Les filles d’Olfa, un film fictionnel mais réel
Par Kahena Abbes - Le film «Les filles d’Olfa» réalisé par Kaouther Ben Henia, sélectionné dans la compétition officielle au festival de Cannes 2023, vient de sortir dans les salles de cinéma en Tunisie depuis le 20 septembre dernier.
Au cours de son déroulement, la cinéaste nous invite à observer la métamorphose d’une histoire réelle, vécue par Olfa et ses filles (Rahma, Ghofrane Tayssir et Aya Chikhaoui) en une œuvre d’art, de suivre très minutieusement tout le travail qu’elle a accompli pour achever une telle construction.
Il s’agit d’impliquer le spectateur dans le processus de création, sa gestation, ses étapes, ses difficultés.
Pourtant le film est loin de nous amener vers la voie d’un travail purement intellectuel conceptuel, les personnages réels, accompagnés par d’autres acteurs, étaient présents sur scène, pour accomplir leurs rôles, en racontant ce qu’ils avaient vécu avec toute la charge émotionnelle éprouvée et ressentie au cours des événements.
Le film commence par une parole qui se libère dans une ambiance fictionnelle, c’est Olfa: la mère qui pour évoquer le trauma de son vécu, choisit comme point de départ le jour de son mariage, lorsqu’elle s’est trouvée face à un mari pressé d’accomplir l’acte sexuel dans la plus grande violence en absence de tout désir, sentiment, attraction.
Plus tard, leur union dépourvue de tout affect donnera naissance aux quatre filles d’Olfa: Ghofrane, Rahma, Tayssir et Aya. Les aînées ont disparu dans des circonstances jusqu’ici inavoués, elles vont être remplacées par deux actrices: Nour Karoui dans le rôle de Rahma et Ichraq Matar dans le rôle de Ghorfrane, avec lesquelles elles avaient certaines ressemblances aussi bien physiques que psychologiques, quant aux cadettes, elles étaient présentes sur scène pour accomplir leurs rôles.
Submergée par ses émotions, Olfa était incapable de jouer certaines séquences du film, elles vont être menées par l’actrice Hend Sabri.
La parole va circuler, après Olfa, elle sera prise par ses filles, puis par les autres acteurs, chacun racontait sa version des faits pour actualiser le drame, le rendre réel, le reconstruire comme les pièces d’un puzzle.
Pour réaliser ce but, l’intervention occasionnelle du cinéaste derrière sa caméra était nécessaire afin de permettre au spectateur d’assister à la reconstitution de l’histoire.
D’abord, il y a toute la violence que faisait subir Olfa à ses filles dans le but de les réprimer les contrôler, avec tout ce qu’elle a provoquée chez elles comme révolte, résistance, désobéissance.
Et puis il ya la misère dont souffrait la famille par manque de ressources matérielles accentuée par l’absence du père, sa démission.
L’ambiance de la liberté qui a pris naissance avec la révolution tunisienne a créé une certaine détente en réduisant la tension entre la mère et ses filles, elle va finir par ouvrir la voie à ces dernières pour adhérer à des groupes religieux extrémistes, Rahma et Ghofrane vont porter le niquab, les cadettes Tayssir et Aya feront de même.
Après son divorce, Olfa décide de partir travailler en Lybie afin de subvenir aux besoins de ses filles, subitement Ghofrane quitte la famille sans laisser de message et Rahma va la suivre, elles iront joindre l’Etat islamique Daeich, elles ne reviendront plus jamais, seront arrêtées par l’Etat libyen, jugées puis condamnées à 16 ans de prison chacune.
Le passage de la parole aux actes, du réel au fictionnel, de l’aveu à l’émotion, nous révèle l’existence de plusieurs dimensions: réelle, psychologique, culturelle, artistique qui se sont interférées croisées, pour se focaliser sur un thème majeur à savoir: la répression du corps féminin, son instrumentalisation.
En réalité les deux aînés Ghofrane et Rahma ont été dépossédées de leurs corps, car elles n’avaient droit à aucun désir, aucune joie vivre, en subissant la transmission des interdits socio culturels intériorisés par Olfa leur mère, dés son jeune âge.
L’extrémisme religieux attribuera à ces interdits un caractère absolu et sacré et ne laissera aux filles d’Olfa aucune marge de réflexion de liberté leur permettant de disposer de leurs corps, elles seront vouées à mourir symboliquement, à n’exister que pour obéir et servir autrui, aucune échappatoire ne leur sera possible.
Toute l’ingéniosité de Kaouther Ben Hania réside dans cette interaction assez subtile, intercalée et mesurée entre le vécu d’Olfa et ses filles et sa reproduction en tant qu’œuvre d’art, en laissant émerger leurs sentiments contradictoires et intenses comme l’amour, la colère, la culpabilité, la joie, la peur.
Les événements du film se sont déroulés dans un espace bien contourné qui connaitra une certaine extension en fonction des faits, Hend Sabri a su mener un rôle assez difficile et complexe d’être le double d’Olfa qui était déjà présente, Majd Mastoura a joué plusieurs rôles celui du mari, de l’amant, du policier, car la présence masculine dans l’univers féminin visait la mise en scène d’un relationnel fondé sur la violence, l’exploitation et la domination. Les deux actrices Nour Karoui et Ichrak Matar en accomplissant les rôles de Rahma et Ghofrane devraient intégrer l’univers familial d’Olfa habité par la souffrance et la culpabilité, elles y sont parvenues.
Le Film a obtenu plusieurs prix: celui du documentaire l’œil d’or, le prix de la citoyenneté, le prix du cinéma positif, le prix François Chalais.
Un film qui tout en sollicitant le spectateur à découvrir les étapes de sa création, à en prendre distance, le secoue profondément, le fait rire et pleurer.
Kahena Abbes