Habib Batis: Par-delà la consultation nationale sur le système éducatif tunisien
La consultation proposée dernièrement aux citoyens en vue de récolter leurs avis sur certaines composantes du système éducatif tunisien comporte des questions qui peuvent être qualifiées à la fois d’intéressantes, très complexes et parfois de formulation très approximative. Sans verser dans un optimisme béant sur ce que les pouvoirs publics pourraient tirer comme renseignements des réponses à une telle entreprise, il demeure cependant important de s’arrêter sur certaines questions qui trouvent, plus que d’autres, un écho dans la société. Parmi lesquelles, on peut citer trois qui se rapportent: au modèle pédagogique pour l’enseignement (question 2), à la langue d’enseignement des sciences (question 4) et au rythme scolaire (question 5). Cet article propose un exposé concis sur les rapports de la science et de la langue. Il questionne le choix de la langue pour la communication des savoirs scientifiques en général et l’enseignement en particulier. Il finit par ouvrir la voie à des perspectives futures en esquissant, dans le contexte tunisien, une démarche qui inclut la langue arabe dans le champ de la science. Un principe de base nous guide dans la réflexion qui suit: la science, y compris dans ses composantes éristiques, offre la possibilité, en se référant à une cause commune capable de transcender toute querelle, de désamorcer des mécanismes dont les conséquences sont souvent funestes pour l’action politique en général et éducative en particulier.
A propos de la question 4 de la consultation
La question 4 est formulée ainsi (traduction personnelle): «Que suggériez-vous comme langue pour l’enseignement des matières scientifiques (1-l’arabe, 2-le français, 3-l’anglais); une seule réponse doit être proposée». Cette question est posée dans le cadre d’un paysage linguistique caractérisé par un enseignement des sciences en arabe littéral moderne et ce, tout le long de l’école de base (voir article, «la transition linguistique et l’enseignement en Tunisie: Apprentissage des sciences» Leaders, News, 18-10-2023). L’enseignement des sciences est ensuite dispensé en français tout le long des deux cycles secondaire et supérieur. Une transition linguistique qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes aussi bien pour l’enseignement que pour l’acquisition d’une pratique langagière propre à ce savoir scientifique. Se pose alors la question des visées de la consultation par le biais de la question 4: S’agit-il d’un questionnement suite aux résultats d’une évaluation de l’expérience d’arabisation de l’enseignement des sciences à l’école de base, auquel cas, il aurait été important de diffuser ces résultats? Ou, s’agit-il d’un questionnement pour espérer des réponses massives favorables à la généralisation de cette expérience à tous les cycles de formation avec le risque de tomber dans un monolinguisme appauvrissant? Ou, s’agit-il d’un questionnement qui cache le culte d’une langue commune pour la science et qui se traduit aujourd’hui par une sorte de mantra: «l’anglais est la langue de la science»?
Toutes ces interrogations et certainement beaucoup d’autres laissent supposer que par le biais de la question 4 de ladite consultation, les responsables cherchent à fonder des décisions en matière de politique linguistique et scientifique de notre système éducatif. On peut aussi penser que c’est un indicateur d’une prise de conscience du rôle complexe de la langue dans l’activité scientifique (aussi bien sur le plan de la production que de l’évaluation que de la transmission des savoirs) et aussi de l’importance d’une pratique langagière consciente et déterminée. Dans un cadre plus large, une telle prise de conscience devrait nous inciter à une réflexion sur les mutations nécessaires des activités scientifiques en général (recherche, enseignement…) et sur ses relations avec la culture traditionnelle. Autrement dit, le choix d’une politique linguistique en science, doit tenir compte des usages linguistiques dans un champ sociologique et communicationnel large et non de certaines mythologies des sciences ou de certains ressentis identitaires, sournoisement installés dans les esprits, comme celle d’une langue commune, d’une langue pour tous et partout. S’impose alors l’idée de réévaluer les études sur l’usage des langues dans la diffusion et la transmission des sciences en élargissant le focal dans la perspective d’intégrer les langues et les sciences telles qu’elles opèrent dans le champ global des sciences en Tunisie et dans le monde. C’est dans ce contexte que la question de savoir quelles(s) langue(s) peuvent utiliser les sciences, doit être posée.
Quelle(s) langue(s) pour les sciences?
Cette question tires a légitimité au moins de deux tendances actuelles. La première, c’est qu’elle est une préoccupation des centres de recherche et des institutions à visées scientifiques et linguistiques. La deuxième, est que les crises planétaires auxquelles l’humanité fait face incitent de plus en plus, les médias à s’intéresser à l’apport des sciences par le biais de la vulgarisation et donc accorder de l’importance aux rôles et à la capacité des langues vernaculaires à diffuser les résultats des sciences. D’autre part, la question posée s’inscrit aussi dans une contradiction difficile à traiter entre l’exigence d’ubiquité du savoir scientifique et son élaboration dans une langue particulière. Les sciences prémodernes ont échappé à cette contradiction en utilisant une langue canonique (l’arabe, le latin, le bizantin…) selon l’espace cultuel. En revanche, l’internationalisation croissante des activités scientifiques, dès le début du XXème siècle, et la discréditation de certaines communautés scientifiques travaillant dans leur langue nationale (cas de l’allemand après la deuxième guerre mondiale), ont contribué à la réduction de la diversité des langues dans le champ des sciences au profit d’une langue unique qui englobe le monde et l’ensemble des disciplines scientifiques. Ainsi, l’anglais apparait aujourd’hui comme hégémonique dans la plupart des disciplines et, semble-t-il, comme détendeur potentiel du monopole de la diffusion des résultats des sciences naturelles. Ce constat est fortement appuyé par les conclusions d’un grand nombre d’enquêtes qui disent étudier l’utilisation des langues dans «la production» scientifique. Cet argument, même s’il est sournoisement pénétré dans les esprits de la communauté scientifique et utilisé aujourd’hui pour accepter la domination linguistique de l’anglais dans les sciences de la nature, mérite qu’on s’y arrête un moment pour une évaluation plus équilibrée, plus juste pour dissiper l’illusion qu’il pourrait charrier.
D’une part, on ne peut aujourd’hui ignorer le fait que l’utilisation de l’anglais comme moyen de communication est lié à des enjeux évidents de domination. La même situation de rapport de force qui, sur le plan économique et politique, subordonne les intérêts du monde actuel à ceux des États-Unis, se retrouve dans le domaine de la recherche scientifique et de ses résultats. Il va de soi qu’une telle situation confère un avantage certain aux scientifiques anglophones par l’emploi très répandu de leur langue maternelle dans la littérature scientifique, les assemblées savantes… On aboutit même à une situation paradoxale qui se manifeste dans les rapports de dominant-dominé où les locuteurs d’autres langues que l’anglais, se sentant si fortement soumis à sa pression et à sa valorisation, en viennent à croire, contre toute évidence, qu’elles sont «inférieures» à l’anglais.
D’autre part, il est important de comprendre comment opère la recherche conduisant aux résultats des enquêtes susmentionnées. Ces dernières tiennent compte du nombre d’articles publiés dans chaque langue, dans certaines revues internationales indexées. En attribuant un total monopole de l’anglais dans les sciences au vu des résultats de ces enquêtes, l’approche apparait réductrice du champ des sciences et ne rend pas compte de la dynamique linguistique dans celui-ci. Et la tendance est grande pour que ces recherches sur l’usage des langues dans les articles parus, laisse supposer que la seule activité de diffusion des résultats scientifiques doive être considérée comme norme générale et inévitable, toutes les autres activités du champ des sciences doivent suivre le chemin de l’anglicisation. De ce fait, ce modèle de recherche et l’interprétation de ses résultats, comme étant dû à l’hégémonie de l’anglais dans les disciplines scientifiques, impliquent des faiblesses méthodologiques dans la construction de leur objet. En effet, le processus d’élaboration des connaissances est toujours une pratique spécifique inscrite dans un cadre institutionnel où la langue s’y voit attribuer différentes valeurs. En plus du processus d’élaboration des connaissances proprement dit, il faut au moins distinguer les dimensions de l’enseignement et de la publication. Ce sont des dimensions qui touchent la sphère publique, alors que le processus d’élaboration du savoir possède ses caractéristiques propres d’intimité linguistique. Qu’en est-il dans le champ des sciences tunisien?
Langue(s) dans le champ des sciences à l’université tunisienne
Penser une politique linguistique pour l’enseignement des matières scientifiques dans le cursus scolaire, ne peut faire abstraction de la dynamique linguistique dans le champ des sciences universitaires du pays. Car, il faut grandement améliorer les conditions d’apprentissage pour les générations scientifiques futures afin qu’elles soient déjà en possession de connaissances linguistiques et de pratiques langagières adéquates en arrivant à l’université.
Considérons l’exemple d’une institution universitaire scientifique tunisienne. Le champ des sciences comprend trois domaines: la recherche, la communication des résultats et la formation scientifiques. Dans chacun des trois domaines ont lieu des activités et des sous-activités spécifiques. Ainsi, le domaine de la recherche où les projets sont élaborés, planifiés et exécutés, comporte plusieurs sous-activités telles que le travail en laboratoire, les sorties de terrain, les interviews, l’analyse et l’interprétation des résultats scientifiques… La communication des résultats scientifiques implique la réception et la diffusion du savoir qui se produit à travers de multiples sous-activités telles que la lecture, la rédaction de textes scientifiques, la présentation orale, la vulgarisation… Enfin, le domaine de la formation comporte au moins trois niveaux d’activités : la formation de base et professionnelle (licence, préparation aux études d’ingénieur, ingéniorat, formation au métier d’enseignant…), formation à la recherche, formation doctorale…Toutes ces activités se déclinent en plusieurs sous-activités spécifiques à l’enseignement supérieur.
Lorsqu’on s’arrête sur l’usage des langues dans ce champ, on peut se rendre compte que le bilinguisme français-anglais domine ce paysage. En effet, selon la nature de l’activité et selon qu’elle est située à l’échelle nationale ou internationale, la prédominance de l’une ou l’autre des deux langues est constatée. La communication internationale des résultats en sciences de la nature se fait quasi exclusivement en anglais alors que pour d’autres sciences telles que la didactique, c’est le français qui prédomine. Le français opère aussi de façon stable et durable pratiquement dans toutes les activités de formation. Ces dernières intègrent aussi pour la recherche, des lectures de textes en anglais et parfois dans d’autres langues telles que l’allemand. On constate donc que le fait caractéristique du champ des sciences à l’université tunisienne est que sa force motrice est ancrée dans une recherche scientifique réalisée dans un bilinguisme et que celle-ci entretient un lien fort avec les domaines de formation et de communication scientifique. L’unité et la dynamique de ce champ résultent de la coexistence au moins des deux langues dans la plupart des domaines. Le français et l’anglais coexistent dans des relations variables de symétrie ou d’asymétrie selon l’activité et partagent des espaces discursifs communs. Se borner à la sous-activité de la publication de certains résultats scientifiques en anglais pour affirmer l’hégémonie de cette langue dans le champ des sciences est non seulement un point de vue réducteur, mais aussi une manière de pousser à l’emploi exclusif de celle-ci et contribue donc à priver le champ d’une richesse plurilingue. Car, au-delà de tout calcul stratégique à court terme, le monolinguisme prive le scientifique de rencontrer d’autres modes de pensées élaborées dans d’autres langues et cultures. Une telle rencontre contribue à accroitre l’incertitude positive et se prémunir de l’ethnocentrisme dans la pensée scientifique.
Quelle place pour la langue arabe en science?
Enfin, on ne peut pas terminer la réponse à la question posée «quelle(s) langue(s) pour les sciences?», sans soulever l’idée qu’il existe des fonds linguistiques divers et multiples à exploiter pour travailler des concepts scientifiques voire modifier une terminologie existante pour pouvoir communiquer les sciences dans d’autres langues que l’anglais. C’est le cas de plusieurs grandes langues qui ne sont pas, actuellement, des langues d’usage scientifique courant, notamment l’arabe qui n’a pas, me semble-t-il, été capable de faire un effort systématique pour se doter de terminologies spécifiques dans les diverses disciplines scientifiques. Ceci est particulièrement important lorsque les scientifiques se poseraient la question, ne serait-ce que pour l’enseignement des sciences, de se doter d’un vocabulaire original.
Avant d’aller plus loin sur cette question, nous nous tournons brièvement vers le passé de la langue scientifique arabe pour s’arrêter ensuite sur son statut actuel. Comme pour toute langue, le degré de prospérité de la civilisation est un facteur déterminant pour son épanouissement, sa force et son usage à grande échelle. La langue arabe en science n’échappe pas à cette règle.
Considérons l’exemple de l’optique et plaçons-nous au milieu du IXème siècle. Cette période a connu un énorme mouvement dans lequel, des savants de différentes confessions se sont attelés, dans un climat de tolérance et de respect, à bâtir une civilisation éclairée qui s’est installée pendant plus de cinq siècles. Une dynamique de traduction en arabe des textes d’optique hellénistiques qui côtoie une intense recherche dans cette discipline, ont caractérisé cette époque. Loin d’être passive, la traduction semble au contraire liée à la recherche la plus avancée de l’époque. C’est ainsi que la langue arabe a vécu une période d’enrichissement qui lui a permis d’être scientifique par excellence grâce à de nouvelles structures stylistiques simples et scientifiques. Hunayn Ibn Ishaq (808-873), savant trilingue (arabe, grec et syriaque) est le parfait exemple de cette dynamique qui caractérise l’époque. Fervent chercheur en optique, il tenait, en tant que traducteur, à ce que la traduction soit fidèle au texte original tout en accordant une importance majeure à la clarté de l’expression arabe et à la précision dans le transfert cognitif. De ce fait, un savant du milieu du Xème siècle disposait alors, de la traduction de tous les travaux des penseurs grecs (Aristote, Platon, Archimède, Euclide, Ptolémée), perses ou indiens…Ces conditions ont rendu possible la conception, la production et la diffusion en langue arabe, d’une quantité importante de savoirs scientifiques de haut niveau. L’héritage d’Ibn al-Haytham (965-1040), à titre d’exemple, nous a été transmis à travers son œuvre majeure Kitab el-Manazir (le livre de la vision en sept volumes). Il va de soi que ceci n’aurait pas pu être possible sans l’adaptation de la langue aux concepts scientifiques de l’époque ; adaptation acquise grâce, d’une part, aux efforts déployés par les grammairiens, linguistes, lexicographes (Sibawayh) et d’autre part, grâce à l’élaboration de registre terminologique scientifique et aux emprunts à d’autres langues étrangères (grec, syriaque…).
A ce stade, nous insistons sur le rôle de la simultanéité de la traduction et de la recherche qui a caractérisé cette époque et a favorisé l’adaptation de la langue arabe aux concepts scientifiques. Depuis, le déclin de la science arabe a fait que l’évolution de la langue arabe en science fut asynchrone par rapport à la dynamique linguistique planétaire et on peut même parler de sa déchéance comme vecteur de transmission des informations scientifiques. Ce retard n’est pas uniquement causé par la complexité du vocabulaire induite par l’enrichissement du savoir scientifique, mais aussi par le regard négligent de la société qui ne se mobilise pas pour sauvegarder son patrimoine. Ce désintérêt est particulièrement installé dans la communauté des scientifiques pour qui l’efficacité recherchée à termes, toujours plus immédiat, est antinomique avec une prise de recul critique qui permettrait de réfléchir sur des recherches terminologiques qui sont épistémologiques en dernière analyse, et de réaliser que la langue arabe s’adapte de nouveau aux concepts scientifiques contemporains. Même si cette idée apparait chimérique, il n’est peut-être pas tard d’entreprendre un travail explicite et délibéré de réflexion linguistique donnant graduellement une place à la langue arabe dans le champ des sciences en Tunisie.
Les universitaires scientifiques devraient prendre à leur compte ce travail en créant et intégrant dans le champ des sciences, une activité d’élaboration terminologique et de communication en langue arabe. Ce n’est qu’une fois ce travail préalable accompli, qu’une dynamique permettant d’asseoir graduellement l’arabe comme langue scientifique dans tous les domaines de la production et de la diffusion scientifiques peut-être entreprise. Elle suppose dans un premier temps, un appui aux publications scientifiques en arabe à l’échelle nationale. Une initiative que les sociétés savantes, implantées dans pratiquement toutes les institutions universitaires scientifiques du pays, peuvent prendre à leur charge et encourager progressivement le plurilinguisme, dont l’arabe, à travers la diffusion du savoir scientifique. Pour commencer, il est possible d’inclure un résumé en arabe pour tout article publié. Ceci encouragerait progressivement une activité de recherche terminologique en arabe au sein des différentes communautés scientifiques. Par ailleurs, une telle entreprise est aussi l’occasion pour que les communautés scientifiques se rapprochent de celles des sciences humaines, et contribue ainsi à rendre les sciences de la nature et de la matière moins inhumaines et moins asociales.
Pour conclure, l’histoire nous apprend qu’elle est une construction vivante et non une nostalgie qu’on active quand ça nous chante. Ce n’est pas par des choix linguistiques balbutiants pour l’enseignement des matières scientifiques, choix teinté par des transitions et des ruptures linguistiques qui n’ajoutent, pour les apprenants, que de l’incertitude et de l’abandon du monde des sciences, qu’on contribue à donner à la langue arabe en science, ses lettres de noblesse.
Habib Batis