Abdelkader Ben El Haj Nasr* : Le froid
Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri - Elle avait les pas tranquilles au début, a ouvert la porte du Café et sans la dépasser, elle jeta un regard…puis sortit. Sa démarche n’a pas changé, elle a gardé au plus possible son équilibre pendant qu’elle traversait les stations de bus en direction du sud de la ville.
C’était la nuit, l’obscurité planait sur les lumières qui projetaient une clarté pâle, enchaînée par l’humidité. Quelques rues présentaient des trottoirs froids, vides, dans différentes directions. En marchant, elle pensait aux chants d’oiseaux qui ne lui parvenaient plus dès le début du coucher du soleil. Aussi, au calme qui régnait sur les rues, hormis quelques bruits de voitures qui ressemblaient à des cris tristes, entrecoupés. Elle pensa également à sa chambre à coucher qu’elle a quittée le matin sans lui accorder d’attention. Et revint à son esprit l’humidité qui paraît chaque hiver sur les murs et dont elle souffre presque quatre mois sans y pouvoir quelque chose.
Des pensées essoufflées, discontinues, comme si cela se produisait pour la première fois, elle, qui s’entraîna sur de nombreuses crises. Elle n’a pas dépassé la trentaine, se maria deux fois puis choisit de vivre avec elle-même, surtout qu’elle n’a pas mis d’enfants au monde. Au début, cela ne la dérangeait pas, mais, avec le temps, des peurs commençaient à se faufiler. Elle commença à penser à son avenir, aux étapes prochaines de son âge.
Elle rencontra par hasard cet homme aux coudes larges, petit de taille, qui ne peut se fixer dans un endroit sans remuer ses jambes ou ses mains continuellement. Elle ne pouvait, à premier vue, être en mesure de l’observer complètement, minutieusement. Une pudeur la retenait et l’empêchait de se considérer comme son égale.
De la rencontre est née l’idée profonde de penser aux choses de la vie. Des débuts de révolte sur sa condition pourrie et stagnante. Comment peut-elle rester encore près de ses parents ? Elle sort chaque matin sans but et revient le soir ou à midi, les jambes lourdes, l’esprit paresseux.
Quand elle dépassa la station des bus, elle marcha un peu dans la rue, se blottit fort dans son manteau, se secoua sous le poids du froid. La rue se montra en pente, elle ressentit une fatigue soudaine puis la rue devint plus basse. Ses yeux balayèrent tous les endroits et les passages qui ne sont pas cachés par les murs, Son regard tomba sur une motte de viande. Quelque chose était collé au poteau d’électricité. Elle tint avec force son sac à main. Ses pas trébuchèrent sans qu’elle soit vue, se dirigea vers le poteau.
Il la regardait calmement, elle ne leva pas son regard vers lui. Sans se dire un mot, ils marchèrent côte à côte, il s’arrêta sans prévenir, puis se mit à fixer son regard autour de sa taille. Elle resta silencieuse, regardant dans le sens contraire puis marchèrent de nouveau.
- Qu’est-ce qui t’a retardée? Je t’ai attendue plus d’une heure… dans le froid... les passants. Je m’attendais au pire. J’ai vu le diable alors que je suis sous le tube de lumière. Cela ne te fait pas honte que je reste debout à t’attendre de longues minutes?
Le ton était courtois, posé, elle pensa à ce reproche de sa part, comme si c’était de l’eau froide versée sur son visage.
- C’est arrivé, je ne sais pas.
- Y a-t-il quelque chose de nouveau?
Le nouveau pour elle est qu’elle dise quelque chose ou qu’elle entende un mot affectueux. Souvent, elle s’enveloppa de solitude et d’inquiétude. Eut peur que ses nerfs ne s’usent. La vue de sa mère et son père ne lui remplacent rien de ce qu’elle a perdu depuis des années, ce qui commence à s’élargir dans sa conscience et sa vie. Et cet homme, c’est la chance qui l’a amené, créée par l’attente mortelle, pas de mal, même si elle ne sait rien de lui.
- Nos rendez-vous la nuit je ne les supporte pas. A priori, on doit se mettre d’accord.
- Les regards sont perçants le jour…
- Je ne considère pas nos rencontres comme un vol, est-ce que nous avons commis un péché?
- Cela est diffèrent, pourquoi soulèves-tu ce sujet?
- Où allons-nous?
- Il n’y a pas de lieu précis.
- Si on se mettait d’accord?
- Nous discuterons plus tard.
Ils entrèrent dans une chambre mal rangée, les affaires pêle-mêle, s’assirent sur deux chaises en fer. Elle sut par intuition que c’était là qu’il habite et que si elle l’avait épousé, elle aurait passé sa vie ici et que si elle avait mis au monde des enfants, ils auraient été dans ces pièces misérables. Mais cette situation ne lui faisait pas mal, surtout en ce moment, elle crut que le froid allait disparaître dès qu’elle entrait dans la chambre mais le bord de la chaise envoyait dans sa cuisse un froid aigu, l’air, lui aussi, était pourri et humide, comme si elle s’asseyait dans un bassin dans un marais. Mais le fait qu’elle se trouve à côté de cet homme lui assurait un peu de tranquillité au cœur. Ce cœur envahi par les tempêtes et dans lequel s’entassent les jours pourris. Elle se persuada de ne pas poser des questions. Car cela serait sans rendement. Et que c’est la continuité du temps qui lui révèlera la vérité.
Elle le vit pour la troisième fois, c’est la première fois qu’elle entre dans sa chambre et s’abandonne à sa volonté et même s’il l’avait obligée à l’aventure avec lui, elle ne perdrait pas grand chose en fin de compte. Tout ce qu’elle ferait est dès qu’elle lui échapperait, elle ne reviendrait plus vers lui, tout s’arrêterait.
- N’y a-t-il pas un chauffage ou autre chose dont nous pouvons rapprocher nos mains et nos visages?
- Il quitta sa pose, s’absenta dans une autre pièce et revint avec un réchaud crasseux de toue l’huile et les sauces qui sont tombées dessus. L’alluma avec peine et fatigue. Une odeur de chaleur lente monta mais vivifiante et paisible.
- As-tu des biens ?
- Je n’ai rien avec moi.
- Je veux dire, est-ce que tu possèdes quelque chose des biens de ce monde?
- Je ne sais pas, en vérité, je ne te comprends pas.
- Où passes-tu tes journées ? Où ? De quelle manière?
Elle secoua sa tête, des frissons la traversèrent malgré la chaleur. Elle n’était pas capable de croire à ces questions. Elle s’attendait à des paroles simples, marginales, autour des sentiments et du cœur. Des paroles comme la brume, comme les nuages. Mais elle se trouva en face de choses dures et brutales. Comment peut-elle discuter avec un homme étranger au sujet de sa famille?
Comment peut-elle se dénuder pour répondre à des questions presque sales ? Il reprit la question froidement;
- Par quelle manière?
- Je n’ai pas de manière. C’est la vie!! Je n’ai jamais pensé qu’elle est complexe et qu’elle nécessite des questions.
- Je veux dire comment obtiens-tu l’argent?
- Quel argent?
- Es-tu fonctionnaire au chômage, salariée, ou en retraite, il y a forcément quelque chose sur lequel tu comptes.
Le mot retraite! C’est vrai qu’elle n’a pas bougé depuis qu’elle a quitté son deuxième mari…Elle n’a pas pensé au travail, même si les soucis la poussaient à s’interroger sur la manière d’obtenir ses repas. Elle fixa ses yeux sur son visage, c’est la première fois qu’elle lui lance un regard audacieux. Ses traits étaient calmes et il ne paraissait pas nerveux, ne manquait pas de virilité. Peut-être la dépassait-il de quelques peu d’années.
Elle se souvint qu’elle ne lui a pas demandé s’il était marié ou pas, s’il avait des enfants en cas de mariage.
- As-tu un programme?
- Je t’ai demandé si tu étais en retraite ou fonctionnaire?
- Est-ce que tu es marié?
- Je t’ai demandé si…
La corde de ses pensées s’usa, son pied glissa dans un marais, ressentit qu’elle gémissait sous des coups de fouet brûlants.
- Comment t’appelles-tu?
- Cela importe peu, ce n’est pas important si on fixe quelque chose pour l’avenir, nous devons sortir avec une belle idée, toi, tu ne comprends pas.
- Je n’ai jamais pensé au travail.
- Et pourquoi?
- Cela ne m’a pas traversé l’esprit, je ne sais pourquoi.
- Mais avoir un travail ne te coûte rien.
- C’est toi qui dis cela. Ils demandent aux gens des diplômes et beaucoup d’autres choses épuisantes. C’est étonnant, qu’est-ce qui te pousse à ces propos?
- La pire des choses est que l’homme reste au chômage. Obtenir un travail n’exige pas toutes ces formalités dont tu parles. Ce ne sont pas les administrations seulement qui fournissent du travail.
La première fois qu’elle le rencontra, c’était par hasard. C’était le soir et elle revenait à la maison, elle ressentit qu’il marchait près d’elle. Quand elle le regarda bien, elle se rendit compte que ce n’était pas la première fois qu’elle a remarqué qu’il marchait près d’elle. Quand elle voulut se dépêcher, il l’arrêta avec un ton d’enfant. Il l’interrogea sur des choses insinifignantes. Elle sut que c’était une couverture pour son intention réelle. Puis elle s’en alla. Elle le vit d’autres fois, dans de nombreux endroits. Elle commença à penser à lui calmement. Parfois avec excitation. Elle se demanda s’il l’aimait. Son cœur brûlé comme celui d’un papillon qui brûle lentement;
- Oui, ce n’est pas difficile de trouver un travail.
Pourquoi ne travaillerait-elle pas, c’est une bonne idée et après. Est-il en mesure, lui, d’ouvrir les portes et donner du travail ? Le travail ne serait-il pas dans les maisons fortunées ou nettoyer les salles des sociétés et les grands magasins ? Elle jeta un regard sur le sol de la chambre et fut prise de dégoût, faillit cracher si elle ne recula pas au dernier instant. Cela n’est pas possible. Cet homme usé l’a mise dans une dynamique et s’est mis à tourner autour d’elle, Comme ces manières sont horribles !
- Tu travailleras soit la nuit ou le jour. Tu seras libre de choisir avec qui tu veux travailler. Je t’expliquerai cela plus tard. Il faut que l’on se mette d’accord avant.
- Je fais quoi ?
- C’est sans importance, après cela tu pourras mettre comme tu le désires, de manteaux, de bas, de chemisiers. Tu as besoin de cela. Tu deviendras riche en très peu de temps. L’essentiel est que tu acceptes.
Elle n’a pas remarque comment le réchaud s’est éteint mais elle ressentit que le froid envahissait tout son corps de nouveau, elle essaya de s’enrouler plus qu’auparavant, très lentement, elle se mit en colère contre elle-même et se mit debout. Il ouvrit la porte et elle sortit puis il sortit derrière elle et prirent le même chemin par lequel ils sont arrivés.
Il ressemblait à une motte de viande prête à bondir, il était comme une balle, la chair de son visage tombante, il était affreux, son image dansait devant ses yeux ; avant que le chemin ne monte, il se dirigea vers le poteau électrique et se mit contre lui puis en se déplaçant ; il dit avec regret:
- Réfléchis bien, il n’est pas raisonnable de rester en retraite, toute cette beauté, ces traits séduisants, ces jambes, tout cela, tu peux devenir riche et nous nous marierons, nous aurons des enfants, nous pouvons
Elle cracha par terre, le regarda avec dégoût.
L’obscurité vainquit les lumières pâles ou ainsi cela lui paraissait, la rue est vide elle doit marcher longtemps avant d’arriver chez elle, Le froid pénétrait ses membres, elle ressentait qu’elle était nue, se retourna et jeta un dernier regard puis disparut.
Le froid
Editions Dar al-Arabiya lil-Kitab, Tunis, 1978.
Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri
*) Abdelkader Ben El Haj Nasr
Nouvelliste et romancier, à l’œuvre importante, né en 1946 à Bir El Hfey (Sidi Bouzid). Dramaturge, essayiste, auteur de séries pour la télévision, il fut aussi homme de radio, journaliste, enseignant de français après des études universitaires en France.