Le général Saïd El Kateb: 20 ans après la bataille de Bizerte, mes retrouvailles avec l’amiral Amman (Vidéo)
En mai 1981, le général Saïd El Kateb est nommé attaché militaire, naval et de l'air auprès de l'ambassade de Tunisie à Paris. Dès son entrée en fonction, un dossier attire son attention : une commande de patrouilleurs lance-missiles auprès d'une compagnie française de constrution navale dont le président n'était autre que l'amiral Amman commandant de la base aéronavale de Bizerte en 1961. Un nom qui ne rappelle pas que de bons souvenirs au général qui avait reçu précisément son baptême du feu, vingt ans plus tôt lors de bataille de Bizerte. Ayant appris sa nomination, l'amiral exprima le désir de recevoir le général qui a accepté sans hésiter. Comment s'est déroulée la recontre ? Le général El Kateb se souvient :
Le mercredi 19 juillet 1961, éclatait à Bizerte un conflit armé entre la Tunisie et la France. C’était la suite inévitable de l’échec des négociations sur l’évacuation de la base stratégique de Bizerte que commandait en chef l’amiral Amman.
C’était aussi la continuation du bras de fer entre deux grands hommes connus pour leur orgueil, leur ténacité et leur entêtement à chaque fois que l’intérêt supérieur de leurs pays respectifs était en jeu.
Ils ont ainsi passé la main à leurs militaires qui, prenant leurs rôles au sérieux, ont fait d’un désaccord entre deux pays amis un conflit armé, sanglant, meurtrier et inégal. Il était d’ailleurs irréfléchi des deux côtés, mal préparé et surtout mal géré, de notre côté, sur le plan technique et tactique.
Vu les conditions défavorables du moment, on ne pouvait pas, logiquement, s’attendre à mieux:
a- La Tunisie sortait depuis 5 ans à peine d’une période de colonisation qui a duré 75 ans,
b- Son armée était encore mal organisée, mal équipée, mal instruite et mal entraînée. Elle ne pouvait pas ainsi affronter dans un conflit classique une des meilleures armées du monde et encore moins faire des miracles.
Au mois de mai 1981, 20 ans après, promu au grade de général de brigade, 2 ans auparavant, j’étais nommé attaché militaire naval et de l’air (A.M. N.A) auprès de notre ambassade à Paris. Après cette période d’accalmie, l’amitié franco-tunisienne ayant retrouvé le chemin de la réconciliation, notre pays a commandé auprès de la France quelques patrouilleurs lance-missiles (P.L.M) pour renforcer la protection de côtes et nos eaux territoriales (poisson, gaz).
Dans un geste qu’il voulait de bonne volonté, le président Bourguiba aurait décidé que cette acquisition se ferait en France et sans autres appels d’offres internationaux. À Paris m’attendait donc une ambiance favorable, et le dossier des patrouilleurs était le plus important dans notre coopération avec les Français. Ces derniers avaient auparavant accepté ma désignation comme A.M.N.A alors qu’ils n’ignoraient pas les dégâts causés à leur aviation par ma compagnie, sur l’aérodrome de Sidi Ahmed (une quinzaine d’avions détruits). Il faut signaler que parmi le personnel d’une ambassade, seuls l’ambassadeur et l’A.M.N.A sont accrédités et assujettis à l’accord des autorités du pays hôte.
Arrivé à Paris fin mai 1981, le dossier des patrouilleurs a retenu, tout naturellement, toute mon attention. Bien avant ma désignation à ce poste, le ministre de la Défense avait déjà fait détacher le commandant Chedli Cherif, futur amiral et chef d’état-major de la marine, auprès de la mission militaire de l’ambassade pour être sur place à Cherbourg auprès de la Compagnie AMIOT, et suivre la construction de ces bateaux.
Quelque temps après avoir pris mes nouvelles fonctions, le commandant Cherif m’annonce que l’amiral Amman, ancien commandant en chef de la base aéronavale de Bizerte au cours des événements de juillet 1961, présidait cette compagnie de construction navale. L’ayant informé de ma venue à Paris, il a exprimé le désir de me recevoir. Agréablement surpris et un peu curieux, j’ai accepté sans hésiter. L’amiral et moi-même, nous nous connaissions déjà de réputation et par combattants interposés. C’était depuis le 6 juillet 1961 lorsque j’ai eu la lourde et dangereuse tâche de déclencher les hostilités avec ce pays ami. Ces hostilités qui ont entraîné tant de dégâts et de malheurs à nos deux pays.
C’est ainsi que j’ai eu l’occasion, pacifique et amicale cette fois, de rencontrer de nouveau cet adversaire d’hier qui m’a reçu aujourd’hui avec beaucoup d’égard. Nos entretiens se sont multipliés pour parler de ce drame qui a envenimé nos relations, a risqué de nuire gravement à nos intérêts séculaires communs et a menacé l’existence même de notre jeune Etat fraîchement débarrassé du protectorat. Sur le plan purement technique militaire, l’amiral trouvait que la façon avec laquelle la partie tunisienne a géré les opérations était confuse, précipitée, inexplicable et injustifiée.
De mon côté, j’ai insisté sur les points essentiels suivants:
1- L’incompréhension de la partie française envers la légitime demande tunisienne d’établir un calendrier pour évacuer ses troupes de Bizerte,
2- L’usage excessif et injustifié de la force imposé par les directives, si sévères, du général de Gaulle qui ont autorisé cet emploi démesuré des moyens disponibles et de ceux appelés en renfort (B26 et porte-avions). N’a-t-il pas exigé de taper vite et fort ?!
Bref, ces discussions sont toujours restées amicales et courtoises. Officiellement, la page a été tournée dans l’intérêt bien compris des deux parties. La politique en a décidé ainsi et les militaires ont suivi le chemin battu.
Au cours de nos entretiens à bâtons rompus, j’ai tant apprécié la façon dont cet ancien chef de guerre s’est transformé en chef d’entreprise soucieux des intérêts de sa « maison » et de son pays.
Moi-même ayant été accrédité auprès de l’armée française, j’avais aussi le souci et le devoir d’œuvrer pour améliorer nos relations avec la France et son armée.
En août 1984, après lui avoir annoncé mon départ définitif de Paris, l’amiral Amman m’a remis très gentiment un document, promis quelques mois auparavant, qui relate par la photo et le texte les événements de juillet 1961. Nous, Tunisiens, avons appris pour la première fois, et après 23 ans, ce qui s’est réellement passé autour et à l’intérieur des bases, à Bizerte-Ville, Menzel Bourguiba et ailleurs. Ce document m’a confirmé et rassuré que les tirs effectués par ma section de mortiers ont bien atteint leur cible (une quinzaine d’avions français détruits). Les dégâts subis et reconnus par l’adversaire en étaient la preuve.
A l’avant-propos de cet album, l’amiral Amman précisait 3 points:
a- Il nous a punis pour avoir provoqué la France pour la grandeur de laquelle le général de Gaulle a toujours été pointilleux et si chatouilleux (voir ses relations conflictuelles avec les Américains durant la Seconde Guerre mondiale),
b- a rendu hommage aux combattants dont les nôtres, qui se sont battus plus par patriotisme et courage que parce qu’ils possédaient des armes performantes et une longue expérience dans l’art de la guerre.
c- et lancé un appel à la réconciliation dans l’intérêt bien compris de nos deux pays.
Il y avait là, sans doute, en la personne de feu amiral Amman l’âme d’un grand chef qui respecte l’adversaire d’hier et s’emploie à sauvegarder, voire à améliorer et renforcer, ses rapports avec notre pays.
Par ailleurs, toutes ces discussions n’ont pas manqué de me rappeler la visite que nous a rendue le général Baillif, commandant supérieur des troupes de Tunisie (CSST) dont le quartier général était installé à Dar Hassine à Bab Menara. En 1882, le général Forgemol entre à Tunis à la tête des troupes d’occupation, installe son état-major dans ce palais qui devint ainsi le siège du CSTT jusqu’à l’indépendance en 1956 (74 ans)
Cette visite eut lieu fin septembre 1956 avant le départ de la « promotion Bourguiba », dont je faisais partie, à l’Ecole spéciale militaire interarmes (ESMIA, St-Cyr). Il nous a déclaré : « Je suis convaincu que vous serez de brillants élèves et que vous reviendrez ayant acquis les connaissances nécessaires pour faire honneur à la Tunisie et à la France qui vous aura aidés dans votre formation.»
Sans l’avoir fait à dessein, je pense que j’ai bien répondu à cet appel:
a- J’ai fait honneur à mon pays parce que la compagnie que j’ai instruite de A à Z à la hâte, par les tirs efficaces de ses mortiers, a fait d’un coup d’essai un coup de maître,
b- J’ai fait aussi par ailleurs honneur à la France qui a participé à ma formation et à mes instructeurs français qui, de toute évidence, m’ont bien instruit parce que j’ai réussi mon premier test au combat.
Dans quelle situation paradoxale me suis-je donc mis?
A mon retour définitif à Tunis, en septembre 1984, j’ai présenté ce fameux album au ministre de la Défense nationale, feu Slaheddine Baly, qui l’a présenté au Premier ministre d’alors, feu Mohamed Mzali. Celui-ci l’a remis à son tour au président de la République feu Habib Bourguiba, le Combattant Suprême.
Tout ce beau monde, qui n’est plus de ce bas monde, a été bel et bien surpris par ces révélations tardives qu’ils découvrent après un quart de siècle et qui ont abouti le 15 octobre 1963 à l’évacuation du dernier soldat français après une occupation de 82 ans.
Le général Saïd El Kateb (R.)
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