Riadh Zghal: Pour une refondation du système éducatif en Tunisie
Lorsque les différentes sociétés, tout au long des siècles passés, ont mis en place des institutions d’éducation autres que la famille, l’objectif était d’abord religieux avant d’être social et avant de démocratiser l’enseignement. Les problématiques et les objectifs assignés à l’école puis à l’université ont évolué avec l’évolution des autres secteurs de la vie sociale. Cela va de l’intégration sociale, la domination des espaces géographiques conquis et les politiques d’assimilation de leurs populations au moyen de l’école, à la formation d’une main-d’œuvre adaptée aux activités économiques de plus en plus diversifiées et complexes. On en est arrivé aujourd’hui à s’interroger sur l’utilité de l’école, sur la cohérence des formations avec les besoins économiques et sociaux, particulièrement sur le rôle d’ascenseur social que devrait jouer l’école démocratique. Le scepticisme s’installe et l’une de ses manifestations réside dans le décrochage scolaire qui devient désormais un phénomène social touchant une centaine de milliers d’élèves tunisiens par an selon certaines estimations.
Comment expliquer un tel phénomène alors que, par ailleurs, on continue à fêter en grande pompe la réussite d’un enfant au baccalauréat, que des parents se saignent à blanc pour assurer une formation à leur progéniture, que des start-up lancées par des diplômés éclosent de jour en jour, que les publications scientifiques en nombre réalisées par des chercheurs-es tunisiens-nes sont appréciées. Deux approches peuvent être adoptées pour tenter de décortiquer les nombreux facteurs qui sont derrière ce phénomène. La première concerne les apprenants et leurs parents: s’agissant des apprenants, s’interroger sur ce qui les incite à bouder l’école et, s’agissant des parents, s’interroger sur ce qui les conduit à admettre le fait accompli. La seconde approche pose la question de la cohérence entre le modèle pédagogique en vigueur dans les écoles et les besoins de qualification des futurs membres de la population active dans les divers secteurs.
En général, le décrochage est précédé d’un désengagement des apprenants puis celui de leurs parents pour des motifs divers:
• Le désengagement de l’éducation scolaire en général qui n’ouvre plus de perspectives alléchantes: perte de son rôle d’ascenseur social comparé à d’autres trajectoires supposées plus porteuses dont le sport, le chant, la danse, les activités informelles, y compris les divers trafics, l’émigration clandestine ou régulière.
• Le désengagement lié à la pédagogie : le bourrage de crâne sans référence à la vie réelle en plus du manque de stimulation de la curiosité et de détection précoce des talents. Cela mine le sens de l’utilité des savoirs diffusés par les enseignants.
• Le désengagement lié au contenu des programmes: l’apprenant s’ennuie en classe et ne voit pas à quoi servent les connaissances qu’on lui assène en continu.
• Le désengagement lié au message diffusé par les grèves et autres mouvements revendicatifs initiés par les enseignants, ce qui érode le respect à leur égard et la confiance en eux. Cependant, par leurs contestations, les enseignants expriment leur mal-être dû, entre autres motifs, à leur appauvrissement et leur glissement vers la catégorie de la classe moyenne inférieure, ou la classe pauvre lorsqu’il s’agit de remplaçants aux conditions précaires.
• Le désengagement lié à la pauvreté et aux inégalités sociales. L’école publique n’est pas gratuite si l’on considère les dépenses nécessaires en fournitures, en habillement, en transport. Le confinement occasionné par la pandémie de covid a révélé, de manière flagrante, les inégalités sociales.
• Les mauvaises conditions de travail et l’état de l’école.
• Le désengagement lié à la corruption lorsque des enseignants imposent à leurs élèves des cours particuliers en échange de bonnes notes.
• Le désengagement dû au peu d’intérêt porté au savoir et à la science, en rapport avec un environnement marqué par l’intégrisme, le charlatanisme, la désaffection de la lecture, la médiocrité du paysage médiatique, le coup de frein donné aux activités culturelles enrichissantes par manque de moyens, le tout ouvrant une large avenue à la domination des réseaux sociaux dans l’offre d’information/désinformation.
• Le relâchement de la pression sociale pour l’effort, la réussite, le respect des règlements et la discipline.
A une nouvelle époque, un nouveau paradigme pédagogique et de gestion des ressources humaines
Renouveler le paradigme pédagogique commence par s’interroger sur les compétences requises permettant plus tard à l’apprenant de s’insérer dans la vie active en tant qu’employé ou entrepreneur. Les nouvelles générations auront à se mouvoir dans un environnement économique et social à la fois turbulent et fortement dominé par une technologie qui évolue à un rythme effréné.
Le travail est de plus en plus professionnalisé. L’emploi n’est plus disponible pour tous les diplômés mais les opportunités de l’entrepreneuriat se multiplient. Aussi bien l’entrepreneuriat que les nouveaux modes d’organisation du travail qualifié exigent des capacités de communication, d’imagination, d’innovation, de travail collaboratif, de responsabilité, de prise de risque, de leadership. Actuellement, la pédagogie en place est dominée par la formation d’un savoir cognitif chez l’apprenant. Or ce qui est appris constitue une condition nécessaire et non suffisante pour la réussite professionnelle. Par nature, les enfants sont curieux et disposés à la compétition. Stimuler leur curiosité c’est facile, et cela peut servir de levier au développement des autres capacités qui les préparent à leur avenir.
Les enseignants qui ont un rôle stratégique dans la détermination du capital humain national à court, moyen et long terme, méritent davantage d’égards. Comme tout travailleur, ils ont besoin d’une rétribution aussi bien matérielle que morale.
Des enquêtes périodiques sur le moral des enseignants et leur degré d’engagement permettraient d’identifier de façon précise les problématiques qu’ils affrontent aussi bien au niveau national que local. Les enseignants sont aussi des innovateurs. Impliqués chacun dans un environnement particulier, beaucoup parmi eux trouvent des solutions originales pour assurer leur mission avec performance. Malheureusement, leurs innovations pédagogiques s’arrêtent généralement aux frontières de leur propre expérience.
Le système éducatif aurait tant à gagner en les collectant, en les soumettant à l’examen des psychopédagogues, en les développant et en les diffusant parmi le corps enseignant. L’accumulation des innovations réalisées dans différents contextes et régions du pays alimenterait le stock de connaissances, d’expériences réussies et de savoirs utiles aidant à la mise à niveau du système éducatif national.
Riadh Zghal