65 ans après le décrochage du dinar: Hédi Nouira avait raison en fin de compte
Par Sadok Rouai - Je dédie ce travail à mon professeur et ami feu Chedly Ayari. Il était un des rares à avoir soutenu, chiffres et analyses à l’appui, la dévaluation du dinar en 1958. Chedly Ayari avait raison en fin de compte.
Le dinar tunisien a été créé le 18 octobre 1958. Le 29 décembre, la France dévalua le franc. La Tunisie n'a pas suivi et un jour plus tard, elle a décroché le dinar du franc. Moins de deux semaines plus tard, Hédi Nouira, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), qui était favorable à une dévaluation(1) et sceptique à l'égard du décrochage, s'est adressé au Fonds monétaire international (FMI) pour évaluer l'impact de la décision prise par la Tunisie.
Jusqu'à présent, le récit principal de la création du dinar ainsi que son décrochage du franc français et la sortie de la zone franc a été présenté comme «la bataille du dinar»(2) menée en réponse directe à la dévaluation française du 10 août 1957 et au défaut de communication préalable des autorités tunisiennes. En réalité, la création de la BCT et celle du dinar ont été précédées de négociations prolongées entre la Tunisie et la France, qui ont également impliqué le FMI.
Ces négociations ont abouti en avril 1957 à un accord entre Nouira, Paul Ramadier (ministre français des Finances) et Wilfrid Siegfried Baumgartner (gouverneur de la Banque de France) visant à conduire une étude approfondie sur les conséquences de la création de la BCT. Jean Bolgert, directeur général honoraire de la Banque de France, a été désigné pour mener cette étude.
Simultanément, en raison des retards persistants dans le dénouement de ces négociations, Nouira a sollicité l'assistance technique du FMI. Jan Mladek, chef du département européen du FMI, a été désigné pour cette mission. Il avait déjà contribué à la mise en place de la BCT(3). En décembre 1957, Mladek a présenté des projets de loi concernant les statuts de la Banque centrale et une législation monétaire. Sa proposition relative au dinar était en conformité avec les engagements de la Tunisie en vertu des statuts du FMI, exigeant que la valeur nominale du dinar soit définie en or ou en dollars américains, plutôt qu'en francs français. Mladek a intégré dans le projet de loi que le dinar devrait être équivalent à 2.11588 grammes d'or fin, sans aucune référence au franc français.
La mission Bolgert
Bolgert a tout d'abord effectué une visite à Tunis du 30 décembre 1957 au 4 janvier 1958. Le 17 janvier, il a adressé un rapport détaillé au ministre français des Finances. Bien que ce rapport ait principalement porté sur les questions liées à la création de la BCT, Bolgert a souligné l'importance de maintenir la définition du dinar en franc, plutôt qu'en or, comme le suggérait Mladek, extraits). Nouira a exprimé son soutien préliminaire à cette proposition, et Bolgert a noté qu’«il a été convenu avec les collègues de M. Nouira qu'aucun texte de la loi monétaire ne serait soumis au Conseil des ministres tant qu'il ne m'aurait pas été officiellement communiqué».Bolgert a effectué un deuxième séjour à Tunis du 6 au 8 juillet 1958. Dans son rapport adressé au gouverneur de la Banque de France, il relate, entre autres éléments, sa rencontre du 7 juillet avec Mokaddem, secrétaire d'État aux Affaires étrangères et ministre des Finances par intérim (Nouira étant à Paris pour des raisons de santé). Il mentionne que l'annonce de Bourguiba selon laquelle les nouveaux billets en dinars seraient émis le 25 juillet était irréaliste. Moalla lui a confié en privé que Bourguiba était inflexible, et que seul Bolgert pouvait le convaincre. Une rencontre avec Bourguiba a été organisée le même jour. Bolgert, accompagné de Moalla, a réussi à faire valoir son point de vue, ce qui a conduit Bourguiba à déclarer : «Je veux construire notre crédit et notre monnaie avec l'aide de la France.»
Bolgert fit un autre voyage à Tunis en septembre 1958 et reçut de nouveau l'information le 18 septembre 1958 de la part de Nouira et Moalla que le dinar serait défini en fonction de sa valeur en or. Il exprima une opposition ferme à cette décision, comme le résume un télégramme de l'ambassade de France au ministre français des Finances (Document 5) daté du 19 septembre. La position de Bolgert fut détaillée dans une lettre adressée le 22 septembre au vice-gouverneur de la Banque de France.
Bolgert a indiqué ce qui suit : «J'ai protesté à la fois contre la définition du dinar en or et contre la suppression de facto du franc en tant que sous-multiple du dinar dans l'avant-projet tunisien.»
Il a avancé deux explications à son succès:
a. J'ai clairement souligné que l'adoption du texte original produirait un effet déplorable à Paris et compromettrait gravement les relations futures (notamment entre la B.F. et la B.C.T., la question du découvert) ainsi que le sort de ma mission.
b. La position tunisienne dans l'affaire du FLN a accru les craintes de mes interlocuteurs quant aux réactions parisiennes au projet de loi et a favorisé la conciliation. Car le retrait de notre soutien en ce moment serait un désastre pour eux.».Il a terminé en communiquant au sous-gouverneur une information assez délicate à l'effet que : «J'ajouterais que leur position (Nouira et Moalla) est conforme à leurs tendances et sentiments personnels, qu'ils ne se sentent pas toujours libres d'exprimer, pour des raisons de politique intérieure...».
En fin de compte, la loi établissant le dinar a été promulguée le 18 octobre 1958, définissant la nouvelle monnaie en franc français, comme requis par les autorités françaises. La proposition de Mladek et l'acceptation par la Tunisie d'une définition en or ou en dollar américain n'ont finalement pas été retenues.
La mission Mladek
Lorsque le dinar a été décroché du franc, le 30 décembre 1958, sa valeur a été maintenue à 2.115880 grammes d'or fin, équivalant à 0,420 dinar tunisien pour un dollar américain, comme l'avait suggéré Mladek un an auparavant. Nouira n'était pas favorable à la décision politique et s'inquiétait de l'impact d'une non-dévaluation sur l'économie tunisienne naissante. Il a donc sollicité l'avis du FMI.
Mladek séjourna(4) en Tunisie entre le 28 janvier et le 18 février 1959, et le 21 avril 1959, il envoie son rapport à Bourguiba et Nouira. Dans la lettre d'accompagnement, il a fait référence à l'exposé qu'il a présenté au Président et à l'équipe économique à la fin de sa mission concernant les problèmes auxquels la Tunisie était confrontée à la suite du décrochage.Dans son rapport intitulé «Problème du taux de change tunisien», Mladek a relevé que la non-dévaluation avait automatiquement entraîné une perte de compétitivité pour les exportations tunisiennes, tandis que les importations en provenance de la zone franc devenaient plus attrayantes. Mladek a conclu qu'il existait «des symptômes d'une monnaie surévaluée», bien qu'il ait noté que «l'effet de la surévaluation n'est pas dramatique à ce stade», en raison de circonstances particulièrement favorables en Tunisie à cette époque, telles que les bonnes récoltes, les flux substantiels d'aide américaine, et les dépenses françaises en Tunisie.
Cependant, il a mis en garde les autorités contre le risque de complaisance en soulignant que la France demeurait le seul marché protégé ouvert à la Tunisie. De plus, en raison du décrochage, la dépendance de la Tunisie vis-à-vis du marché français avait augmenté, tandis que l'attrait des produits français en Tunisie s'était renforcé.
La dévaluation du dinar de 1964…
La surévaluation du dinar a coïncidé avec le début de l'expérience de planification, marquée par une importante augmentation des importations et des dépenses d'investissement public. Face à la réduction de l'aide étrangère, le gouvernement a choisi de s'endetter auprès du système bancaire et de solliciter des avances de la BCT, plutôt que de réduire ses dépenses.
Les préoccupations de Nouira ne faisaient que croître. Lors de contacts avec le FMI durant les Assemblées annuelles du FMI et de la BM en septembre 1962, Nouira a indiqué la disposition de la Tunisie à dévaluer le dinar et à recourir au financement du FMI. Les services du FMI ont estimé la surévaluation du dinar à 20-25 pour cent, soulignant la difficulté d'obtenir un accord de confirmation sans des justifications détaillées et une déclaration de politique de la part des autorités tunisiennes.Lors de la remise du Rapport annuel de la BCT pour l'année 1963, Nouira a saisi l'occasion pour mettre en garde Bourguiba : «Enfin la diminution de nos réserves de change durant ces trois dernières années a créé un goulot d'étranglement qui risquerait de ralentir tous nos efforts de développement, si une reprise n'était pas amorcée sur le plan de leur reconstitution.
Il est donc de toute évidence que le problème-maître qui se pose à notre pays à la veille du plan quadriennal est celui de l'équilibre de nos finances et de l'harmonie à trouver entre nos objectifs et nos possibilités, afin d'éviter que l'endettement de l'État et les investissements soient une sorte de "compétition libre"».
Malheureusement, les craintes de Nouira se sont révélées justifiées et les analyses de Ayari et Mladek correctes. La non-dévaluation du dinar, conjuguée à la dévaluation du franc français en décembre 1958 (17,5 %), de la peseta espagnole en juillet 1959 (22,0 %) et du dirham marocain en octobre 1959 (20,0 %), a entraîné une perte de compétitivité et une détérioration de la position macroéconomique de la Tunisie.
La dévaluation du dinar a été finalement décidée le 10 septembre 1964. Le dinar valait désormais 1.69271 grammes d'or fin, équivalant à 0,525 dinar tunisien pour un dollar américain.. Cependant, la situation en Tunisie s'était déjà détériorée à tel point que le pays fut contraint de mettre en place six programmes avec le FMI entre 1964 et 1970 pour redresser la situation.
Sadok Rouai
(1) Gharbi M. L. (2021). La Banque centrale de Tunisie, Mémoire d’une Maison d’État. Association des Anciens de la BCT. P 141
(2) Le Monde 16/01/1959 - Habib Bourguiba : "La bataille économique ou, exactement, la bataille du dinar"
(3) Le Rôle du Fonds Monétaire International dans la Création de la Banque Centrale de Tunisie - Leaders 09/03/2022
(4) Archives du FMI Dossier # 30079