Général Mohamed Nafti: La stratégie de guerre israélienne à Gaza
Par Mohamed Nafti.Général de brigade (r). Ancien Inspecteur général des forces armées (IGFA). Pour comprendre la stratégie d’Israël dans le conflit en cours, il importe avant tout d’analyser les traditions militaires israéliennes, les données initiales de conflit et les données géopolitiques de la Région. L’entité n’a pas de Livre blanc qui résume les lignes générales de sa politique de défense ou de sa sécurité. Israël n’a pas non plus d’écoles militaires qui enseignent la stratégie militaire et l’art opératif comme celles des pays occidentaux vu que le pays a un territoire très restreint et qui s’apparente plus à une large zone d’action et que ses interventions en dehors des frontières se réduisent la plupart du temps à des actions limitées et ponctuelles en Syrie ou au Liban.
Traditions de guerre israéliennes
Pour comprendre le comportement belliqueux d’Israël, il importe a priori de questionner son passé ou ses traditions guerrières. En effet, comme dans tout pays, la politique de défense ou de sécurité est toujours ancrée dans les traditions. La conduite de la guerre en Israël, ou dans d’autres termes la stratégie militaire a une histoire. Durant la guerre de 1948, l’Etat juif a poursuivi une stratégie de la guerre révolutionnaire et une tactique de la guérilla en procédant par des opérations terroristes menées par l’organisation paramilitaire de défense (le Haganah) qui a perpétré de nombreux actes terroristes contre la population palestinienne (Dir Yacine).
En 1956, exploitant l’agression franco-britannique sur l’Egypte (nationalisation du canal de Suez), Israël a voulu prendre sa part du gâteau et a participé à l’agression tripartite engageant de larges unités militaires. Dans son livre The War of Attonment, Chaim Herzog a loué les mérites du soldat égyptien qu’il a constaté dans la bataille de Abu Aghila. L’auteur conclut le constat réaliste de la faiblesse du soldat israélien et recommande la réforme de l’armée. Chose faite, Tsahal entreprend une réforme globale connue sous l’âge d’or des IDF qui se résume dans la conception d’une doctrine militaire inspirée de celle des Etats-Unis d’Amérique, fondée sur la supériorité aérienne et le binôme avion- char. Cette doctrine devait montrer son efficacité durant la guerre des Six-Jours de juin 1967. En quelques heures, l’aviation israélienne a neutralisé les armées de quatre pays arabes du Moyen-Orient et ses blindés ont fait le reste. Le Sinaï est occupé ainsi que le Golan et la Cisjordanie.
En 1973, Israël a cru qu’après 1967, aucun pays arabe n’osera le provoquer et s’est contenté de défendre ou de surveiller les Egyptiens sur la ligne Barlev et les Syriens à partir du Golan. Et malgré l’information transmise par un pays arabe à Israël de l’imminence d’une attaque égyptienne, les Israéliens n’ont pas réagi à temps, convaincus qu’ils étaient de la stérilité du thymos arabe après juin 1967. On connaît la suite, Israël a touché l’abysse. Les Etats-Unis d’Amérique ont accouru au secours d’Israël. Un pont aérien gigantesque a été mis en œuvre pour le soutenir et des unités militaires ont combattu avec lui pour la sauver.
Les constantes de la stratégie israélienne
Aucun Livre blanc ne précise les fondements de cette stratégie mais on pense que les confrontations entre Israël et ces groupes se résument dans le rapport de force et ceci quelle que soit l’ampleur de la confrontation. Néanmoins, on constate deux modes d’action dans la conduite de cette stratégie qui s’adapte soit au maintien de l’ordre dans les territoires occupés ou dans l’intervention sur ou au-delà des frontières.
En Cisjordanie occupée, elle est généralement conduite en amont sur la base d’un grand travail de renseignement pour identifier les militants et leurs soutiens, suivie d’une action préemptive sous forme d’assaut ou de descente musclée sur les domiciles pour arrêter les militants et les emprisonner. Ces actions peuvent se développer sous forme de liquidation et d’assassinat ou encore de représailles telles que la destruction des maisons. Cette forme de stratégie s’apparente plus à des opérations de police qu’à celle d’une armée, mais elles sont menées la plupart du temps par des unités militaires.
Par contre, sur les frontières au sud à Gaza ou au nord, avec le Liban et la Syrie, les interventions israéliennes sont effectuées sous forme de raids aériens sur des objectifs ponctuels. Mais si le conflit s’élargit, Israël n’hésite pas à mener des campagnes aériennes sous forme de longues représailles ciblant la population et l’infrastructure dans les capitales Gaza ou Beyrouth. Les représailles aériennes ou les actions de «maintien de l’ordre» sont donc menées de la même manière, elles sont toutes les deux des représailles qui ciblent la population et l’infrastructure civile.
A Gaza, au cours des conflits passés, l’aviation mène d’interminables raids de destruction et des liquidations de militants et de chefs de la résistance. Cette fois, à Gaza, les données ont changé et la stratégie de guerre a évolué.
Les données initiales de la guerre à Gaza
Le 7 octobre 2023, le Hamas, un groupe armé de la résistance palestinienne, a conduit une attaque de grande envergure à l’intérieur du territoire israélien. Et même si en Occident, on continue à ignorer l’importance de cette attaque pour des raisons connues, et même si elle demeure relative par l’emploi de moyens parfois rudimentaires et peu nombreux par rapport à ceux d’une armée puissante, l’attaque qui a ciblé les installations militaires israéliennes peut être qualifiée de grande même si elle demeure relative. En effet, dans l’histoire de la résistance palestinienne, aucun groupe n’a réussi une telle prouesse.
Le premier jour, à la surprise générale de Tsahal, cinquième puissance militaire mondiale et de ses services de renseignements connus pour être les plus performants au monde, mais aussi à la surprise générale du monde entier, les Etats-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne en premier lieu, les combattants du Hamas ont réussi à s’infiltrer à l’intérieur du territoire israélien avec une facilité déconcertante pour mener des coups de main sur des installations militaires importantes et hautement surveillées. Les combattants palestiniens ont réussi à capturer près de 50 militaires israéliens, dont des haut gradés, et à les ramener à Gaza à bord de… jeeps militaires israéliennes !
L’attaque pourrait être qualifiée de grande envergure lorsqu’on la rapporte aux données relatives aux moyens mis en œuvre et aux résultats de l’opération. Le nombre de combattants infiltrés avoisine les 1 000, le front de l’attaque qui a inclus toute la frontière de la Bande de Gaza, la profondeur des objectifs attaqués et conquis pendant le premier jour qui se trouvaient dans un rayon égal à la largeur de la Bande de Gaza. Sur le plan des résultats, le succès de l’attaque est sans équivoque : 5 000 missiles ont été tirés sur des objectifs dont des bases militaires qui se trouvaient à plus de 30 km de Gaza comme la capitale Tel-Aviv. L’importance du volume de feu et le nombre d’objectifs traités attestent de l’envergure de l’attaque. Cette attaque sans précédent a fait très mal à l’armée israélienne et à la classe politique qui ont été sévèrement touchées dans leur amour-propre et a semé la panique au sein de la population israélienne et des protecteurs de l’Etat hébreu, les Etats-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne.
La réaction israélienne
Pour la première fois depuis la guerre d’octobre 1973, la réaction israélienne s’était fait attendre. Il a fallu toute une journée pour que le Premier ministre israélien s’exprime dans les médias et annonce sa réponse à l’attaque du Hamas. C’est aussi la première fois dans les confrontations avec les groupes armés qu’un responsable politique déclare clairement sa réponse militaire. Il parle d’un état de guerre, d’un objectif de guerre et, chose aussi nouvelle, il définit une finalité de cette guerre, un genre et qui est purement politique.
Résumons les paroles du Premier ministre israélien: «Hamas veut la guerre. On va lui exaucer ce vœu. On déclenche la guerre pour vaincre de la manière la plus violente, pour éradiquer Hamas, pour détruire sa base (Gaza). Et d’ajouter que «ceci est un message à tous ceux qui osent nous provoquer.» Et pour terminer par un genre de formulation de mission end state: «Je vais changer la face du Moyen- Orient». Voilà en bref les données initiales relatives à la guerre que mène Israël à Gaza qui pourrait donner des indices sur la stratégie israélienne. Israël est en état de guerre. Cela implique que la conduite de la guerre est désormais entre les mains des généraux, ou pour être clair, les objectifs de la guerre seront choisis par les généraux. On ne parle pas ici d’objectifs tactiques à détruire ou à neutraliser qui sont du ressort de l’armée, mais d’objectifs politiques à atteindre à la fin des opérations militaires.
Est-ce que les militaires sont capables ou sont habilités à le faire? Clemenceau disait «La guerre est quelque chose de grave pour la laisser aux mains des militaires ». Il voulait dire que les objectifs de la guerre ne doivent pas être choisis par les militaires. Mais en Israël, tout se confond. Lorsque le Premier ministre dit que l’objectif de la guerre est la victoire sur le Hamas, que ce dernier doit être détruit et que Gaza doit être réduite à un champ de ruines, tous ces objectifs sont des objectifs militaires choisis par le ministre de la Défense et ses généraux. Mais il ne précise aucun objectif politique pour Gaza, ni pour la cause palestinienne. Sinon enterrer à jamais cette cause.
La stratégie israélienne à Gaza: ce qui a changé
A la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre, l’armée israélienne a été fidèle à ses interventions passées. Maintenir l’ordre d’une façon très musclée en Cisjordanie ; on compte près d’une centaine de civils tués et autant de personnes arrêtées et écrouées. A Gaza, c’est un déluge de feu. Des raids aériens d’une intensité jamais égalée sont menés sur la bande de Gaza. Des représailles nuit et jour ont eu pour conséquence près de 4 000 morts dont la plupart sont des femmes et des enfants. Les destructions indiscriminées des bâtiments se succédant sans interruption. Et la vengeance est complétée par un siège sauvage de la population qui a été privée d’eau, de nourriture, d’électricité et de soins médicaux. La population de Gaza endure depuis lors, pendant des semaines successives, une vengeance inhumaine, au mépris du droit humanitaire international et de toutes les valeurs humaines. Le déploiement de l’Otan sur les côtes israéliennes est significatif. Ce qui a changé cette fois, c’est l’attitude des Etats-Unis d’Amérique et de ses alliés occidentaux. Ils ne se contentent plus de soutenir politiquement Israël, ils ont accouru avec la rapidité de l’éclair, sentant peut-être un danger inhabituel ou craignant une situation dangereuse pour Israël. En effet, c’est la première fois depuis cinquante ans que pareil déploiement de l’armée américaine s’opère au profit d’Israël. Cette réaction américaine, suivie de celle de l’Angleterre, va se développer par l’appel à la condamnation du Hamas et au soutien inconditionnel d’Israël. Le président des Etats-Unis d’Amérique, son secrétaire d’Etat, son ministre de la Défense et une délégation du Congrès vont faire le pèlerinage à Tel-Aviv dans les jours qui suivent l’attaque. Dans un même élan, la cheffe de la diplomatie française, le chancelier allemand, la présidente de la Commission européenne et le Premier ministre britannique se succéderont pour exprimer «un soutien inconditionnel» à Israël et pour condamner le Hamas, en direct dans les médias devant la population israélienne. Cela sans compter la campagne de soutien de tout l’Occident et d’autres Etats qui répètent un même mot d’ordre: «Nous sommes avec Israël, Israël a le droit de se défendre, nous condamnons Hamas le terroriste.» Et gare à celui qui ne condamne pas le Hamas et ne qualifie pas son attaque d’acte terroriste. Il n’est pas exclu de voir dans les prochains jours d’autres pays membres de l’Otan participer à la destruction de Gaza et de sa population. Les forces spéciales américaines sont déjà en Israël ainsi que 2 000 marines. Une flotte de la Navy est en rade et il se pourrait qu’elle s’entraîne déjà non loin de Gaza. Un pont aérien de l’Otan ravitaille Israël en munitions à haut pouvoir de destruction pour accélérer la démolition totale de Gaza voulue par Netanyahou.
«Je veux changer la face du Moyen-Orient»
Pourquoi toute cette mobilisation occidentale mondiale en faveur d’Israël et contre ce minuscule groupe de la résistance palestinienne ? Est-ce qu’Israël est devenu tellement faible et incapable de se défendre ? Pourquoi faut-il absolument le soutenir sans conditions ? Pourquoi faut-il le ravitailler en munitions de destruction massive, en avions bombardiers et en moyens de renseignements technologiques et humains ? Tous ces moyens pour vaincre ce groupe minuscule ? Ou bien, le monde occidental et les Etats-Unis d’Amérique n’attendent-ils que ce prétexte pour entrer en guerre contre un autre ennemi dans la région ? Ceci nous fait remémorer le motif ou le prétexte du déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche, l’Archiduc Franz Ferdinand le 28 juin 1914.
L’importance du Moyen-Orient dans la vision US
Le Moyen-Orient est par tradition une chasse gardée des Etats-Unis d’Amérique et une région qui revêt pour le maître de l’Occident une importance capitale. Il représente aussi trois intérêts vitaux pour les Etats-Unis d’Amérique, à savoir des enjeux cruciaux tels que le contrôle de la production de l’énergie et sa libre circulation vers les alliés, la sauvegarde d’Israël et la promotion du commerce ou ce qu’ils appellent le capitalisme démocratique. Dans son livre The Grand Chessboard, Brezinski présente une analyse géopolitique globale de la région Eurasie qu’il résume ainsi: «Celui qui domine l’Eurasie domine le monde.» Dans ce continent Eurasie, il identifie cinq Etats qui peuvent rivaliser avec les Etats-Unis d’Amérique pour dominer le monde. Ils sont les acteurs de la géopolitique globale et sont: la Russie, l’Allemagne, la France, l’Inde et la Chine. En face, il identifie cinq pays qu’ils qualifient de pivots et catalyseurs et sont : l’Ukraine, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Corée du Sud. Et d’ajouter que l’Ukraine est le pays le plus important et représente la clé de toute entreprise de suprématie. Sans l’Ukraine, la Russie ne peut aspirer à constituer un empire. La guerre en Ukraine a commencé il y a près de dix ans pour la soustraire de l’emprise russe. La Turquie, l’Azerbaïdjan et la Corée du Sud sont acquis par l’Occident. Il reste l’Iran. Aujourd’hui, l’Occident est tout entier en train de pousser l’Iran à commettre une erreur qui sera le prétexte tant attendu pour le neutraliser. Est-ce que Israël voulait attirer l’Iran dans un guet-apens libanais ? Lorsque Netanyahou disait le 7 octobre 2023 «je vais changer le Moyen-Orient» avait-il annoncé la stratégie globale d’Israël au Moyen-Orient ou ce qu’on pourrait appeler la contribution d’Israël dans la vision américaine de leur domination du monde ?
Une stratégie décadente
Peut-on donner une signification à ces opérations militaires et comment les qualifier au sein de la science militaire ? Israël continue de détruire Gaza et franchit toutes les lignes rouges du droit international et au droit humanitaire. Sans que personne n’ose le critiquer. Israël s’acharne à détruire Gaza et jette toute sa vengeance sur la population palestinienne qui n’est protégée par aucun Etat. L’Occident fournira les munitions nécessaires pour raser Gaza et sa population. C’est un Sabra et Chatila à très grande échelle. Silence, on tue ! Sous la couverture des puissances occidentales. A Gaza, Israël se comporte de la même façon qu’une armée des temps anciens ou du Moyen Age. Elle fait le siège qui dure, elle détruit et brûle l’infrastructure et tue la population. Gaza, disent les Occidentaux, est une prison à ciel ouvert. Elle subit un siège qui dure près de 16 ans. C’est du jamais vu ni connu dans l’histoire. Même les tatars n’ont pas égalé les performances israéliennes dans le domaine du siège. Dans l’art de la guerre et au cours du siège de l’ennemi, il ne faut jamais l’encercler de tous les côtés car il devient très dangereux et sera contraint d’agir d’une manière très violente et téméraire. Pour cela, il faut toujours lui laisser une porte de sortie, une échappatoire pour le pousser à fuir et le poursuivre. Mettre une population sous siège, la priver des besoins de première nécessité, lui couper l’eau, la nourriture, l’électricité et bombarder les hôpitaux ainsi que les lieux de culte, est dans les temps modernes un signe de décadence des valeurs humaines. C’est tout le monde occidental qui est à blâmer !.
Général Mohamed Nafti
Général de brigade (r)
Ancien Inspecteur général des forces armées (IGFA)
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