Décès de Mahmoud Triki : un esthète doublé d’un homme d'action
Communicateur, diplomate et poète, Mahmoud Triki s’est éteint dimanche 24 décembre 2023, à Sousse, à l’âge de 86 ans. Longtemps éditorialiste au journal L’Action, conseiller à la Kasbah auprès du Premier ministre Hédi Nouira, PDG à l’Agence Tunis Afrique Presse, il rejoindra le cabinet du secrétaire général de la Ligue des Etats arabe, Chedli Klibi. Il sera nommé directeur de l'information de la Ligue avant d’être désigné ambassadeur auprès des Nations Unies à Genève et auprès de la Confédération Helvétique à Berne.
Notre excellent confrère Mohamed Bergaoui, un ancien de l'Agence TAP et éditeur (BERG) lui a consacré en 2012 un portrait haut en couleur. Un hommage aujourd’hui renouvelé et largement mérité à notre cher Mahmoud Triki. Allah Yerhamou.
Par Mohamed Bergaoui - Il n'y a pas beaucoup de halls d'entrée d'hôtels qui ressemblent à celui de l'hôtel Al Maz (littéralement le diamant). Agréable et spacieux, il l'est comme beaucoup d'autres. Avenant et simple, il l'est également, comme beaucoup d'autres. Sa spécificité réside dans cette volonté tenace d'y marquer une empreinte indélébile qui se veut à la fois discrète et forte, légère et marquante. Il s'agit d'inscriptions dans une belle calligraphie arabe sculptées à même la boiserie faisant partie intégrante des éléments essentiels de l'entrée de l'hôtel, portes et fenêtres essentiellement.
Connaissant bien le maître de céans, il est aisé de deviner que ces vers, dictons et autres citations sont dédiées à la beauté, l'amour, la volupté et autres plaisirs de la vie. Seul un épicurien de la trempe de Mahmoud Triki ose afficher ses convictions avec une aisance désarmante. Le temps qu'il a mis pour les dénicher, écrire ou inventer importe peu pour lui. Avec ces phrases courtes, au sens profond, Mahmoud Triki apparaît dans toute sa nudité et ne s'en offusque guère. Il est spontané, transparent, direct et sincère. Du premier abord, vous êtes sous son charme, ébloui et désarmé, fasciné et captivé, subjugué et charmé.
Mahmoud Triki, lèvres pincées et yeux rieurs, paraît sévère et badin, sérieux et amusant, grave et enfantin. Le poids des années n'y a rien changé ou presque. Malgré quelques ennuis de santé qu'il estime «dans l'ordre des choses», il est égal à lui-même. commente-t-il avec beaucoup d'humour et un zeste de dédain. «Les choses de la vie, je m'y connais et cela ne me dérange pas outre mesure, ajoute-t-il, philosophiquement bien qu'il n'aime pas trop ce terme qu'il trouve à la fois compliqué et impropre avec sa conception de la vie. Avec Mahmoud Triki, c'est le réalisme, l'empirisme et tous les « ismes » qui sont à même de traduire une pensée basée sur tout ce qui est concret et palpable.
Communicateur, Mahmoud Triki l'est. Il est également Diplomate, un côté peu connu chez lui. Mais il est surtout poète. Une résurgence d'un passé lointain, explique-t-il, surpris lui-même d'avoir été l'auteur d'un long poème au moment où il s'y attendait le moins mais aussi au moment où il en avait le plus besoin. Cependant Mahmoud Triki est et demeure ce troubadour qui semble avoir trouvé sa voie après un long périple qui l'a mené de la communication à la diplomatie. Sa quête de la beauté, déesse et immortelle, comme le disait Baudelaire, il l'a finalement saisie et n'est pas prêt de la lâcher. Une belle proie qui l'a longtemps nargué et dont il n'est pas prêt de se séparer.
Ce Soussien de pure souche est né le 26 avril 1936. Quoi de plus normal pour ses parents que de l'envoyer à l'école coranique dénommée « La Trikia» que son grand père, riche notable, avait offert à la Médina de Sousse et plus particulièrement à son quartier natal de « Bab El Kebli » (la porte en direction de la Mecque). «La plus belle manière d'apprendre la langue arabe sans avoir à se torturer de règles grammaticales et autres », commente-t-il, convaincu que bien que francisant, il était incapable de traduire ses propres poèmes qu'il a toujours rédigés aussi bien en arabe littéraire qu'en arabe dialectale.
Ses études secondaires, il les passa au Lycée de Garçons de Sousse. Il en était l'enfant terrible. Ses amis se souviennent encore de ce jeune qui n'hésita pas à éditer, chez lui, « l’écho des jeunes », sorte de journal où il fustige ses professeurs et fait la caricature du proviseur. Le Conseil de discipline ne tarda pas à le renvoyer. Pour quelques jours. Les nationalistes, en conflit ouvert avec les forces de l'occupation, trouvèrent en lui un meneur. En 1952, ses amis et lui saccagèrent, sur ordre du Destour, le lycée et plus particulièrement le laboratoire. Malgré son jeune âge, il était en contact avec des militants de la trempe de Hédi Baccouche ou encore de Bel Haj Amor. Il en était fier.
Avec l'indépendance tout rentra dans l'ordre et Mahmoud Triki, débordant d'énergie et jamais à court d'idées, s'engagea à fond avec le Ciné-Club de sa ville natale. Il en était le principal animateur. Il adhéra à la troupe théâtrale du lycée et y trouva une âme d'acteur sans compter ses dons d'imitateur. «J'ai joué le rôle de Créon dans la pièce Antigone de Jean Anouilh et j'imitais le Président Egyptien Jamel Abdennaceur », se rappelle-t-il avec beaucoup de fierté et tenant à peine en place dans le vaste hall de son hôtel à dominante marron. Laissant échapper un long soupir Mahmoud Triki semble regretter ces moments inoubliables, ses moments uniques que le temps ne redonnera plus. «J'étais si bien dans cette atmosphère à la fois studieuse et insouciante »>, lance-t-il finalement comme pour en finir avec un chapitre qui, à force de le bercer, finit par le rendre triste et malheureux.
L'obtention du baccalauréat sonna le glas d'une tranche de vie bien remplie en même temps qu'elle en annonça une nouvelle qui, cette fois-ci, se déroulera entre Grenoble et Paris où il obtint une licence en droit et en sciences politiques. Retour au bercail et premiers pas dans la vie professionnelle avec un poste fort prisé à la Banque Nationale Agricole -BNA-. Mais Mahmoud Triki n'est pas un homme à se contenter d'une seule et unique activité. Lui qui ne tenait jamais en place, ne se voyait pas vissé à longueur de journée dans un fauteuil aussi confortable soit-il.
Mordu de politique et se sentant engagé dans l'œuvre de développement entreprise par le gouvernement, il affectionnait d'émettre son point de vue sur divers sujets de l'activité socio-économique du pays. L'originalité de son style et sa manière d'aborder de front des thèmes qui semblaient tabous, coupait avec la langue de bois qui commençait à s'installer dans les médias de l'époque. Le Président Bourguiba dont l'attention fut attirée par ce nouveau venu au monde de presse du Parti, le nomma, en guise d'encouragement, rédacteur en chef du quotidien « L'Action », organe officiel du Parti Socialiste Destourien-PSD-.
Et voilà le jeune Triki qui, de cadre de banque, devint le numéro deux de la presse du Parti au pouvoir. Il trouva dans ce nouveau job, une aisance qui finit par l'étonner lui-même. Chroniques et éditos se succèdent au rythme d'une inspiration toujours renouvelée. Le rêve du lycéen qu'il était se réalisait. Il n'en croyait pas ses yeux. Ses fréquents déplacements à l'étranger lui permirent de nouer des relations et de se lier d'amitié avec de nombreuses personnalités du monde de l'information. Un avant-goût pour des responsabilités plus importantes puisqu'en décembre 1974, il est nommé Président Directeur Général de la prestigieuse « Agence Tunis Afrique Presse » -TAP-.
Auparavant, il passa quatre années en qualité d'attaché de Presse du premier ministre Hédi Nouira. «Un grand maître auprès duquel j'ai beaucoup appris », dit-il se remémorant ces moments uniques où Hédi Nouira l'invitait à prendre place dans sa voiture pour le briefer sur telle ou telle question. «J'étais l'un de ses plus proches collaborateurs. On me jalousait et on me craignait pour cette position on ne peut plus privilégiée ».
En quelques mois, il fait de la TAP, la cheville ouvrière du monde de l'information en Tunisie en organisant plus d'un congrès international : « Congrès des Agences de Presse Euro-Arabe », « Congrès des Agences Africaines », et « Congrès des Agences Arabes » dans le cadre de la Fédération des Agences de Presse des Pays Arabes et « Conférence des Agences de Presse des Pays Non-Alignés ». Bref, Tunis devint un véritable carrefour de l'information avec un homme-orchestre Mahmoud Triki.
Soucieux de donner à son pays l'image d'un pays accueillant où il fait «bon vivre », pour reprendre l'expression favorite du Premier ministre Hédi Nouira, il veilla à l'organisateur des post-congrès. Bon vivant, il estime qu'il y a un temps pour travailler, lire, danser....faire et se faire plaisir. Il organisa un dîner gala en l'honneur des participants à la conférence des Agences de Presse des pays Euro-Arabes. Cette soirée mémorable organisée au 5ème étage de l'hôtel « Africa Méridien » fut animée par une danseuse, une véritable professionnelle de la danse du ventre qui ne tarda pas à faire chavirer toute la salle qui se rua sur la piste de danse. Mahmoud Triki, en véritable meneur, n'hésita pas un instant avant de tomber veste et cravate et de se ruer dans «l'arène » rivalisant avec celle qu'on dénommait « Zâaroura ». Les photographes ne l'avaient pas raté. Beaucoup plus tard, et au moment où on parlait de lui en tant qu'ambassadeur à Genève, ses « amis » d'hier publièrent la photo dans l'un des journaux de la place. Il ne s'en offusqua guère tellement l'image de «bon vivant » lui collait désormais à la peau. Elle s'officialisait en quelque sorte.
Pris dans l'engrenage de la politique politicienne, il voyait son étoile monter au firmament. Il en était conscient et en avait un pincement au cœur. Rien ne pouvait l'arrêter. Désigné congressiste au Congrès du Parti Socialiste Destourien de 1979, il prononça un discours devant les congressistes du PSD qui fut remarqué et applaudi. «A ce stade tout était permis. Une promotion fulgurante ou une chute fracassante »>, explique-t-il résigné au sort que lui a réservé ce fameux congrès. Les résultats des travaux de ce congrès n'avaient pas plu au Président du Parti qui limogea toute l'équipe organisatrice. Et Mahmoud Triki de se trouver sur le carreau. « La chute était réellement très dure», commente-t-il ajoutant en soupirant : «j'ai mis beaucoup de temps pour me relever tant la traversée du désert a été longue et éprouvante ».
Confiant dans son étoile malgré tout, lui l’optimiste-né, garda espoir. Ce Monde qui bouge autour de lui ne peut le laisser pour compte, lui qui est animé quasiment du même mouvement et de la même mobilité. A la faveur de la signature des accords de Camp David par l'Egypte, le siège de la Ligue des Etats Arabes fut transféré à Tunis et le nouveau secrétaire général n'était autre que Chedli Klibi, ancien ministre de l'Information avec lequel il a collaboré en parfaite entente. Aussi, après un bref passage en qualité de conseiller à l'ambassade de Tunisie à Paris (1980 1981), il devient Directeur de l'information de la Ligue Arabe avant d'être nommé Ambassadeur de la même Ligue auprès des Nations Unies à Genève et auprès de la Confédération Helvétique à Berne. Une consécration. Non. Une chance plutôt pour un meilleur épanouissement à l'âge de 43 ans. Une bien belle maturité que lui confère non seulement l'âge mais également et surtout un riche parcours.
De 1986 à 1991, celui qui croit dur comme fer qu'on « apprend toujours dans la vie » sera royalement servi. Son sens du contact, sa grande culture et surtout cette disponibilité et cette avidité à se cultiver l'aideront beaucoup. De Tunis à Genève où il passa pas moins de six années, il garde un souvenir ému. « Mon passage à Genève a été fabuleux. J'ai beaucoup appris et côtoyé des hommes d'une grande valeur indépendamment de leurs engagements politiques », commente-t-il, citant plus particulièrement l'Irakien Barzani et l'Egyptien Nabil El Arabi, alors que l'Egypte était encore exclu de la Ligue Arabe -Relation qui lui cause, entre autre, quelques ennuis avec le Secrétaire Général de la Ligue Chedli Klibi.
Avec l'invasion du Koweït par L’Irak, le Monde Arabe entra dans une zone de turbulence qu'il était difficile de s'en sortir indemne. L'Egypte qui a réintégré le «giron» arabe, pour reprendre un terme cher au politicien, tentait de récupérer le siège de la Ligue. La dissension chancelleries arabes à Genève. Mahmoud Triki fut rappelé à Tunis. Fin de mission. Ses collègues pensaient lui organiser un dîner d'adieu. Prenant son courage à deux mains, l'ambassadeur d'Egypte prit sur lui de convier tous les ambassadeurs arabes y compris l'Irakien et le Koweitien dont l'estime pour Mahmoud Triki était réelle.
A ses amis qui ne cessaient de le taxer de francophone invétéré qui ne manquera pas de les gratifier d'un discours d'adieu dans la langue de Voltaire, il jura de prendre sa revanche en rédigeant un texte dans le plus pur style de la langue arabe littéraire. «La veille du jour J, je n'ai pas pu fermer l'œil, avoue-t-il la rage au cœur ajoutant que « tous les essais que je faisais, je finissais par les jeter à la poubelle. Ce n'était qu'à une heure très tardive que j'ai couché sur le papier les premiers vers d'un poème dédiée à cette soirée réellement mémorable». Les ambassadeurs arabes furent aussi surpris que toucher par ce geste relevant du miracle. Depuis, Mahmoud Triki ne cessait de rencontrer sa muse. Et lui, d'écrire poème sur poème, chez lui, en avion dans son bureau, etc. Résultat : Quatre recueils de poésie en langue arabe littéraire dont il a tenu à traduire quelques-uns pour faire plaisir à sa femme, une franco-Tunisienne, dont il fit la connaissance sur les bancs de la faculté de droit et des sciences politiques, à Grenoble. En est-elle satisfaite?
Elle préfère n'émettre aucune opinion. Pour Mahmoud Triki, la vie continue dans la même trajectoire. Il la suit confiant dans sa muse qui l'a bien inspiré pour un cinquième recueil intitulé «Ahlam Alaâm» (Rêves et souffrances).
Mohamed Bergaoui
2012