De la liberté de la création dans le Monde arabe
Par Tahar Bekri - Dans le train qui m’emmenait de Paris à Copenhague, il y a quelques années, je lisais le roman du Palestinien, Emile Habibi, Saraya bent al-ghoul, (Saraya, fille de l’ogre), et fixais longuement mon attention sur son introduction, où il citait le vers du poète Al-Mutanabbi (Xème s):
Tu n’as ni chevaux ni bien à offrir
Que la parole soit heureuse
Si la condition ne peut l’être
Emile Habibi, loin, bien sûr, d’Al-Mutanabbi, ajoute, ironique, que «La vérité sociale est plus profonde, si la parole n’est pas heureuse, la condition ne peut l’être». Sans difficulté, j’adhère amplement à son propos, convaincu que je suis, que la liberté de la création est l’une des manifestations importantes de la liberté de la parole et du bonheur de la condition. Emile Habibi, qui n’avait comme le héros de son roman, L’Optimissiste / Al-Mutachael, cessé de traverser les chemins de la douleur, à la recherche de Saraya, cette jeune fille qu’il a aimée jeune, désigne au fond, avec métaphore, sa terre, égarée dans les méandres du mythe, ravie par l’ogre.
La liberté de la création dans le Monde arabe, faut-il en convenir, ne diffère pas beaucoup de la situation de Saraya, emportée par l’ogre. Nous aimons tous Saraya et nous la pleurons, matin et soir, tandis qu’elle se perd dans les labyrinthes du Pouvoir, quand ce n’est pas dans ses oubliettes ou ses geôles. Le créateur arabe cherche, inlassablement, Saraya, et malgré sa forte conviction que sa beauté réside dans sa liberté réelle, sa quête, reste éprouvée et presque vaine. Celle-là qui est à l’origine de son auto-censure, de son silence forcé ou, dans la plupart du temps, de son exil. Inutile de rappeler ici, combien sont les créateurs arabes exilés dans les capitales européennes et occidentales!
Il est légitime de se demander pourquoi ainsi? Et ce, depuis des décennies après les indépendances des pays arabes, toutes confondues. S’agit-il d’une fatalité historique, imposée au créateur arabe, parce qu’il ne pèse pas lourd, face à l’ogre politique? Est-il à ce point, déconsidéré, pour se retrouver en train de combattre des moulins à vent, Don Quichotte, en grand frère? Souhaite-t-il avoir un regard critique, créer en toute liberté, on lui rétorquera qu’il doit être la voix du Prince, qu’il doit se soumettre à sa volonté : -Aimez-vous le roi ? Il a beau répondre, comme Candide, j’aime Mademoiselle Cunégonde, il est toujours au rang des suspects, mis au banc des accusés, jugé comme une menace pour la vérité officielle qui ne peut tolérer aucune mise en question, ni opposition. Pis, on exigera de lui, de cesser de chercher Saraya, d’abandonner son projet néfaste et de se limiter à vénérer la pensée unique, la voie unique pour le bonheur de sa condition.
Le créateur arabe, qui, n’a de cesse, tel Sisyphe, de vouloir relever le défi, de pouvoir contredire, de refuser de participer à la redondance creuse et au discours de circonstances, d’essayer de mettre en doute l’affirmation grossière, de crier fort que son œuvre n’est pas faite pour la flatterie, la fragonnerie ou l’éloge, mais s’inscrit dans l’exigence et le regard critique dans l’attachement aux siens, dans sa haute ambition, de vouloir avancer et donner une œuvre d’art qui rehausserait le goût esthétique et la vie intellectuelle, se retrouve, bien souvent, coupable de lèse-majesté. Il sera contraint, contre tout bon sens, de subir la surdité, la cécité et les menaces du sabre : censure, saisies, placards, tiroirs et oublis. Viennent ensuite, disgrâces, poursuites, marginalisations, Combien sont-ils les créateurs arabes qui ont sombré dans la déchéance et l’indifférence, sacrifiés sur l’autel de l’oubli, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur pays ? Il serait long ici de citer tous les noms des créateurs arabes, arrêtés ou mis en prison, poussés sur le chemin de l’exil, alors que personne ne doute de la sincérité de leur création ni de la fidélité à leurs pays et peuples. On pourrait presque établir un Dictionnaire tragique avec les noms d’auteurs, de créateurs arabes morts en exil ! Et cela dure depuis des décennies.
En dépit de cela, soyons lucides, il ne serait pas juste d’élargir l’amour de la liberté à tous les créateurs, comme s’ils étaient tous respectueux des mêmes valeurs, comme si Saraya avait les mêmes prétendants, avec les mêmes sacrifices, les mêmes ambitions. Combien sont-ils ceux qui ont trahi Saraya, qui ont manqué de courage pour la sauver des griffes de l’ogre? On ne peut passer sous silence la responsabilité de certains créateurs, devenus au fil des ans, au service de l’ogre, mauvais génies et hérauts des bâillons!
Il en est ainsi des créateurs devenus, propagandistes, voix de leur Maître, participant au mensonge, déformant la vérité réelle. Ils sont nombreux ceux qui portent atteinte à la dignité de la création, à sa liberté et son indépendance.
La création arabe n’est pas exempte de ses propres failles, de son silence coupable, de son manquement à son devoir éthique et sa conscience morale.
Bien sûr, cela n’est pas n’est réservé à la création arabe et à l’échelle mondiale, bien des pays ont des attitudes similaires, de l’Afrique à l’Asie et l’Amérique latine.
Pour autant, comment définir la liberté de la création, a-t-elle des limites?
Sans responsabilité et devoir moral, la création deviendrait une langue de vipère, provocatrice de discorde, à l’origine de confusion qui mettrait la société à feu et à sang !
Et ceux qui, comme l’écrit Ismail Kadaré, étaient médiocres sous la dictature, le seront après. Ils ont beau prétendre avoir changé à la vitesse du son, leur opportunisme n’est pas crédible.
La liberté de la création, comme l’art, n’est pas la vulgarité, le goût trainé dans la boue, le chauvinisme, la haine de l’autre, le discours mensonger, la laideur des vues, les vomissures, les mots blessants, l’œuvre faite machine de guerre.
Elle est ce qui nous élève, ce qui porte haut les valeurs humaines fondamentales, ce qui défend la condition de l’humain, elle est quête laborieuse des vérités, doute nécessaire, résistance noble à l’opprobre et à l’humiliation, volonté d’être loin des obscures raisons.
Tahar Bekri