Habib Touhami: Le triomphe de la déraison en Tunisie
Observée par le biais de la communication officielle, des médias nationaux et des réseaux sociaux, la vie politique en Tunisie apparaît comme excessivement brutale et dénuée de toute raison. Tout est imprécation, misère de la pensée et violence verbale. L’Université tunisienne elle-même n’a pas réussi à se préserver de cette déraison ambiante. Quand elle cautionne une thèse soutenant que la Terre est plate, tout est dit. Pourtant, les savants arabes, dont les Tunisiens se réclament volontiers, avaient prouvé depuis au moins onze siècles que la Terre est ronde, sinon ellipsoïdale.
Ce qui frappe le plus en Tunisie à l’heure actuelle, c’est que les élites intellectuelles et morales du pays sont devenues déraisonnables en majorité. Or l’histoire des peuples et des nations prouve que c’est la déraison des élites qui engendre celle des masses. Certes, les gouvernants, les médias et les réseaux sociaux ont de grandes responsabilités, mais la responsabilité des élites est bien plus grande. En fait, les élites tunisiennes ne remplissent plus leur mission d’aiguillon et d’accoucheurs d’avenir. Hormis les juristes, les autres catégories d’intellectuels n’ont pas été à la hauteur de la situation. Il est vrai que ni les médias ni les partis politiques n’ont voulu prendre leur relais, les uns parce qu’ils ont privilégié le mercantilisme, les autres parce qu’ils sont foncièrement nihilistes.
En vérité, les circonstances et les contingences en Tunisie sont telles qu’il est devenu vain d’espérer un sursaut national qui ne viendrait pas d’abord des élites intellectuelles et morales du pays. Aucun pouvoir politique, aussi fort qu’il croit l’être, n’est capable de vaincre à lui seul les blocages socioéconomiques par décret ou rétention. Certes, les problèmes du pays (ou plutôt ses urgences) sont de prime abord de nature budgétaire et socioéconomique, mais ils sont au fond de nature intellectuelle et morale. Depuis l’avènement de la politique libérale des années soixante-dix (économique s’entend) et son discours sur l’abolition du nécessaire sacrifice des générations présentes au bénéfice des générations futures, les comportements sociaux ont radicalement changé pour devenir l’expression même de l’individualisme forcené et de l’égocentrisme triomphant.
La situation politique actuelle pèse très lourdement sur la vie de tous et la conscience de chacun, mais ce n’est pas une raison pour la laisser obscurcir l’horizon. Les élites intellectuelles et morales doivent entamer au plus vite un travail sérieux sur un projet national d’avenir. Plusieurs problématiques exigent d’elles des réponses claires : quel type de société nous voulons, quels rapports de production souhaitons-nous mettre en place, etc. On aurait souhaité que le Plan accomplisse cette tâche, mais pour ce faire, il aurait fallu qu’il soit délesté de la gestion de l’économie à court et à moyen terme pour préparer le futur socioéconomique du pays. Pour l’heure, le pouvoir politique en place ne semble pas l’accepter ou disposé à écouter les voix extra-muros.
Habib Touhami