Écritures du moi et histoire: Elyès Jouini revisite les mémoires de M.-S. Mzali
Par Emna Belhaj Yahia - Toute communauté a besoin de s'interroger sur ce qui lie ses membres et constitue leur passé commun. Chaque témoignage est une victoire sur l'amnésie. Mais les témoignages sont forcément multiples car la vie collective est tissée de faits diversement appréciés par les individus qui, souvent, ignorent le cours de leur histoire. Et celle-ci contient des zones d'ombre, des énigmes qui ne seront jamais entièrement levées. Il est donc toujours bon d'y introduire plus de lumière, non pas tant pour juger mais pour comprendre les actions des hommes, ce qui les a rendues possibles, les a vouées au succès ou à l'échec, et aussi pour suivre les accumulations et les ruptures qui aident à saisir la configuration des choses d'aujourd'hui. «Les écritures du moi» sont un genre littéraire connu. Un bel Hors-série du Magazine littéraire leur a été consacré en 2007 qui en montre toutes les facettes, et les mémoires sont une des formes que revêtent ces écritures. Lorsqu'il s'agit des mémoires d'un homme politique, le lecteur cherche en général une «vérité» sur la vie de l'auteur, mais également sur les traits d'une époque, d'un environnement social et culturel, d'un univers dans lequel l'histoire d'une personne, d'une famille, d'un pays s'entremêlent et se confrontent, donnant au récit un intérêt qui va au-delà de ce que le mémorialiste souhaite nous confier.
Je viens d'achever la lecture de l'ouvrage de plus de 700 pages publié par Elyès Jouini et consacré aux mémoires du dernier Premier ministre du Bey avant l'indépendance, Mohamed-Salah Mzali, dont il réédite Au fil de ma vie, en y ajoutant un très riche appareil critique, et en le faisant suivre d'une longue analyse, Mzali, l'intellectuel et l'homme d’État. Analyse qui éclaire les éléments-clés des mémoires en les interrogeant et en les commentant, en offrant des grilles de lecture et en formulant des hypothèses quant à la signification de l'ensemble. Remarquable travail d'érudition et d'interprétation, enquête fouillée et exigeante qui, au fond, ressemble à une « quête de sens » inspirée à Elyès Jouini par un homme dont la vie s'est associée à un moment charnière de notre histoire.
Dès le début, nous sommes introduits dans un contexte de crises et de tensions où M-S. Mzali apprend, observe, navigue à vue, choisit sa voie et construit le roman de sa propre vie. Mais le pays est toujours présent. Au détour de chaque phrase, dans les chapitres sur l'enfance, l'adolescence, comme dans les différentes étapes de l'âge adulte, on tombe sur les noms des personnages qui ont marqué cette période, la constellation de familles, les faits et gestes, les us et coutumes, les profils des élèves et leurs rapports avec leurs enseignants, le fonctionnement des institutions importantes, des tribunaux autochtones et des tribunaux français, les aberrations de la justice, les pratiques de l'administration française et celles de l'entourage du Bey, les trafics d'influence et les intrigues, l'instauration de l’État-civil, les mœurs des Oulémas et cheikhs de la Zitouna, celles des combattants du destour, ce qui se discute dans les cénacles et s'écrit dans les journaux, les positions des hauts fonctionnaires, de professeurs, historiens, intellectuels que Mzali connaît et aime à fréquenter comme Jean Pignon, Charles Nicolle, Georges Duhamel, Jules Romain et bien d'autres.
Une foule de choses, parfois savoureuses et d'un réel intérêt historique, sont ainsi racontées sur les spécificités d'une société plutôt sclérosée qui refuse les réformes et la rationalité que la modernité exige ; sur la vie d'alors où nous sommes plongés, ses codes, ses bruits, ses couleurs ; sur le comportement de gens appartenant à des groupes sociaux divers. Notons au passage qu'un des mérites de cet homme, si attaché aux études et à la transmission familiale et générationnelle, est d'avoir sauvé du feu les mémoires de Khéreddine... Et celui qui raconte est un homme qui a pris part aux affaires publiques, qui revient avec sincérité sur son parcours, décide de l'écrire à partir de ce qu'il a laissé en lui comme impressions, souvenirs, traces de faits observés tout au long des années, réalités vécues avec joie ou avec tristesse, de l'enfance à la vieillesse.
Mais le profil de Mohamed-Salah Mzali, tel qu'il se livre à nous et tel que le décrit Elyès Jouini, m'a frappée par une forme d'originalité qui ressemble à un paradoxe. Paradoxe d'un homme qui, très tôt, se fait remarquer par des traits de personnalité et de caractère que le temps ne fait que confirmer, et qui fera pourtant des choix assez peu compatibles avec ses traits. Car, regardez bien : voici un « enfant modèle », intelligent, attentif, sérieux, qui obtient des résultats scolaires toujours très supérieurs à ceux de ses camarades, et qui acquiert à partir de là une assurance et une grande confiance en lui-même, mais aussi et surtout dans les valeurs humanistes modernes et libérales que l'enseignement n'arrête pas de lui inculquer, durant de longues années. Curieux de tout, imprégné de culture et de foi dans la connaissance, fréquentant les personnalités en vue, les auteurs et les textes, il y a quelque chose en lui de la figure de l'« Honnête homme » de l'âge classique, cet esprit éclairé qui maîtrise l'art, le savoir de son époque, se conforme aux règles de bienséance, refuse l'emportement, l'agitation, se soucie du bien penser et du bien agir.
La contradiction naît à partir du moment où un tel personnage, dont la formation et le caractère poussent à se placer au-dessus de la mêlée, des combines et des affrontements, accepte pourtant d'occuper peu à peu les fonctions les plus hautes qu'on lui propose. Sans appui populaire, sans soutien partisan, sans aficionados ni groupes d'intérêts, il poursuit en solitaire un chemin qui le mène au sommet de la hiérarchie. Cette contradiction l'amène, sans qu'il se ressaisisse, à se retrouver fatalement dans l'impasse absolue, celle des attaques en règle contre lui, du procès, de la prison et des lourdes peines. Sûr de son bon droit et des principes dont il se réclame, en particulier sa fidélité au Bey et sa conviction que la meilleure solution est celle qui évite la radicalité, le vacarme et les chocs, Mzali ne voit pas, ou choisit de ne pas voir, la logique souterraine qui commande aux événements. Il se place, consciemment ou non, dans une forme étrange de raisonnement en décalage avec le réel.
Au fond, ce qui se révèle être sa tendance profonde ne coïncide guère avec les exigences et les accélérations dictées par une raison historique que d'autres hommes sauront ressentir, et exprimer de façon appropriée et efficace. Ce faisant, ils créeront des situations qui leur sont favorables et qui donneront un coup de pouce aux événements. Je pense évidemment à Bourguiba qui sut quant à lui s'adresser aux masses, défendre leurs valeurs, utiliser leur grande énergie, leur rejet de l'étranger, leur attachement à des normes sacrées. Avec ses compagnons, il parvint ainsi à rallier le peuple à sa cause et à le mobiliser contre le protectorat français. Mais l'impression de « déconnexion » politique que donne M.-S. Mzali ne diminue en rien le témoignage de l'homme sur son temps. Et surtout, mieux qu'un plaidoyer en faveur d'un personnage politique, l'ouvrage d'Elyès Jouini constitue une interrogation sur les conditions de possibilité de l'action politique dans une période de notre histoire, et une réflexion sociologique intéressante sur l'émergence de nouvelles élites en remplacement des anciennes.
Emna Belhaj Yahia
Au fil de ma vie
de Mohamed Salah Mzali
suivi de Mohamed-Salah Mzali. L'intellectuel et l'homme d'État
par Elyès Jouini
Cérès Éditions, 2023, 45 DT
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