Salwa Hamrouni: Droits des femmes en Tunisie, marcher à reculons
Le 13 aout 1956, Habib Bourguiba avait eu suffisamment de courage politique pour décider, unilatéralement certes, de changer le visage de la société tunisienne et donc de la Tunisie.
En effet, le code du statut personnel, adopté déjà avant la République, a mis les bases de la modernisation de la société en s’attaquant essentiellement au droit de la famille. Les réformes de ce droit ont continué timidement avec Zine Abidine Ben Ali jusqu’à la révision faite par la loi n°74 du 12 juillet 1993.
Porteurs d’espoirs, les évènements de 2011 ont donné aux femmes l’illusion d’une libération et d’une voie vers une parfaite égalité, vers une égalité en réalité car cette dernière est parfaite ou n’est pas.
Nous avons rapidement déchanté lors des premières manifestations exigeant l’égalité par la loi. Les poches de résistance ont été activées, les femmes intimidées et les machines islamistes ont fonctionné pour cantonner les doléances dans la préservation des acquis. Même ces derniers ont été remis en question : un discours favorable à la polygamie, au voile, au voile intégral, au «mariage» orfi, à l’interdiction de l’avortement, a vu le jour et a pu librement s’adresser aux tunisiennes et tunisiens à travers les mosquées confisquées et les prêches sortant de tous bords.
Il a donc fallu beaucoup d’engagement et de résistance des hommes et des femmes pour préserver les acquis et pour avancer en matière de droits.
La première occasion s’est présentée lors des discussions sur les élections d’une constituante. C’était la question de la parité. Cette dernière n’est pas un but en soi. C’est un principe qui permet aux femmes d’être représentées à parts égales dans les structures de prise de décision. Elle a été introduite parle décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une assemblée nationale constituante avant d’être constitutionnalisée dans la constitution de 2014 et maintenue dans la constitution de 2022.
Toutefois, malgré l’obligation constitutionnelle pour que l’Etat «s’emploie à garantir la parité», la majorité parlementaire a refusé de la consacrer au niveau horizontal (au niveau des têtes de listes) en dehors des élections municipales.
Lors des élections de 2014, 31% des membres de l’ARP ont été des femmes. Ces femmes avaient la possibilité de traduire le principe constitutionnel de l’égalité dans des lois égalitaires. Or, à part la loi relative à la violence contre les femmes, aucun autre pas n’a été franchi. Les propositions de la commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) concernant tout l’arsenal juridique discriminatoire ont été rejetées par tous les conservateurs y compris les femmes islamistes pourtant présentes à l’assemblée grâce à ce même principe d’égalité.
La Colibe a en effet revu l’ensemble des lois violant à la fois la constitution et les engagements internationaux de la Tunisie dans les domaines de l’égalité dans la vie familiale, dans l’éducation des enfants, dans le nom des enfants, dans l’héritage ; en matière de nationalité et même en matière fiscale. Aucune des propositions n’a pu aboutir à cause des objections politiques notamment islamistes.
Aujourd’hui, les principes de l’égalité et de la parité (maintenus par les articles 23 et 51 de la constitution de 2022) restent une coquille vide.
Perturbé par un préambule traitant de l’équité, par un article 5 traitant des objectifs de l’Islam, le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes restera probablement lettre morte.
En 2019, nouvellement arrivé à Carthage et à l’occasion du 13 août, le président de la République a expressément rejeté l’égalité dans l’héritage en se fondant sur ce qu’il considère comme un texte coraniqueclair ne nécessitant pas d’interprétation en oubliant que ces propos sont précisément une interprétation, littérale de surcroit.
Il a exprimé sa préférence pour l’équité pourtant étrangère au jargon des droits humains focalisés sur l’absence de discriminations, sur l’égalité des chances ou même sur la discrimination positive.
Plus encore, le 8 mars 2023 le président de la République a décidé de sacrifier la parité par un trait de plume: ironie du hasard, la journée internationale des droits des femmes a été «fêtée» par le décret-loi n° 8 qui a modifié le mode de scrutin pour basculer vers un mode uninominal universellement reconnu comme peu adéquat à la représentativité des femmes encore moins à la parité.
Ironie du hasard aussi, ce décret-loi a été normalement discuté en conseil de ministres. Conseil présidé par une femme et comprenant plusieurs femmes ministres!
Le résultat a été immédiat : l’assemblée actuelle ne compte pas plus que 17% de femmes.
A l’assemblée des représentants du peuple (ARP), parmi les 15 membres de la commission de la législation ou encore celle des finances, nous ne trouvons qu’une seule femme membre ou encore une femme sur 10 pour la commission des relations extérieures et pour la commission des droits des femmes et de la famille.
La parité ne concerne pas seulement les fonctions politiques, elle est de plus en plus exigible pour les hauts postes administratifs. Le plafond de verre a toujours fait obstacle à une véritable égalité dans les fonctions de la haute administration.
Le 25 mai 2016 un conseil pour la parité et l’égalité des chances a été créé pour remédier à la faible représentation des femmesles différents hauts postes de responsabilité. Le conseil des pairs dont la fonction est d'établir une stratégie nationale pour l’égalité des genres et de veiller au respect de l'égalité dans les nominations aux hautes fonctions n’a pas pu percer à cause à la fois de sa composition, pour la plupart gouvernementale, et à cause des compétences limitées qui lui sont accordées.
La régression concernant la représentation des femmes dans les postes de décision concerne également ce qui a été établi par une circulaire du gouvernement Youssef Chahed en 2018 exigeant la parité dans les propositions de nomination aux hauts postes de responsabilité. Le gouvernement présidé par Mme Najla Bouden a décidé de renoncer à cette exigence de parité, et s'est limité à la condition de la compétence!
Plusieurs parmi nous ont salué l’avènement d’une femme à la tête d’un gouvernement. Cela aurait eu peut-être un sens dans le cadre de la constitution de 2014 où le chef du gouvernement avait de réels pouvoirs même pervertis par les équilibres de la majorité parlementaire. Homme ou femme, la constitution de 2022 leur consacre une fonction de premier ministre malgré le maintien de l’appellation du chef de gouvernement: le ministre du président et l’exécutant.e de sa politique.
En écrivant ces lignes, je vois défiler un hommage rendu par le ministère de la famille, de la femme, de l’enfance et des seniors dans le cadre de la foire des timbres postaux consacrée aux femmes engagées dans tous les domaines. L’initiative est, certes à saluer car elle constitue une forme de reconnaissance de leurs combats dans toutes ses formes.
Il me semble toutefois que le véritable hommage devrait dépasser les évènements ponctuels et formels pour continuer ce qu’elles ont commencé dans les domaines du droit, de l’art, de la santé, de la politique, des médias, de l’enseignement…Des générations de femmes tunisiennes, dont la mienne, ont donné de leur temps, énergie, savoir et le peu de pouvoir dont elles ont pu bénéficier,pour avancer vers une parfaite égalité et pour mettre fin aux privilèges de la masculinité propre à toute société de domination.
Ce 13 août 2023 sera donc une énième occasion pour puiser dans les acquis d’il y a 67 ans. Il sera probablement une autre occasion pour brider tout espoir d’avancer vers une égalité complète et effective. Il sera certes une autre occasion pour diviser les tunisiennes, pour stigmatiser les intellectuelles, les militantes, les contestatrices et les résistantes. Il sera finalement un non-évènement pour les femmes qui continueront leur marche pour l’égalité et la dignité.
Salwa Hamrouni
Professeure de droit à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales et Tunis.