Ammar Mahjoubi: Jérusalem et l’histoire des Hébreux
Longtemps, la Bible demeura le document de base, le recours quasi unique pour écrire une histoire du peuple d’Israël; bien que, comme tous les écrits religieux, le Livre fût l’une de ces sources historiques les plus difficiles à interpréter. Certes, depuis le XVIIIe siècle, on avait pu établir que le texte était en réalité constitué de couches successives, qui reproduisaient des traditions anciennes hétérogènes réunies et refondues, ainsi que quelques documents et bien des histoires étiologiques.
Des historiens allemands comme Isaac Jost ou Léopold Zunz savaient, au milieu du XIXe siècle, que ces écrits saints n’avaient ni base, ni références fiables et avaient été rédigés par des auteurs divers, à des époques relativement tardives. On avait même pu déterminer que parmi les quatre sources principales du récit, la première était datée de 850-760 avant le Christ et la plus récente située vers 550-460; ainsi était montré que cette "histoire des Hébreux" n’avait été écrite que plus de mille ans après les faits, puisque d’après le texte biblique, les patriarches avaient vécu au début du IIe millénaire. En 1882, Julius Welhausen, le célèbre érudit allemand, publia ses «Prolégomènes à l’histoire d’Israël» qui devint, à son époque, l’ouvrage de référence sur l’interprétation de la Bible. La création de la religion juive, écrivit-il, résulta d’un processus progressif et chaque «couche» du Pentateuque correspondit à une période d’écriture.
Des auteurs juifs, comme Hirsh Graetz, qui considéraient que la «race juive» était dotée d’un organisme biologique particulier et d’une histoire miraculeuse, comprirent alors que la première brèche venait d’être ouverte dans la fiabilité des récits bibliques. Tout en rejetant dans ces récits, avec d’autres historiens, le surnaturel, le merveilleux et l’intervention divine directe, il consacra la fin de sa vie à la défense acharnée de la validité du texte sacré, en acceptant néanmoins la critique philologique et en émettant des hypothèses sur la date de rédaction de certains livres. L’historien israélien Shlomo Sand relève, à ce propos, que du début jusqu’au milieu du XXe siècle, un nombre important d’historiens juifs en Amérique, à Jérusalem, en Russie et en Ukraine commentaient et discutaient les traditions historiques de la Bible, affirmant par exemple, avec Baer à Jérusalem, que «La Bible avait raconté l’élection et la maturation progressive du peuple de Dieu, avait justifié son droit d’habiter la Terre promise en terre d’Israël, et lui avait assigné sa place dans l’histoire des nations».
Puis, à partir des années cinquante du siècle dernier, les récits de la Bible devinrent une rhétorique politique. Shlomo Sand rapporte qu’un cercle biblique permanent se réunissait au domicile de David Ben Gourion, où les dirigeants intellectuels et militaires du mouvement sioniste étaient persuadés de reproduire la conquête de la «Terre promise» et la création d’un Etat sur le modèle du royaume de David. Pour eux, le nouvel Israël figurait la royauté du troisième Temple, tout comme les islamistes tunisiens d’Ennahda rêvaient de l’avènement d’un sixième califat. Avec la création, en Israël, des premières écoles hébraïques, communiant dans le culte d’une sainte trinité «Livre-Peuple-Terre», la Bible devint un livre éducatif, enseigné en classe en tant que matière indépendante. Les «Puissants» royaumes de David et de Salomon, bien que leurs succès et la prospérité du pays furent loin d’être tels que la postérité en Israël les imagina, rivalisaient dès lors de popularité avec celui des Hasmonéens, qui avaient mené, à partir du milieu du IIe siècle avant le Christ la résistance au royaume hellénistique des Séleucides. Le livre de Moshé Dayan «Vivre avec la Bible» inventa même tout un imaginaire national de l’histoire, en parfait accord avec les buts politiques de l’entreprise colonisatrice. Aspirant à un «Eretz Israël» étendu du Jourdain à la mer et du désert du Sinaï au sud de la frontière libanaise du mont Hermon, il procéda à l’apologie et à la justification de l’action militaire, tout en l’auréolant d’une mythologie biblique anoblissante.
Depuis le XVIIIe siècle cependant et depuis qu’il avait été démontré que ces écrits saints n’avaient presque aucune fiabilité historique, le recours à des investigations archéologiques était devenu des plus nécessaires. Les premières fouilles furent donc entreprises dès 1864, puis en 1860-70; en 1890 commença une exploration méthodique du sol, qui ne fut interrompue que pendant les deux guerres mondiales et lors des guerres arabo-israéliennes. Outre l’exploration du sol de Jérusalem, elles s’étendirent notamment à Megiddo, Jéricho, Aïn Chems et Beisen. Concernée en particulier par les fouilles, Jérusalem devait, d’après la Bible, assurer au royaume hébraïque instauré par Saül, David et Salomon, sa véritable unité. La vieille cité ceinte de hauts murs et réputée imprenable avait longtemps résisté aux Israélites. Toujours d’après la Bible, elle avait été arrachée aux Jabuséens, le peuple cananéen qui l’occupait depuis le IIe millénaire par David, vers 1000 av. J.-C., le roi juif en fit la capitale politique et religieuse de son royaume; il y retrouva, dit-on, le coffre sacré avec l’arche sainte et l’on prétendit qu’il s’agissait de celui même qui avait été enlevé auparavant par les Philistins et apporté alors triomphalement à Jérusalem.
Deux «archéologues», l’amateur Moshé Dayan et le professionnel Yigal Yadin, autre chef d’État-major, trouvèrent alors moyen de transformer l’archéologie de la Palestine en une branche annexe de la recherche biblique. L’Américain William F. Albright, qui avait entrepris des fouilles dès 1920, leur avait d’ailleurs montré la voie en s’évertuant à faire correspondre les vestiges au texte biblique; avec des affirmations extravagantes et des datations fantaisistes; tout ce qu’il exhumait datait prétendument des XXe et XIXe siècles avant le Christ. Grand collectionneur d’«antiquités», dont une grande partie avait été volée, Dayan s’attacha surtout, de son côté, aux vestiges judéens, détruisant systématiquement d’antiques mosquées remontant au XIe siècle. Poteries, armes, tombes et bâtiments exhumés étaient, présumait-il, les témoignages éclatants de la «période des patriarches»,de «la sortie d’Egypte», de «la conquête de Canaan»… Par contre, les strates archéologiques, qui documentaient les longues périodes «non juives» de l’histoire du pays, n’intéressaient nullement ces étranges «archéologues», disciples d’Albright et consorts, dont la joie fut immense lorsque la victoire de 1967 leur permit de fouiller dans les territoires conquis. Certes, la loi internationale interdit expressément les fouilles en pays occupé, mais dans le monde entier qui aurait osé s’y opposer?
Comme le souligne Shlomo Sand, cette euphorie fut, cependant, de courte durée. L’université israélienne fut bien obligée d’admettre les progrès de la recherche historique et archéologique, le développement de l’histoire anthropologique et des sciences sociales et, surtout, l’importance accordée par les historiens à la «longue durée» prônée depuis longtemps par l’école des Annales… Dévaluée, la conception événementielle et politique de l’histoire biblique subit alors les assauts des chercheurs sérieux, qui prirent en défaut de crédibilité la chronologie et la périodisation d’Albright et de ses disciples ; les études ne cessèrent alors de montrer l’influence, tour à tour, des Mésopotamiens venus de Chaldée au pays de Canaan au XVIIIe siècle av. J.-C., puis celle des Egyptiens du XVIe au XIIIe siècle; les Philistins, par la suite donnèrent à Canaan le nom de Palestine, alors que l’établissement des Hébreux, venus d’Egypte, n’intervint qu’au XIIe siècle avant le Christ. Plusieurs peuples, par ailleurs, laissèrent dans ce pays leurs traces archéologiques et épigraphiques, les Araméens apparus au XIe siècle av. J.-C. et aussi les Ammonites, Edomites, Moabites et Amalécites. L’Américain Thomas Thompson finit par proposer de considérer l’ensemble des récits des patriarches comme un recueil de mythes populaires, savamment développés et enjolivés; avec une profusion de détails, de noms de lieux et de peuples, les récits bibliques étaient le fruit de rédactions littéraires tardives de théologiens plus ou moins brillants certes, mais non exempts de contradictions énormes, comme ces noms apparus seulement au VIIe et au VIe siècles avant le Christ, mais qui sont cités dans la Genèse.
Un à un, les mythes furent alors remis en cause. L’épigraphie pharaonique avait montré sans doute qu’une petite entité culturelle, du nom d’Israël, a vécu à Canaan sous domination égyptienne au XIIIe siècle avant le Christ. Au plus tôt vers le XIIIe siècle, et pas avant archéologiquement parlant, Moïse aurait conduit les esclaves libérés d’Egypte. Selon la Bible, il aurait conduit dans le désert 600.000 combattants, soit avec les femmes et les enfants près de 3 millions d’âmes, pendant une errance d’une quarantaine d’années. Non seulement c’est invraisemblable, mais on ne relève surtout nulle trace à cette époque d’une révolte d’esclaves, ni d’une conquête du pays de Canaan par un élément étranger dans l’épigraphie pharaonique, où chaque événement, même les incursions de bergers nomades, était mentionné avec précision. Toujours d’après la Bible, le «peuple d’Israël», arrivé au pays de Canaan, en fit rapidement la conquête, exterminant férocement, sur ordre divin, la plus grande partie de la population locale. Par bonheur, ni l’archéologie ni l’épigraphie n’ont confirmé ce génocide, alors que la Bible omet curieusement de mentionner la domination du pays par les Pharaons. Elle cite la prise par Josué de villes puissantes et fortifiées, comme Jéricho et Hésébon; mais l’archéologie a montré qu’elles étaient, à l’époque de la prétendue conquête, soit des hameaux négligeables, soit des sites inhabités. Quant aux traces d’incendies ou de destructions à Hazor et Megiddo, elles s’échelonnent sur un siècle et pourraient être dues aux incursions, vers 1200 av. J.-C., des «Peuples de la mer» dont faisaient partie les Philistins.
L’affinement des approches archéologiques, élargies à l’anthropologie et aux travaux sur les genres de vie, a permis à présent de décrire les étapes successives du processus historique au pays de Canaan. L’époque archaïque fut celle des villes cananéennes sous domination égyptienne dans les vallées. Lui succéda, au XIIIe siècle avant le Christ, à la suite de l’invasion des «Peuples de la mer», une période de déclin. Les villes disparurent et la population, constituée surtout de bergers, nomadisa longtemps avant de se sédentariser, de s’installer dans des villes et de cultiver de nouveau la terre. Autochtone, elle préluda à la formation graduelle, entre le XIIe et le Xe siècles, de deux royaumes. Au nord, le royaume stable d’Israël prospéra au IXe siècle… A son apogée, sous la dynastie d’Omri, il s’étendit de Moab à l’est jusqu’à la Méditerranée et de Damas au nord jusqu’à la frontière de Judée dont le royaume, avec la lignée de David, ne se développa que peu à peu vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C. On n’a guère retrouvé, dans les fouilles, les vestiges de ce royaume unifié, vanté par la légende biblique, sous les règnes de David et de son fils Salomon. Ses richesses, que la Bible décrit en des termes qui en font presque les équivalentes de celles des puissants rois de Babylone ou de Perse, n’ont laissé ni constructions monumentales, ni remparts, ni autres fortifications. Les citadins du nord, comme les habitants du sud, étaient alors de fervents païens, adorant le grand dieu Jéhovah ainsi que Baal, Shamash et Astarté. Dès la deuxième moitié du VIIIe siècle, le royaume d’Israël fut conquis par l’Empire assyrien, tandis que celui de Judée subit à son tour à partir du VIe siècle la domination babylonienne.
En conclusion de leurs travaux, les historiens et archéologues qui ont renouvelé les études hébraïques conviennent ainsi que le glorieux royaume unifié, rassemblant sous David et Salomon Israël et la Judée, n’avait jamais existé. Le fait qu’il n’ait même pas de nom approprié dans la Bible est significatif. Beaucoup d’historiens croient que les auteurs tardifs de la Torah lui avaient donné le nom d’Israël, auréolé par le prestige des souverains du nord, en inventant, en fabulant et en célébrant cette communion des deux royaumes instituée par la grâce d’un Dieu unique et avec sa bénédiction. Riche et originale, leur imagination s’amplifia et entreprit la reconstitution d’une histoire du monde, depuis sa création et l’évocation du terrible déluge, relaté plusieurs millénaires plus tôt dans l’épopée de Gilgamesh; poursuivant ces récits, toute une créativité imaginative s’amplifia jusqu’aux tribulations des patriarches et au combat de Jacob avec l’ange, jusqu’à la sortie d’Egypte, à l’ouverture de la mer Rouge, à la conquête de Canaan et à l’arrêt miraculeux du soleil à Gibéon.
Ces mythes centraux sur l’origine d’un peuple prodigieux venu du désert, qui conquit par la force un vaste pays et y édifia un royaume puissant, ont soutenu et servi l’essor de l’identité nationale israélienne ; ils ont surtout favorisé la réalisation des desseins de l’entreprise pionnière sioniste. En fournissant une ferveur religieuse et une énergie spirituelle à la politique identitaire et à la colonisation territoriale, ils continuent à être soutenus, sinon prônés, par la société et le grand public israéliens, qui refusent obstinément les conclusions des nouvelles recherches. Le long débat sur les auteurs de la Bible remonte pourtant à Baruch Spinoza et Thomas Hobbes, au XVIIe siècle. Selon l’opinion communément admise, il est fort probable que les antiques royaumes d’Israël et de Judée aient laissé des chroniques officielles et des inscriptions glorifiant des hauts faits, rédigés par des scribes, comme ce secrétaire qui offrit la Bible au roi Josias (Rois, 22, 1, 13). Après la destruction du royaume de Judée, ces chroniques servirent probablement de base aux auteurs des livres de la Bible, dans une compilation accomplie des mythes et des légendes entretenus par les élites intellectuelles. Puisant dans un passé glorifié, ils s’approprièrent le nom d’Israël aux dépens des Samaritains, descendants présumés de ce royaume et désignèrent ainsi un peuple élu, face aux païens de Canaan. Les chefs, juges, héros, rois, prêtres et prophètes de la Bible seraient pour la plupart historiques. Mais les dates, les croyances, les actes de ces protagonistes et leurs relations sont, sans doute, les fruits d’une imagination débridée. Il en résulta non pas un livre sur la naissance du monothéisme au Proche-Orient, mais toute une bibliothèque revue, augmentée et retravaillée trois siècles durant et plus, de la fin du VIe au début du IIe siècle avant le Christ. Il en résulta surtout une œuvre dont la puissance évocatrice s’imposa aux trois cultures des religions monothéistes, au judaïsme, au christianisme et à l’islam, comme la preuve d’une révélation divine, dans un texte sacré dicté par Dieu.
Avec l’éclosion de l’idéologie nationale, la Bible devint une œuvre rédigée pour reconstituer le passé. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’historiographie pro-sioniste lui fit jouer un rôle clé dans la formation de la nation juive moderne. Elle créa ainsi une «mythistoire» procurant aux communautés juives, disséminées dans les Etats du monde entier, un lien d’appartenance et de solidarité. Le mythe de l’Exil, colporté et entretenu, dans la tradition juive comme dans le patrimoine spirituel chrétien, se transforma peu à peu en une vérité absolue, gravée dans l’histoire nationale de l’Etat d’Israël. Lié à la destruction du premier Temple, en 587 av. J.-C., par le roi de Babylone Nabuchodonosor, puis du second par Titus, en 70 après J.-C., l’Exil s’établit en mythe fondateur, en soutien de l’identité «ethnique» des Juifs dispersés dans le monde.
La critique historique, pourtant, ne manqua pas de relativiser ces événements et de rétablir la véracité de cette dispersion. Ce que nous connaissons de l’histoire des Empires assyrien puis babylonien montre nettement qu’on n’expulsait nullement le «peuple du pays» conquis, producteur des récoltes, l’assiette évidente de l’impôt. L’exil ordonné par Nabuchodonosor ne concernait ainsi à l’évidence que l’élite gouvernante et intellectuelle des vaincus. Quant à la répression de la révolte des Zélotes juifs de Judée, à l’époque romaine, et aux bannissements décrétés par le fils de l’empereur Vespasien Titus, on est tributaire d’une source quasi unique: le livre sur «La guerre des Juifs contre les Romains» du chroniqueur juif Flavius Josèphe. Issu d’une famille sacerdotale, il avait pris le parti des Pharisiens et participé à la révolte juive contre Rome à Jotapa. Fait prisonnier et réduit en esclavage, il fut libéré par Vespasien et avait assisté au siège de Jérusalem, en qualité d’interprète de Titus. D’après lui, la répression avait provoqué le massacre de plus d’un million de victimes et la mise en captivité de cent mille prisonniers, vendus ensuite en tant qu’esclaves. Mais comme l’ensemble des chroniqueurs antiques et médiévaux, les chiffres de Josèphe sont exagérément gonflés. En l’an 70, la ville de Jérusalem dans le petit royaume de Judée, comparée aux autres cités du monde romain, ne pouvait dépasser 60 à 70 000 habitants. Certes les Romains avaient pu déposséder les paysans juifs de leurs terres, mais ils ne semblent pas avoir ordonné des expulsions massives qui, d’ailleurs, dans le monde romain, ne sont guère attestées ni en Orient, ni dans les provinces occidentales.
Plus tard encore, sous Hadrien, des projets de colonisation romaine à Jérusalem provoquèrent la révolte de Bar Kokhba. Les sources textuelles font certes état de massacres et de destructions, mais ne mentionnent pas non plus d’expulsions. La province romaine de Judée s’appela désormais Palestina, et Jérusalem prit le nom d’Aelia Capitolina; son accès fut interdit aux circoncis. De toute façon et bien avant l’époque romaine, de nombreuses communautés juives résidaient en dehors de la Judée. Lorsque Cyrus II Le Grand prit Babylone et mit fin à la captivité des déportés en 539 av. J.-C., beaucoup de Juifs ne revinrent pas au pays et s’éparpillèrent dans les villes de l’Orient, renforçant des centres juifs déjà établis. En Mésopotamie comme en Egypte, en Syrie comme en Asie Mineure et en Grèce, les ressortissants juifs étaient partout présents. Mais le grand tournant à l’origine d’une véritable expansion du judaïsme ne se produisit qu’à l’époque hellénistique, lorsqu’une culture commune grecque et orientale rassembla à la fois les élites des deux bassins de la Méditerranée et établit une véritable koinè, avec deux centres principaux Antioche et Alexandrie. Jérusalem devint, à l’époque d’Hérode, une cité cosmopolite, l’aristocratie rabbinique et foncière ayant adopté l’hellénisme avec même, souvent, l’adoption de noms grecs. Ce qui avait provoqué la violente réaction intégriste des Maccabées. Le royaume juif des Hasmonéens qui leur succéda était une autorité typiquement hellénistique, malgré sa dénonciation des pratiques impures et des divinités multiples, devenues familières dans la culture grécisante.
La symbiose entre le judaïsme et l’hellénisme transforma le monothéisme juif en une religion dynamique et prosélyte, préparant le terrain à la révolution chrétienne, dans un monde païen ébranlé par la remise en cause de ses croyances et de ses valeurs. Contrastant avec la tolérance qui caractérise le polythéisme, les monothéismes recèlent tous en effet un potentiel immanent d’esprit missionnaire et propagateur. A Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C., la Septante (Septuaginta), traduction grecque de l’Ancien Testament, était due, sans doute, à des érudits juifs, bien qu’une légende en fît l’œuvre de 72 rabbins réunis par Ptolémée II Philadelphe. Elle constitua le tremplin de diffusion de la foi juive parmi les élites intellectuelles de la Méditerranée grâce surtout à Philon d’Alexandrie; ce philosophe grec d’origine juive avait réussi, au Ier siècle, à souder avec talent le logos stoïco-platonicien avec le judaïsme. La Septante ouvrit la voie à une prédication religieuse en pleine expression dans les essais deutérocanoniques, c’est-à-dire les livres seconds, sanctifiés après les autres. A Antioche comme à Damas, autre centre hellénistique florissant, le judaïsme ne cessa alors de progresser et de se répandre.
En Judée, où aucune expulsion n’a pu être vérifiée après la destruction du Temple, les premiers historiens de l’université hébraïque de Jérusalem avaient bien essayé de prolonger les vagues de «l’Exil» jusqu’au VIIe siècle, lors de la conquête musulmane. Mais ils ne pouvaient prouver des confiscations de terres, car les troupes arabes étaient transférées au fur et à mesure des conquêtes, et seules des garnisons réduites auraient pu recevoir quelques parcelles. Ils ne pouvaient nier, surtout, que face aux persécutions sévères subies sous l’Empire byzantin, les Juifs de Palestine accueillirent favorablement les conquérants arabes. La rupture était, en effet, consommée entre judaïsme et christianisme, avec la division de la divinité dans la Trinité, puis avec l’élaboration du mythe déicide. Si bien qu’on décrivit, dans les milieux juifs, la conquête de la Terre sainte par les Arabes comme une faveur accordée par les descendants d’Ismaël. Fidèles à la promesse divine faite à Abraham, leur ancêtre commun, les Ismaéliens répondaient à l’appel des descendants d’Isaac, persécutés par Byzance. Modération et tolérance caractérisaient, par ailleurs, la politique arabe à l’égard des «gens du Livre», qui bénéficiaient du statut de «dhimmi». Grâce à l’Islam, ils purent revenir à Jérusalem, la ville sainte dont ils avaient été bannis, avant d’être tentés, de plus en plus, par la conversion à l’Islam, facilitée par l’exemption de l’impôt, payé uniquement par les «dhimmi». Tous ces facteurs expliquent la disparition dans la «longue durée» de la majorité juive en Palestine. Ils expliquent aussi la détermination sioniste à réfréner tout débat sur les conséquences de la conquête arabe. Débat qui, aujourd’hui, est même devenu tabou.
Au Maghreb, l’introduction du judaïsme à l’époque de la Carthage punique n’est attestée par aucun document crédible. A l’époque romaine, par contre, la présence des communautés juives est confirmée par l’archéologie comme par les textes. La nécropole juive de Gammart, la synagogue de Naro, au pied du Boukornine et celle de Lepcis, près de la basilique, les catacombes d’Oea (Tripoli), notamment, ont fourni une documentation qui ne laisse pas de doute. Les textes ne sont pas en reste. Dans le Talmud de Jérusalem, par exemple, on relève les noms de Rabins qui résidaient, vers le IIIe siècle, à Carthage; et tandis que Tertullien n’avait pas manqué de s’attaquer aux Juifs dans ses Traités intitulés «Adversus Iudeos», «Adversus Nationes», «Apologeticum». Augustin, qui les avait à son tour combattus, avait signalé leur présence à Oea, Thusurus (Tozeur), Uzalis (El Alia), Simitthus (Chemtou), Hippone (Annaba) et Caesarea (Cherchel). Ils s’adonnaient, parmi leurs activités principales, au commerce maritime; ce qui explique leur présence dans les ports de Carthage, de Naro (Hammam-Lif), Sullectum (Sallacta), Hadrumetum (Sousse) et Thaenae (Tina), sur la côte orientale, ainsi que sur les côtes algériennes et marocaines à Hippone (Annaba), Caesarea (Cherchel), Lixus et Tingi (Tanger).
On a beaucoup discuté les questions de la date et des circonstances de l’implantation du judaïsme maghrébin. Dans son livre sur «Le Judaïsme berbère dans l’Afrique ancienne», Maurice Simon avait rappelé, en 1962, les dires de paysans berbères de la région d’Hippone, qui se qualifiaient à l’époque romaine de «Cananéens» et se déclaraient fils de Cham, fils de Noé. Simon avait alors émis deux hypothèses: il s’agirait, d’une part, d’une ou de plusieurs communautés paysannes fondées par des Zélotes, qui auraient fui la Cyrénaïque à la suite de la révolte juive contre le pouvoir romain, au début du IIe siècle; et il pourrait aussi s’agir, d’autre part, d’une conversion au judaïsme des rescapés phénico-puniques gagnés par le prosélytisme de Juifs très proches par la langue, après la destruction de Carthage en 146 av. J.-C. La critique historique a, depuis, écarté totalement ces hypothèses, qui ne sont fondées sur aucun témoignage crédible. Elle a surtout montré que le judaïsme, dans l’Afrique ancienne, provenait de Rome et de la péninsule italienne, et qu’il naquit très probablement dans des communautés chrétiennes.
A l’époque médiévale et d’après un passage d’Ibn Khaldûn, des tribus berbères et en particulier celle des Djarâwa, la tribu d’al-Kâhina, professaient le judaïsme. E. F. Gautier, au début du XXe siècle, repris par M. Simon, avaient situé la conversion des Djarâwa en Cyrénaïque, à la suite de l’exil et de la dispersion des Juifs de cette province après leur révolte contre Rome en 115-117. Selon la théorie des migrations berbères de Cyrénaïque vers l’Occident, la tribu d’al Kahîna se serait fixée alors dans l’Aurès. Mais depuis, Yves Modéran a montré la fragilité de cette théorie des migrations; rien ne permet d’exclure, en effet, une probable conversion de tribus berbères en contact avec les nombreuses communautés juives de l’Afrique romaine, notamment à l’époque byzantine lorsque les juifs persécutés pénétrèrent à l’intérieur du pays. Mais le judaïsme des Djarawa, en particulier, a été lui-même remis en question. Il n’est mentionné que dans ce texte unique d’Ibn Khaldûn, dont la traduction, par De Slane, a été reprise par M. Talbi. Le passage khaldûnien suppose seulement que du temps de la toute-puissance des fils d’Israël, la tribu d’al-Kahena fut judaïsée; mais depuis, tous les Berbères en contact avec les Rûms avaient adopté le christianisme. Et c’est aussi un passage où est dénoncée la versatilité des Berbères, empressés de se soumettre au plus fort et d’adopter sa religion. Avec une allusion au mythe de l’origine cananéenne des Berbères, voisins du puissant royaume de David et Goliath. On voit bien ainsi que le prétendu judaïsme d’al-Kâhina et des Djarawa est loin d’être sûr, contrairement à leur christianisation. D’autant plus que d’après un texte d’al’Malikî, al-Kâhina portait devant elle sur un chameau une énorme idole en bois qu’elle adorait. Icône chrétienne, d’après M. Talbi, ou statue de la Vierge, d’après Y. Modéran, elle révélerait probablement la pratique d’un culte marial qui avait prospéré à l’époque byzantine. On sait, en effet, que l’entente des Berbères d’al-Kâhina et de Kussayla avec les Rûms était due, d’abord, à la romanisation plus ou moins profonde des tribus et, surtout, à leurs convictions religieuses partagées avec les Byzantins.
Ammar Mahjoubi