Olivia Elkaim: La perte du pays natal, c’est la perte du passé, la perte d’un certain avenir
Partie du pays natal, Olivia Elkaim est à la recherche d'un certain avenir. Voici son interview avec Leaders
Pourquoi ce roman?
Après Le tailleur de Relizane, consacré à mon autre grand-père Marcel, en Algérie, je pensais que j’en avais fini avec l’histoire de ma famille et de la décolonisation. Puis après, une fois que tout a été publié, je me suis rendu compte que j’étais encore travaillée par cette histoire-là, qui est à la fois une histoire de France mais qui est pour moi aussi une histoire très intime. Il y avait un déni à proprement parler de l’histoire tunisienne dans ma famille. Je ne savais rien sur cette partie-là de ma famille, sur cette histoire-là avec la Tunisie. L’ampleur d’une envie d’une famille sur la Tunisie est à mon avis à la mesure de l’ampleur d’une envie française sur l’histoire de la France avec la Tunisie.
En France, on ne sait rien sur cette histoire tunisienne. C’est une histoire de notre pays avec la Tunisie. Et donc quand je ressens la nécessité de travailler sur Arlette, sur cette figure féminine qui a beaucoup compté pour moi, j’ai commencé à explorer l’histoire tunisienne.
Comment avez-vous procédé?
Je suis allée voir Pierre Haski (Ndlr : L’Obs, France Inter…) qui est natif de Tunis, et j’ai beaucoup discuté avec lui.
J’ai lu L’histoire de la Tunisie par Sophie Bessis, un livre exceptionnel, un travail de fond. J’ai rencontré Sophie à Paris et lui ai raconté l’histoire de mes grands-parents. C’est ainsi que j’ai validé avec elle un certain nombre d’éléments, notamment l’histoire de la «Main rouge». De Hautecloque, qui était à l’époque Résident général de France, était au courant (Ndlr : de l’assassinat de Farhat Hached). J’ai interrogé ma famille, en tout cas ceux qui voulaient me parler. J’ai passé un an et demi de recherche dans les archives militaires aussi pour comprendre le parcours d’Albert la Croute, le parcours de mon grand-père Sauveur. A un moment donné, tout s’est précipité comme en chimie et j’ai eu besoin d’écrire tout ça de manière très romanesque. Le roman commence par cette scène où Arlette était attachée à un figuier, celle qu’on m’avait déjà racontée.
Il fallait que je fasse revivre tout ça. Je n’écrivais pas un livre d’histoire, mais un roman, et un roman il faut qu’il y ait des scènes, des vivants, et l’histoire sera là en soutien de ce qu’on va raconter.
Et comment avez-vous récolté tant de précisions sur la Tunisie?
Ce qui a été capital dans mon travail, c’était le voyage à Tunis en octobre 2022. J’avais écrit une grosse partie du livre, je pensais même ne pas avoir besoin d’aller à Tunis. Mais, dès que j’ai mis le pied à l’aéroport, j’ai compris que c‘était un voyage capital parce que quand on ne connaît pas Tunis, on ne peut pas comprendre sa géographie en regardant sur Google Maps. Je n’avais pas du tout compris que cette ville tourne le dos à la Méditerranée et qu’elle est coupée de la mer par le lac. J’ai compris en me baladant dans la ville et j’ai réalisé les changements intervenus ainsi que celui des noms de quartiers, tout un tas de choses sur la capitale. J’ai fait une longue balade avec Hatem Bouriel dans le centre-ville qui m’a permis de retrouver la plaque de la couturière de ma grand-mère. C’était vraiment un voyage exceptionnel de ce point de vue-là. D’ailleurs, j’ai pu nourrir mon travail de vécu sur place. C’était un peu plus qu’un reportage parce que le reportage, c’est encore autre chose. Il aurait fallu que je m’attache à l’aspect contemporain des choses, là c’était vraiment à la recherche de traces. Il reste des traces de cette période-là, mine de rien, ne serait-ce que dans les façades. J’étais avec ma mère, on a retrouvé la maison de Dermech. C’était très émouvant.
Qu’est-ce qui est important pour vous à montrer au lecteur?
Il fallait qu’on comprenne dans le roman dans quelle histoire la vie de mes grands-parents a évolué, dans quelle partie du monde, dans quelle géopolitique, dans quel moment historique. Si eux au moment où ils le vivaient ne comprenaient pas les contours de ce qu’ils étaient en train de vivre, moi, en revanche, avec le recul, je le comprends et donc je dois montrer au lecteur ce qui s’est passé pour eux. Ils étaient des fonctionnaires de l’administration coloniale, n’étaient pas très instruits, et ne comprenaient pas complètement ce qui s’est passé. Mais, pour le lecteur je recontextualise en permanence, on voit alors la société tunisienne telle qu’elle est opprimée par la puissance française, et je dis souvent dans mes rencontres que le protectorat n’a protégé personne à part les intérêts des plus puissants.
Je pense que c’est important de montrer que le peuple est opprimé, qu’il va se révolter et que dans cette révolte il va y avoir des choses qui vont se casser, y compris pour des natifs de la Tunisie comme mes grands-parents. Parce qu’ils étaient français, ils ont dû quitter le pays pour s’installer en France, ce qui a créé en eux une brisure épouvantable. L’exil emporte tout, une énorme perte. Je ne crois pas au récit des gens qui disent «on s’est exilés et tout va bien». Je pense que c’est une façon de se réconforter. Je vis avec des choses d’éteint dans les regards de mes grands-parents et de mes arrière-grands-parents. La perte du pays natal, c’est la perte du passé, c’est la perte de la jeunesse, c’est la perte des tombes et puis c’est la perte d’un certain avenir aussi. Mes grands-parents étaient tous adultes et s’étaient projetés dans un avenir en Tunisie ou en Algérie, avant de s’exiler.
Vous avez ainsi construit les deux parties de votre roman ?
C’est important de donner à voir aux lecteurs déjà dans la première partie une certaine société coloniale. Il y a deux parties dans le livre, une partie vraiment indolente dans cette Tunisie où la chaleur peut être un peu moite et puis sous les palmiers, l’odeur du jasmin, la nuit étoilée sur la plage de La Marsa. C’est mon fantasme à moi de récit, le vécu des années cinquante que j’ai pu entendre quand j’étais gamine. Mais en même temps, la dégringolade. C’est quelque chose qui est reconstitué, c’est ma force romanesque qui m’a permis de le faire. La dégringolade, j’y ai assisté, c’était douloureux, assez douloureux à reconstituer…
La description de la dégringolade est poignante.
J’avais à cœur de retracer la vie d’Arlette, son adolescence et cet évènement à l’âge de 12 ans quand elle est attachée par son père à un figuier, en fait à l’homme, à sa mort tragique en 2009. Et entre ces deux pas, de retracer un petit peu ce qui la ramène dans ses choix et comment expliquer cette déchéance, la chute d’une femme du peuple parce qu’elle a toujours été une petite employée de bureau. Mon grand-père arrivé à Marseille était employé sur le marteau piqueur.
C’était des petites gens, il n’y a rien d’extraordinaire dans ce destin, mais tout était extraordinaire.
Je tenais à reconstruire aussi une ambiance très méditerranéenne à la maison. Par exemple, il y a un truc pour moi, c’est ma madeleine de Proust, la «damhout», c’est-à-dire la boutargue, ces œufs de mulet séchés. Pour moi, c’est le goût de la Tunisie. Ma grand-mère avait toujours de la boutargue à la maison dans le frigo et on la coupait en lamelles. Cette boutargue est pour moi le saucisson des Français.
Les lecteurs français peuvent se retrouver dans pareil récit ?
Ce que j’ai dit dans chacune de mes rencontres, c’est que je parle d’une histoire de France avec l’Afrique du Nord, de son histoire coloniale et dans cette histoire coloniale, de la décolonisation. Elle est incluse dans la conquête coloniale, dès lors que la France met un pied en Afrique du Nord. Il y a aussi inclus le mouvement de l’indépendance des peuples, parce qu’un peuple ne se laisse pas conquérir sans se révolter à un moment donné. Pas forcément la première génération, mais la deuxième génération. Ce que je trouve intéressant, c’est de montrer aux Français voilà notre histoire, voilà comment ça s’est passé, mais comment ça s’est passé pour des gens là-bas qui étaient eux aussi français. C’est une histoire des Français de là-bas qui est finalement assez peu connue.
Les exilés d’Afrique du Nord, que ce soit des pieds-noirs d’Algérie ou des Français qui arrivaient de Tunisie, étaient extrêmement mal accueillis en France, alors qu’ils étaient Français. Il y a quand même une histoire à regarder en face. Si on ne regarde pas en face cette histoire-là, nous les Français, il y aura éternellement une guerre de mémoire. Quand on ne peut pas s’adosser à un passé, on ne peut pas aller vers l’avant.
Mon travail de romancière n’est pas seulement de retricoter mon histoire familiale, mais c’est aussi de raconter avec mes mots de l’endroit d’où je suis, celui d’une romancière. Quand on avance tous ensemble sur le chemin d’une réconciliation… Ce que je trouve dommage, c’est que l’histoire de la guerre d’Algérie est très connue en France, ça ne veut pas dire qu’elle est pleine d’irrésolus, mais ce qui m’a frappée en travaillant sur la Tunisie, c’est à quel point on pense que tout s’est bien passé, alors que c’est faux. Rien ne s’est bien passé. Je le dis pour l’avoir étudié et regardé. Quand je regarde les exactions au Cap Bon (Ndlr les évènements tragiques de Tazerka, le 29 janvier 1952), la révolte de Bizerte (Ndlr juillet 1961), ce n’est pas possible, rien ne s’est bien passé et on a frôlé la catastrophe comme en Algérie. Ce qui est incroyable, c’est que cette histoire-là soit si peu connue et si peu mise en avant en France.
Quel est le thème de votre prochain roman?
Je suis très fatiguée par ces deux livres, qui m’ont beaucoup demandé. J’ai écrit un livre pour les enfants, ce qui est très agréable. On verra après pour le prochain roman parce que c’est très coûteux d’écrire. Ce n’est pas un coût financier, c’est un coût moral, ça n’a pas été facile, l’ampleur du déni était énorme dans ma famille et j’ai vraiment mieux compris l’histoire tunisienne. C’est très agréable maintenant de savoir et beaucoup plus agréable de savoir faire. Le coût n’est pas tant financier, l’éditeur a évidemment contribué à mes recherches. Mais c’est un coût moral vraiment très fort, et donc j’aimerais que ce livre soit vraiment lu. J’aimerais que les gens découvrent à la fois le destin d’Arlette mais aussi notre histoire française avec la Tunisie.
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Je suis né à Gafsa en 1943 ou j'ai vécu agréablement mon enfance parmi juifs et français . Les juifs étaient nos amis sans distinction…et facilitaient la vie des tunisiens avec les français . Le récit de cette juive tunisienne me touche.