Mohamed-El Aziz Ben Achour: Le sionisme chrétien
Dans un précédent article consacré, ici même, au héros palestinien Abd El Kader El Husseïni, nous avions fait mention des escouades créées en juin 1938 par l’armée britannique d’occupation et qui, composées de soldats anglais et de miliciens juifs de la Haganah, montaient, de nuit, des opérations contre les résistants palestiniens et terrorisaient les populations civiles. Ces Special Night Squads étaient placées sous le commandement d’un officier des Renseignements de confession chrétienne, Orde Charles Wingate (1903-1944) qui, outre sa férocité, était connu pour son appui inconditionnel au sionisme, au point qu’on l’appelait «the Christian Zionist».
Les convictions de cet officier, qui dépassaient largement la seule défense des intérêts stratégiques de son pays, suscitèrent ma curiosité. J’appris ainsi l’existence, au sein du christianisme européen, d’un ancien et puissant courant de pensée connu initialement sous le nom de Christian Restorianism et, plus tard, de Christian Zionism. Cette idéologie – apparue au sein du protestantisme et de ses nombreuses Eglises réformées – était fondée sur l’idée d’une nécessaire réinstallation du peuple juif en Terre sainte. L’idée qui sous-tendait cette idéologie, au caractère messianique fondée sur une interprétation des prophéties bibliques, était que cette immigration aboutirait à une conversion des Israélites au christianisme. Cette conviction s’accompagnait de la croyance que le retour des juifs en Palestine annoncerait le retour sur Terre du Christ Rédempteur, qui chasserait l’Antéchrist et règnerait mille ans comme préalable au Jugement dernier.
Ce qui est tout à fait extraordinaire pour nous autres, habitués à considérer le sionisme du mot [Sion qui, dans la Bible, désigne des lieux dont Jérusalem et aussi tout ce qui personnifie la présence de Dieu et sa bénédiction] non seulement comme une idéologie juive mais également comme un mouvement relativement récent puisqu’il n’émergea que dans les dernières décennies du XIXe siècle, c’est qu’une conviction, à fondement théologique, d’un retour du peuple juif en Palestine puisse apparaître – est aussi précocement - au sein du christianisme protestant luthérien, calviniste et anglican issu de la Réforme religieuse du XVIe siècle. Dès le siècle suivant, l’Angleterre anglicane devint le foyer actif de cette interprétation théologique fondée sur une lecture assidue de la Bible, notamment l’Ancien Testament, conformément à un trait culturel propre au protestantisme. En 1615, Thomas Brightman, un Anglais calviniste de rite puritain, publie Shall They Return to Jerusalem again ? qui est considéré comme un des tout premiers ouvrages «restorationistes» appelant à un retour du peuple juif en Palestine. A l’époque comprise entre 1653 et 1658, lorsqu’Oliver Cromwell gouvernait l’Angleterre l’Ecosse et l’Irlande en qualité de Lord Protecteur, la plupart de ses proches conseillers, adeptes, eux aussi, du Puritanisme, défendaient une vision religieuse philosémite et réclamaient la réinstallation des Juifs de Grande-Bretagne qui en avaient été bannis au XIIIe siècle.
D’après ces Puritains, cette réinstallation ne devrait être qu’une étape sur le chemin du retour en Palestine, rapprochant ainsi l’ère de la venue du Messie. En 1649, Sadler, le secrétaire de Cromwell, rejoignant et appuyant le British Israelism, croyance pseudo-historique et pseudo-religieuse, alla jusqu’à affirmer que ses compatriotes étaient issus d’une «des dix tribus perdues d’Israël» [celles qui qui auraient été exilées après la conquête du Royaume d'Israël par les néo-Assyriens en 722 av. J.-C. Les seules à avoir survécu furent Benjamin et Juda]. Ce qui est remarquable, c’est que l’adhésion à cette théorie se perpétua chez certains jusqu’aux premières années du XXe siècle. Ecartés du pouvoir en Angleterre, les Puritains se fixèrent en Amérique du Nord et entretinrent dans la société un héritage culturel profond. Ainsi le pasteur John Cotton (1584-1652), était un fervent partisan d’une «restauration des Juifs en Terre d’Israël».En Angleterre, toujours au XVIIe siècle, le courant sioniste chrétien – il faudrait dire plutôt proto-sioniste – trouvait un large écho auprès de grands penseurs et scientifiques. Un article publié en 2007 par Yaacov Lappin, intitulé «The first Christian Zionist ? Secret writings by Isaac Newton reveal his views on the Jewish return to Israel», nous apprend que l’illustre savant (1642-1727), par ailleurs adepte d’un protestantisme radical mais également féru d’occultisme, prédisait un retour des israélites en Palestine, la «reconstruction» de Jérusalem à la fin du 19e siècle et l’édification du troisième Temple au 20e ou au 21e siècle; ce qui conduirait à la fin du monde vers 2060 !Au XVIIIe siècle, apparut au sein de la mouvance protestante le Piétisme fondé par Philipp Jacob Spener, un mystique allemand qui prophétisait «la conversion des juifs et la chute de la Papauté comme prélude au triomphe de l’Eglise». Certaines obédiences telles que l’église méthodiste ou encore l’église baptiste promouvaient également le retour des juifs, toujours au nom du messianisme. En France, au lendemain de la Révolution, un décret de décembre 1789 ayant accordé aux non-catholiques l’éligibilité aux fonctions civiles et militaires, les autorités jouèrent la carte de l’allégeance des juifs. Ils entrèrent, de ce fait, dans une sorte de compétition avec les Anglais. Les vues relatives à la restauration du judaïsme en Terre sainte sortirent alors du champ clos des interprétations théologiques pour gagner aussi celui de la politique étrangère. Selon un article du Jerusalem Post du 25 février 2016, lors de l’expédition d’Egypte, Bonaparte «invita les juifs d’Asie et d’Afrique à se regrouper sous sa bannière dans le but de rétablir la Jérusalem ancienne».Toutefois, ce sionisme politique tel qu’exprimé ici par un Bonaparte, d’éducation catholique, certes, mais plus pragmatique et révolutionnaire que religieux, ne rompait pas avec les interprétations théologiques grâce au rôle joué par Thomas Corbet (1773-1804), un Anglo-Irlandais émigré en France. Dans une lettre adressée au Directoire, il écrivait : «Je vous recommande d’appeler les juifs de se joindre à vous dans votre conquête de l’Orient, dans votre mission de conquérir la terre d’Israël (…) Leurs riches ne les consolent pas de leurs souffrances et de leur misère. Ils attendent avec impatience l’époque de leur réinstallation comme nation» (Ynet News, 3 mars 2017: New exhibition shows letter advising Jewish state in Israel).Au XIXe siècle, l’anglicanisme évangéliste (ou évangélicalisme, si l’on adapte le terme anglais au français) adoptait la même mystique mise au service de la politique étrangère. Une figure éminente de cette doctrine, Anthony Ashley-Cooper, 7e comte de Shaftesbury (1801-1885), politicien et réformateur social, fut en même temps, dans le sillage de son maître spirituel le pasteur Edward Bickersteth, un des défenseurs les plus actifs du sionisme chrétien en Grande-Bretagne. Dès cette période, le caractère, à l’origine, purement messianique de ce protestantisme philosémite, allait être associé durablement aux visées expansionnistes du Royaume-Uni puisque Shaftesbury, tout en affirmant que le retour des juifs était la «volonté de Dieu», soulignait les avantages politiques et économiques que l’Angleterre tirerait de ce projet. Il en faisait ainsi une politique officielle au profit de son pays et au détriment de l’Empire ottoman, alors possesseur du Levant. C’est ce même Shaftesbury qui, dans une lettre adressée au Premier ministre Aberdeen, eut, à propos de la Syrie-Palestine, cette phrase mensongère et terrible : «Un pays sans nation qui a besoin d’une nation sans terre. Est-ce que cela est possible ? Oui, par les anciens et légitimes maîtres de ce sol, les juifs !» (In Adam Garfinkle, On the origin, meaning, use and abuse of a phrase, Middle Eastern Studies, octobre 1991).Au cours de ce même XIXe siècle, divers tenants de l’arrivée du Christ associaient leurs convictions messianiques au «retour» des juifs avec d’autant plus d’enthousiasme que la fin de l’Empire ottoman leur paraissait proche. En Amérique du Nord, des religieux tels le Révérend Ezra Stiles, président de l’université de Yale à la fin du 18e siècle, était un partisan de la restauration juive en Terre sainte, au point d’établir des relations d’amitié avec un rabbin venu d’Hébron aux Etats-Unis. Citons également l’exemple du pasteur Jonathan Edwards, recteur de l’Université de Princeton, qui aimait à anticiper le retour des juifs dans leur «homeland». Les hommes politiques, souvent très marqués par leur foi protestante, n’étaient pas en reste. Le secrétaire d’Etat John Quincy Adams, futur président des Etats-Unis, cité par l’historienne Ruth Kark (1994, American consuls in the Holy Land 1832-1914.), écrivait en 1818 : «Je souhaite vraiment que les juifs constituent de nouveau une nation indépendante en Judée ; et je crois que cela en ferait progressivement des chrétiens unitariens [adeptes se réclamant d’un protestantisme radical qui rejette notamment le dogme de la Trinité]».
Evidemment, les relations des clergymen du Nouveau monde avec les différents rites protestants d’Angleterre étaient étroites et contribuaient à une vaste propagande en faveur de la réinstallation des juifs d’Europe en Palestine. En 1878, la déclaration finale d’un congrès connu sous le nom de Niagara Bible Conference affirmait, dans un de ses points, que le règne du Christ sur Terre viendrait quand le [peuple d’] Israël sera rétabli dans le pays qui est le sien (in Catherine Wessinger, 2016, The Oxford Handbook of Millenialism).A mesure que l’on avançait dans le siècle, et que l’Empire ottoman - qui depuis plus de quatre cents ans constituait un obstacle infranchissable à la réalisation du rêve sioniste chrétien - connaissait un déclin inéluctable, cette obsession des Eglises protestantes relative au retour des juifs de la Diaspora, devenait plus étroitement liée aux objectifs stratégiques visant à protéger les intérêts de l’Angleterre et de l’Amérique. Prosélytisme et diplomatie ne cessèrent dès lors d’agir de concert pour insister sur le potentiel politique que représenterait un Etat juif au Levant. Dans les dernières années du siècle, la naissance et l’essor du sionisme juif allaient naturellement renforcer les liens entre obédiences protestantes et gouvernants, d’une part, et le mouvement sioniste, d’autre part. Un pasteur anglican William Hechler (1845-1831) accorda ainsi un appui inconditionnel à son ami Théodore Herzl (Benyamin Ze’ev Hertsel), le fondateur austro-hongrois juif du mouvement sioniste au congrès de Bâle en 1897. Hechler déploya une inlassable énergie à légitimer l’action de ce dernier auprès des chancelleries à un point tel qu’on a pu le considérer comme le fondateur du sionisme chrétien moderne (Jerry Klinger, 2010, «Reverend William H. Hechler- The Christian minister who legitimized Theodor Herzl» in Jewish Magazine).
Au lendemain de la guerre de 1914-18, la mise en œuvre de la fameuse promesse faite en 1917 par Arthur Balfour au puissant banquier Walter Rothschild d’un engagement net du gouvernement britannique, au sujet d’un «Foyer national juif en Palestine», n’était pas sans lien, selon l’historien Philip Alexander, avec la foi chrétienne du ministre (« Why did Lord Balfour back The Balfour Declaration», in Jewish Historical Studies, 2017).
Aux Etats-Unis, durant la Seconde Guerre mondiale et au-delà, les organisations juives ne trouvèrent pas de difficultés à obtenir l’adhésion des associations chrétiennes à leurs objectifs. C’est ainsi que le Comité Palestine chrétien américain devint la tête de file du lobby œuvrant pour la création d’un Etat hébreu. Après 1948, cette association poursuivit son action avec le même acharnement en coordonnant, par exemple, avec succès l’opposition aux efforts des Nations unies visant à donner un statut international à Jérusalem (Caitlin Carenen, 2010, «The American Christian Palestine Committee, the Holocaust and Mainstream Protestant Zionism, 1938-1948» in Holocaust and Genocide Studies). D’une manière générale, la conviction que le rêve «messianique» était sur le point de se réaliser suscitait chez de nombreux protestants une véritable excitation. Dans les années 1930, l’un d’eux, Jacob Gartenhaus, un juif converti au protestantisme de rite baptiste, affirmait péremptoirement que «le sionisme, qu’on le veuille ou non, est en train de vaincre. Ceux qui s’y opposent s’opposent au plan divin» (Walker Robins, 2017, in Journal of Southern Religion, 19).
Dans les décennies suivantes et, en particulier, depuis la guerre de 1967, les soutiens d’Israël les plus en vue appartenaient au protestantisme américain de rite évangélique, au point que, selon l’historien Daniel Hummel (2019), cette Eglise très active est à l’origine du mouvement sioniste chrétien contemporain. Nombreux étaient aussi les leaders protestants qui combinaient conservatisme politique et sionisme chrétien. En 1981, l’un d’eux disait : «Se dresser contre Israël, c’est se dresser contre Dieu. Nous sommes convaincus que l’histoire et les Ecritures prouvent que Dieu traite les nations en fonction de leur façon de traiter Israël » (in Jerry Falwell, 1981, Fundamentalist Phenomenon, Baker publishing Group.)
Après avoir, dans les lignes qui précèdent, traité de l’histoire du sionisme protestant et de son ancienneté - à telle enseigne qu’il fut, comme nous l’avons vu précédemment, antérieur au sionisme juif politique initié par Th. Herzl, il nous faut, à présent, signaler que ce tropisme chrétien envers le peuple juif et les spéculations théologiques des diverses Eglises de la mouvance protestante sur la fin dernière du monde et de l’humanité suscitèrent l’hostilité du catholicisme romain ainsi que des Eglises orthodoxes d’Orient. En 1904, reçu en audience à Rome par le pape Pie X, Théodore Herzl eut cette réponse du Souverain Pontife: «Nous ne pouvons empêcher les juifs [étrangers] d’aller à Jérusalem mais nous ne pourrions jamais l’approuver (…) Les juifs ne reconnaissent pas notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons reconnaître le peuple juif». Herzl ayant tenté d’expliquer que la création d’un Etat juif n’est pas un projet religieux mais séculier pour l’indépendance nationale, le Saint-Père répliqua : «En ce cas, pourquoi faut-il que ce soit à Jérusalem?» Plus tard, en 1995, le cardinal Joseph Ratzinger (futur Benoît XVI), Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, déclarait dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, à propos du Retour du Christ et son règne de mille ans en lien avec la Palestine, que «L’Eglise rejetait cette falsification et, spécialement, la perversion engendrée par la forme politique du messianisme séculier».
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, - sans doute en relation avec le choc consécutif à la révélation du génocide perpétré par les nazis- il y eut bien quelques catholiques sionistes mais leur tendance n’eut qu’une audience marginale. D’ailleurs, de nos jours, la plupart des fidèles de l’Eglise romaine considèrent que la Cité de Dieu n’a rien à voir avec l’immigration juive en Israël ni le conflit israélo-palestinien en cours. De toute façon, les relations entre le Gouvernement impérial ottoman et le Vatican étaient généralement excellentes. L’Eglise de Rome était autorisée à exercer son magistère parmi les Arabes catholiques, sujets du Sultan, et à accéder aux Lieux saints, de sorte que le statu quo lui convenait parfaitement. Favorable au plan de l’ONU pour le partage de la Palestine, le Vatican adopta, malheureusement sans succès, une position qui consistait à donner à Jérusalem un statut séparé de ville internationale. Dans son action diplomatique, le Saint-Siège manifestait son hostilité au sionisme et ce, jusqu’au concile Vatican II (1962-1965). Quant aux relations diplomatiques entre l’Eglise et Israël, elles ne furent établies qu’en 1993, comme reconnaissance d’une réalité politique et nullement une reconnaissance d’ordre théologique (in The Vatican, American catholics and the struggle for Palestine, 1917-1958.A Study of Cold War Roman Catholic Transnationalism, Western University).
Arrivés au terme de cette étude, notons que des obédiences et des personnalités protestantes ne cessent de prendre leurs distances par rapport aux positions du sionisme chrétien. Elles dénoncent, par exemple, la politique de colonisation des territoires palestiniens. Ce faisant, elles rejoignent la désapprobation, voire l’hostilité, au sionisme et à l’Etat d’Israël exprimées dès les origines, et encore aujourd’hui, par un nombre non négligeable de religieux et de laïcs juifs. Que conclure ? Sinon de souhaiter vivement que les efforts de ces hommes et femmes de bonne volonté contribuent à mobiliser davantage l’opinion occidentale pour une paix juste et à soulager les souffrances qu’endurent depuis soixante-quinze ans la Palestine, ses hommes, ses femmes et ses enfants.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
Le présent travail est, en grande partie, redevable à divers articles rigoureux et références de premier ordre sur ce thème complexe, à la fois religieux et politique, dans l’Encyclopédie électronique Wikipedia.