étroite pour démarrer. Cela rendait probable pour un receveur de nitrite d’amyle de souffrir d’une large gamme d’effets indésirables, y compris non seulement la syncope et d’autres complications dues aux propriétés hypotensives du remède, mais aussi une pression intracrânienne et intraoculaire élevée et des troubles de l’hémoglobine du sang (méthémoglobinémie). Tout cela, plus une durée d’action de seulement 3-5 minutes, a fait du nitrite d’amyle un médicament peu intéressant, ce qui n’empêchera pas plus tard son utilisation comme antidote à l’empoisonnement au cyanure pendant de nombreuses décennies.
Le Dr William Murrell, en collaboration avec le Dr Fancourt Barnes,a étudié l’effet du trinitrate de glycéryle et du nitrite d’amyle chez les patients souffrant d’angine de poitrine.
La fin du XIXe siècle a été le théâtre d’un développement fascinant pour les hommes qui ont travaillé sur la dynamite, tels que ceux construisant des chemins de fer transcontinentaux, de grands canaux et d’autres entreprises de génie civil. Tous ces projets nécessitaient l’emploi de la dynamite pour réduire la roche et percer les tunnels à travers et autour des montagnes. En tant que clé du processus, la dynamite a non seulement exposé les travailleurs à des risques de traumatismes causés par les explosions, mais a également exposé les hommes à son ingrédient principal, le TNG, par inhalation ou absorption dermique.
Si on prend un grand échantillon aléatoire d’hommes d’âge moyen aujourd’hui, on en trouvera un bon nombre présentant des symptômes d’angine de poitrine, et cela était vrai il y a 150 ans. Fait intéressant, ces hommes ont parfois remarqué que leur douleur thoracique s’atténuait après avoir manipulé la dynamite.
Il n’y a pas eu d’étude épidémiologique sur le sujet, mais il y avait suffisamment d’échanges pour susciter la curiosité des chercheurs médicaux. C’est ainsi que le médecin et pharmacologue anglais William Murrell a été très intéressé. En collaboration avec un autre confrère, le Dr Fancourt Barnes, Murrell a mené des études comparatives sur le nitrite d’amyle et le TNG pour le traitement de l’angine de poitrine à la fin des années 1870 et 1880. De telles études ont montré que le TNG avait un pic d’apparition plus tardif, mais aussi une durée d’action plus longue. Ceci, joint à une administration plus facile par voie sublinguale et à une toxicité bien moindre, a conduit à une utilisation accrue de TNG pour l’angine de poitrine au cours des premières décennies du XXe siècle.
À la suite d’études menées à la fin des années 1920 comparant le nitrite d’amyle au nitrite de sodium, quelques nitrites et nitrates ont été utilisés pour des traitements de l’angine de poitrine et de l’hypertension dans les années 1930. Au début du XXe siècle, les antihypertenseurs englobaient non seulement le TNG, mais aussi d’autres médicaments à base de nitrates (dinitrate de mannide et dinitrate d’isosorbide). La poursuite des recherches du milieu à la fin du XXe siècle a non seulement élargi la liste des nitrates à action brève et à action prolongée, mais a également révélé le mécanisme d’action du TNG et des agents similaires.
Fait essentiel : les cellules du corps humain convertissent le TNG en oxyde nitrique, qui détend les muscles lisses dans les parois des vaisseaux sanguins, provoquant la dilatation de ces derniers, effet recherché pour soulager les hypertendus.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
On n’a plus à se soucier des explosions. Même dans une plus grande mesure que dans la dynamite de Nobel, le TNG pharmaceutique est mélangé à des agents inertes. Lorsque vous informez les patients sur l’utilisation appropriée et les effets secondaires potentiels de NTG, il est également conseillé de leur parler de problèmes particuliers liés au fait qu’il dérive d’un composé instable. Le médicament est assez instable, conduisant à une durée de conservation effective de quelques mois seulement et si le flacon n’est ouvert qu’une fois par semaine. Si mis dans un pilulier la durée de vie du médicament est d’une semaine.
Mais, scanners d’aéroport et chiens renifleurs le détectent sans coup férir ! (Lire David Warmflash, Medscape, 6 février 2023)
La nitroglycérine vérifie ce mot de Henri Poincaré tiré de son célèbre ouvrage «La Science et l’Hypothèse» : «On fait la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus science qu’un tas de pierres une maison.»
Mohamed Larbi Bouguerra