Indépendance de la Banque Centrale: A faux problème, mauvaise solution?
Par Ahmed Tarchi, Ancien secrétaire général de la BCT, ancien directeur général des Etudes et de la Coopération Internationale
Question pertinente?
Tel le rocher de Sisyphe, la question lancinante de l’indépendance de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) n’a cessé de revenir avec plus ou moins d’acuité, au gré des remous de la situation économique et financière en Tunisie. Au sein de la classe politique, la tension sous-jacente monte d’un cran, de manière récurrente, lors des discussions du budget de l’Etat, et de son financement.
C’est dire que la question est d’emblée mal posée, car elle révèle chez ladite classe politique, une perception pour le moins étriquée. A écouter ses propos, la Banque Centrale devait être, comme au XVIème siècle, confinée au rôle de financement de l’Etat, selon le bon vouloir, voire les caprices du Roi ou du Prince.
Pourtant, la loi 2016-35 du 25 avril 2016 portant fixation du statut de la BCT, accouchée dans la douleur à une faible majorité en cette année dans une assemblée fortement clivée, précise les missions et objectifs de la BCT, ses relations avec les pouvoirs exécutif et législatif, ses attributions et sa gouvernance ainsi que ses domaines d’intervention.
Cette loi, quoi qu’on en dise, et au vu du climat politique post-révolution agité (un euphémisme) a introduit un certain nombre de nouveautés en termes d’attributions et de gouvernance inspirées des bonnes pratiques internationales en la matière. En outre, l’énonciation de l’indépendance de la BCT figurait en bonne place dans le texte de loi y afférent (articles 2 et 3).
Si la question sur le statut de la BCT semble ainsi tranchée pour la majorité des observateurs, il n’en est apparemment rien pour nombre d’intervenants politiques. Ils ne cessent de réaffirmer que le remède aux difficultés des finances publiques réside dans l’abolition de l’indépendance de la BCT. D’autres en rajoutent une louche affirmant que le salut de l’économie réside dans le changement des billets de banque, remède miracle à l’économie parallèle. Cette dernière fausse bonne idée est non seulement onéreuse, mais surtout inopérante et dangereuse.
Encore plus, certains n’hésitent à franchir le Rubicon, s’activant semble-t-il, à modifier la loi 2016-35 susmentionnée, en particulier son article 25 portant justement sur un pilier, voir l’essence même de l’indépendance de la BCT, en l’occurrence l’interdiction de tout financement direct de l’Etat.
Faisant fi des évolutions au cours des cinquante dernières années, cette démarche intègre en fait un parti-pris à peine voilé contre l’indépendance de la BCT, motivé soit par une approche idéologique surannée, soit par la recherche d’une solution de facilité. Dans un cas comme dans l’autre, la primauté de l’Etat providence est consacrée, un Etat tout puissant, omniprésent et discrétionnaire, la BC n’étant rien d’autre que le bras financier en charge du financement de son programme économique et du budget par la création monétaire à la demande.
Les tenants de cette approche semblent ignorer que ce rôle a été joué par les BC par le passé et que les résultats étaient in fine contreproductifs, amenaient l’inflation, voire l’hyperinflation, et déstabilisaient le système productif et l’économie dans son ensemble.
Ce faisant, ils éludent la question essentielle, à savoir dans quelle mesure l’indépendance (ou non) constitue un déterminant de la réussite (ou l’échec) de cette institution de l’Etat à accomplir les missions qui lui ont été confiées par la loi -avec à leur tête la stabilité des prix- et atteindre les objectifs visés.
C’est quoi au juste l’indépendance des Banques Centrales?
En bref, une banque centrale est indépendante si:
• Elle constitue sur le plan organisationnel une institution distincte du Gouvernement et de ses autres institutions;
• Elle assure sa principale mission, en l’occurrence, la définition et la conduite de la politique monétaire et décide des actions et mesures y afférentes, sans contrainte du Gouvernement, et;
• L’indépendance doit être consignée formellement dans le cadre légal et statutaire
Pour résumer, l’indépendance de la BC recouvre deux dimensions: l’une législative ou organique, et l’autre opérationnelle ou fonctionnelle. On parle aussi d’indépendance légale et d’indépendance réelle.
Pourquoi l’indépendance de la BCT?
C’est tout simplement une condition sine qua non de la réussite dans sa mission principale : la stabilité des prix, autrement dit la maitrise de l’inflation.
Il est à rappeler de prime abord que la maitrise de l’inflation, présente ou future, offre aux agents économiques, particuliers, entreprises ou même l’Etat, un outil précieux et une sureté pour fixer leurs anticipations, prendre les décisions rationnelles et faire les arbitrages éventuels quant à leurs choix économiques: consommation, épargne, investissement, l’horizon temporel de la décision à prendre, etc.
Au contraire, l’instabilité des prix constitue un facteur majeur d’incertitude pour les agents économiques sur les prix futurs des biens et services, et donc sur le rendement escompté de leurs choix présents.
Sur le plan macro, le dérapage de l’inflation a pour effet de saper la compétitivité de l’économie, d’asphyxier les exportations, d’aggraver le déficit de la balance des paiements et d’éroder les réserves de change et la parité du Dinar, sans parler bien sûr du délitement des finances publiques.
Ainsi, tout opérateur a grandement besoin pour ancrer ses anticipations et prendre des décisions éclairées, d’une référence incontestable, il s’agit en l’occurrence de la Banque Centrale, dont la crédibilité ne peut être garantie que par son autonomie vis-à-vis de toute autre institution ou pouvoir, et en particulier le Gouvernement.
A cet égard, d’aucuns peuvent légitimement s’interroger sur l’opportunité de confier cette mission au Gouvernement, émanation du peuple par voie d’élection et donc habilité à assurer la bonne gestion de la chose publique, et la protection du pouvoir d’achat du citoyen et son bien-être? La réponse est, assurément, non!
Car l’Exécutif n’est pas en mesure de jouer ce rôle puisqu’il est par nature une source de dépenses, pour la réalisation de ses engagements, souvent ambitieux et donc budgétivores, ce qui va à l’encontre de la stabilité des prix. Face aux prévisions du gouvernement le plus souvent trop optimistes et donc peu crédibles (quel gouvernement se risquerait à annoncer une politique d’austérité impopulaire par souci de stabilité des prix?!), les agents économiques sont amenés à modifier leurs anticipations, contribuant ainsi à précipiter l’inflation.
Plus prosaïquement, le turnover des gouvernements depuis 2011 et l’image pour le moins peu rassurante qu’offrait alors l’ARP en disent long sur le déficit de crédibilité.
Brève revue historique
Les premières banques centrales ont été créés depuis le milieu du 17eme siècle (Banque de Suède en 1668 et Banque d’Angleterre en 1694), mais l’indépendance des BC est un fait récent, qui a débuté, pour la plupart, aux années 1970 et s’est fortement répandue depuis dans les pays avancés et émergents.
Au début des années 70, l’économie américaine, a subi une forte récession accompagnée d’une inflation à deux chiffres, en relation surtout avec l’expansion budgétaire engendrée par la guerre du Viêtnam, aggravée par le choc pétrolier. La contagion n’a pas tardé à s’étendre à l’Europe occidentale avec son lot de récession, d’hyperinflation et chômage.
Cet état de fait a remis en cause la théorie économique dominante à l’époque, le modèle Keynésien, dont la mise en œuvre a permis la reconstruction de l’économie occidentale depuis les années 30 (après la crise de 1929), et après la deuxième guerre mondiale (période des trente glorieuses).
En bref, selon ce modèle, et en vue d’assurer la croissance et l’emploi, l’Etat mène une politique d’intervention expansionniste à travers l’impulsion de la demande globale (investissement et consommation). La surchauffe de l’économie, qui peut en résulter, peut être modulée par une action de réglage fin (fine tuning) du taux d’intérêt et un dosage, selon la conjoncture, des politiques budgétaire et monétaire (policy mix), sous l’autorité discrétionnaire de l’Etat. Le risque inflationniste, ne constituant pas de menace, est toléré du moment que le plein emploi est réalisé. D’autant que les agents économiques s’accommodent de l’«illusion monétaire» ou «illusion nominale». Ils raisonnent en termes nominaux et non en termes réels; l’augmentation du revenu est toujours perçue comme un enrichissement par le citoyen, sans considération pour l’inflation, (le rythme effréné de la masse salariale en Tunisie depuis 2011 en est un cas d’école !).
Dans ce modèle, la Banque Centrale émet de la monnaie conformément à la politique discrétionnaire de l’Etat, et la question de l’indépendance de la BC ne se posait pas.
La grave crise des années 1970 qui a plongé l’économie occidentale dans la stagflation et vu la suppression de la convertibilité du Dollar en or, a eu raison de ce modèle, qui a été supplanté par la théorie Monétariste.
Celle dernière prend le contre-pied du modèle Keynésien et son corollaire, la politique monétaire discrétionnaire expansionniste.
Développée par Milton Friedman, elle repose sur la théorie quantitative de la monnaie formalisée par la fameuse équation de Fisher.
Celle-ci met en évidence la relation entre la masse monétaire et le niveau des prix. Toute augmentation de la masse monétaire engendre automatiquement une hausse de l’inflation, alors que l’effet sur l’activité économique n’est que de court terme et sera à plus long terme annihilé par la spirale inflationniste. «L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire», dixit Friedman.
En conséquence, la BC doit mener une politique monétaire de rigueur basée sur la maitrise de la masse monétaire, qui doit évoluer au rythme de l’économie réelle et en dehors de l’influence du gouvernement, dont les politiques sont par essence inflationnistes.
Aussi, et pour mener à bien sa politique visant la maitrise de l’inflation, la BC doit être indépendante du gouvernement.
Cette théorie a eu un grand succès aux USA et en GB à partir des années 1980, période de reprise de la croissance et de maitrise de l’inflation.
La crise financière de 2008
La théorie monétariste a été à son tour remise en cause par la crise économique et financière de 2008. Cette crise, liée en partie à la forte expansion de la sphère financière et l’explosion de la bulle des nouveaux produits financiers et de l’internet, sans lien avec l’activité économique a soulevé des critiques de cette théorie, et un regain d’intérêt pour le modèle keynésien avec l’intervention des Etats et des BC pour injecter des liquidités abondantes en vue de relancer l’économie. Surtout que ces liquidités massives n’ont pas généré d’inflation, (taux d’intérêt et inflation proches de zéro).
Là encore, l’analyse est biaisée, car les agents économiques échaudés par la crise ont mis beaucoup de temps à reprendre confiance, ce qui a fait que la masse de liquidité injectée n’est pas transmise au secteur réel, retardant d’année en année la reprise de la croissance et bridant tout naturellement l’inflation. En fait, pendant des années, la liquidité injectée faisait un mouvement incessant d’aller-retour entre les banques centrales et les banques commerciales.
Cependant le regain d’activité de l’économie américaine, et mondiale déjà depuis 2016 -en dehors du choc Covid- et une forte reprise des bourses mondiales, ont enclenché un nouveau cycle de pressions inflationnistes. Ces évolutions ont conduit à la normalisation des politiques monétaires et budgétaires. La Fed, la BC américaine a ainsi augmenté ses taux d’intérêts de pas moins de 425 points de base en 2022, suivie par d’autres grandes BC. Le monétarisme a encore de beaux jours en perspective.
De surcroit, et au-delà de l’argumentaire théorique, une relation forte a été démontrée depuis les années 90 entre l’indépendance des banques centrales et la maitrise de l’inflation.
Ne pas confondre indépendance et discordance
Nonobstant ce qui précède, l’indépendance des BC est une notion somme toute relative, soumise à un certain nombre d’obligations et d’exigences.
• La crédibilité: elle vient de l’autonomie de la conduite de la politique monétaire qui doit être à l’écart de tout agenda politique
• L’efficacité: exigence d’une grande expertise reconnue dans les domaines économique et financier du Gouverneur et du Directoire (CA)
• La transparence: publication régulière des indicateurs de la situation monétaire. Diffusion de communiqués sur les décisions prises par le Directoire (CA). Publication de rapports d’activités de la BC et autres publications, statistiques et analyses périodiques
• La redevabilité: Auditions périodiques du Gouverneur devant l’assemblée législative et communications sur la situation économique, monétaire et financière du pays.
Pour ce qui est de la BCT, elle a veillé, dans le cadre de la refonte de la loi 2016-35 à consolider son indépendance en matière de conduite de la politique monétaire.
Dans ses articles 2 et 3, la loi 2016-35 consacre le principe de l’indépendance de la BCT. Dans son article 25, alinéa 3, elle précise davantage un critère décisif de cette indépendance : l’interdiction d’octroyer à la trésorerie générale de l’Etat des facilités sous forme de découverts ou de crédits, ni d’acquérir directement des titres émis par l’Etat.
Cela étant et dans le souci d’une synchronisation des politiques économiques, la même loi dispose dans ses articles 7, 29, et 57 les fondements d’une coordination active entre la BCT et le Gouvernement en vue de la convergence de leurs politiques vers la réalisation des objectifs de l’Etat en matière de croissance et de stabilité macroéconomique, nonobstant l’objectif de stabilité des prix.
Action de la BCT face à une conjoncture adverse
Dans le cadre de la loi 2016-35 en vigueur, la politique monétaire menée par la BCT, en particulier ces dernières années, fait face à de multiples défis dans une conjoncture internationale et nationale des plus difficiles. Lutter contre les pressions inflationnistes exacerbées par le dérapage des prix internationaux des produits de base importées et les perturbations de la production et des circuits de distribution en interne, et le manque de liquidité de l’économie en mal de reprise et donc de ressources propres de l’Etat, n’est pas une tâche aisée.
Dans ce contexte, la conduite de la politique monétaire et de change a veillé à allier rigueur et prudence, veillant à la fois à modérer la hausse des prix tout en assurant un financement adéquat de l’économie, le maintien du niveau des réserves en devises et la stabilité du taux de change du Dinar.
Aussi, la BCT a toujours œuvré à entreprendre des actions non conventionnelles à chaque fois que la conjoncture nationale ou internationale l’exige. En l’occurrence lors de la crise Covid, elle a octroyé un financement exceptionnel direct au Trésor de 2,8 milliards de dinars moyennant une procédure législative spéciale. D’ailleurs cette opération n’a-t- elle pas contribué peu ou prou à l’accélération de l’inflation en 2022? La question mérite d’être posée.
Pourquoi donc remettre en cause l’indépendance de la BCT?
Les partisans de l’abandon de l’indépendance de la BCT lui reprocheraient le refinancement des banques, lesquelles financent le Trésor à des conditions selon eux onéreuses. Sans entrer dans une analyse comptable pour signaler que les banques payent des impôts sur les bénéfices de plus de 35%, et souffrent d’un taux exorbitant de créances «douteuses» d’environ 14%, il est fort utile de préciser ce qui suit:
Primo: Le système bancaire a besoin de ressources suffisantes pour consolider son assise financière, et d’investissements lourds pour moderniser son système d’information et développer la qualité de ses services. Aussi, un système financier solide et rentable offre un levier essentiel pour impulser l’investissement, la croissance et l’emploi
Secundo: La BCT est dans son rôle en refinançant les titres de créances privés (crédits aux entreprises), et publics (émissions du Trésor) selon les pratiques internationales, à des taux qu’elle fixe à partir d’appel d’offres. A rappeler ici que l’Etat est un agent économique parmi d’autres qui doit, selon les bons usages, se financier aux conditions du marché.
Tertio: La souscription des banques aux émissions du Trésor se fait conformément aux mécanismes du marché, selon des procédures régulières et transparentes. Les banques investissent dans les bons du Trésor pour leur propre compte, mais aussi, en tant qu’intermédiaires au profit des épargnants.
Au contraire, la souscription directe de la BCT aux émissions du Trésor constituerait une entorse au fonctionnement normal du marché et aux règles de la concurrence, et porterait un coup dur au développement du marché financier qui, déjà, requiert des efforts immenses pour se rapprocher des standards internationaux (la capitalisation de la Bourse étant de l’ordre de 17% du PIB, contre plus de 40% en moyenne dans les pays émergents).
Pour conclure
Le rapprochement entre l’indépendance de la BCT et la situation des finances publiques est un raccourci pour le moins hasardeux. Il est surprenant que certains envisagent, dans la précipitation, une si mauvaise solution à un faux problème.
Troquer la maitrise de l’inflation contre le financement monétaire du Budget est un jeu dangereux. Toute remise en cause de l’indépendance de la BCT est non seulement économiquement vaine, elle risque surtout d’écorner davantage l’image de l’économie tunisienne et sa capacité d’accès aux marchés financiers internationaux, déjà malmenée, à tort ou à raison, par les agences de notation. A la clé, un risque majeur de dérapage incontrôlé de l’inflation et une explosion de revendications sociales à n’en plus finir.
Pourtant les sujets à prendre à bras le corps et de toute urgence, ayant une incidence décisive sur les finances publiques, ne manquent pas.
J’en livre ici, et sans ordre, quelques-uns à titre indicatif:
• Pérennité des secteurs économiques en souffrance: phosphate, énergie et agriculture
• Réforme de la gouvernance des entreprises publiques
• Recouvrement des ressources du Trésor en souffrance, et équité fiscale
• Résolution du problème des filières productives et des circuits de distribution.
• Développement de la digitalisation, un gisement de croissance et d’emploi des jeunes
• Modernisation du code des investissements et du climat des affaires
• Optimisation de l’Administration et des services publics en tant que leviers de développement
• Restructuration et mise à niveau du secteur financier
Pour ce faire, des compétences tunisiennes -politiques ou non- qui ne manquent pas ici et ailleurs peuvent être mobilisées (taskforce) pour l’élaboration d’un plan d’action structuré, à court, moyen et long terme, à décliner en mesures concrètes dans le cadre d’un agenda précis.
Ahmed Tarchi
Ancien secrétaire général de la BCT, ancien directeur général des Etudes et de la Coopération Internationale
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