Les licences libres en droit d’auteur en faveur de la diversité culturelle
Par Mouna Ketata. Maître assistante en droit - Les licences libres sont des contrats par lesquels un auteur peut autoriser de façon automatique et anticipée un certain nombre d’usages de ses œuvres, notamment via des procédés de communication numérique(1).
Il s’agit d’un autre modèle de gestion du droit d’auteur et qui traduisent une volonté collectiviste, conciliant entre les impératifs de protection des œuvres d’esprit et la circulation fluide de telles œuvres sur Internet(2). Ceci transparait aussi bien du fondement de telles licences (I) que de leur mode de fonctionnement (II).
I- Le fondement des licences libres
Le droit d’auteur, suivant le mode de fonctionnement traditionnel, est un droit exclusif, qui pose un principe d’autorisation préalable systématique, pour tous les usages, sauf dans des exceptions déterminées.
Par conséquent, l’autorisation préalable constitue le principe.
Le fondement des licences libres est l’inverse. Par la licence libre, un auteur, par le biais d’un contrat, indique qu’en principe l’usage de son œuvre est possible et c’est uniquement dans des cas bien particuliers où il va maintenir des conditions de réutilisation ou des interdictions. Dans de tels cas il faut lui demander une autorisation préalable. Selon la doctrine, on passe d’une logique où on a tous droits réservés à la licence libre, «où on aura certains droits réservés».
Le changement du paradigme de la création et de la circulation des contenus apporté par le numérique a été pris en considération et les inventeurs de la licence libre ont inversé la logique du droit d’auteur: Tout est permis par défaut, sans demander la moindre autorisation, et seulement ensuite l’auteur détermine des critères simples qui encadrent cette liberté. Les contenus sous licence créative Commons ne sont pas seulement partageables mais aussi et surtout transmissibles de manière non exclusive(3).
Le système des licences libres revendique un autre exercice des droits de propriété intellectuelle à savoir un exercice qui «favoriserait le partage et la réutilisation des œuvres et non un contrôle absolu sur l’accès à celle-ci»(4). Dès lors, leur utilité en termes d’intérêt général et de diversité culturelle apparaît sujette à caution(5).
D’ailleurs, l’internet, né d’initiatives universitaires et d’emblée placé sous un régime collaboratif distinct de la propriété privée, il est lui-même un bien commun et un socle fondamental sur lequel des communs numériques peuvent se développer. Conjugué au mouvement des logiciels libres qui implique que le code source des logiciels soit partageable et appropriable par ses utilisateurs, Internet permet à tout un chacun de créer et de faire circuler à un coût très faible des biens immatériels: messages, articles, musique.. Ceux-ci deviennent des biens communs lorsqu’ils sont volontairement placés sous un régime qui permet une régulation ouverte des usages. C’est le rôle des licences que chacun peut utiliser pour déclarer les usages autorisés des ressources immatérielles qu’il crée ou modifie.
Les licences libres s’inscrivent dans un mouvement plus général relatif à l’open data, les données ouvertes, qui promeut l’idée d’un libre accès à un certain nombre de données publiques afin d’en permettre une utilisation et une exploitation sans restrictions de droits d’auteur, de brevets ou d’autres mécanismes de contrôle(6). Le mouvement est fortement lié à l’expansion de l’internet. Il peut porter sur des données publiques, comme en témoigne le décret gouvernemental du 6 janvier 2021(7), ou sur des données privées produites par des particuliers ou entreprises privées.
Le système des licences libres en droit d’auteur repose sur une éthique de partage des œuvres, conçues comme des biens communs. Ce type de contrats s’est développé pour encadrer d’autres formes de création(8).
II. Le Fonctionnement des licences libres
Un grand nombre de licences peut être recensé dans les domaines de la musique, l’écriture, le dessin, la documentation et le journalisme. On peut penser à la licence Art Libre, du collectif Copyleft Attitude; la licence Open Audio, de l’Electronic Frontier Foundation; les licences Creative Commons, créées par l’organisation éponyme(9).
Leur vocation est de lutter contre l’appropriation des idées et la réservation des contenus pour valoriser le partage créatif(10). Copyleft(11) se veut être une alternative au copyright. De même, le fondateur de Creative Commons estime que l’extension de la propriété intellectuelle constitue un frein à la création. Mais ces licences, qui prennent leurs distances avec le droit d’auteur, n’existent toutefois qu’en prenant appui sur lui(12).
Présentées sous la forme de contrat-types, les licences libres permettent d’autoriser à l’avance un certain nombre d’utilisations. Bien que certains auteurs avancent que ces «licences dites libres n’ont en effet rien de gratuit»(13), les contrats ne sont plus des instruments permettant à l’auteur de contrôler et de restreindre l’usage de ses créations, mais constituent plutôt des moyens pour organiser une jouissance libre et générale des œuvres, conçues comme des biens communs(14). L’œuvre, qualifiée ainsi comme «œuvre sous licence Creative commons» n’est pourtant pas dans le domaine public, car son utilisation demeure sous le contrôle, même restreint de l’auteur(15). Modulables dans leur contenu, elles peuvent se décliner dans une multitude de domaines dépassant même le cadre du cyberespace. Simples dans leur utilisation, elles sont accessibles au plus grand nombre, ce qui est censé doper la créativité(16).
Dans ce sens, l’extension du «libre» a atteint les différentes branches de la création artistique et littéraire. Force est de constater la diversité de telles licences.
À titre d’exemple, dans les licences de logiciels, il y a un mécanisme qui est important, qu’on appelle le copyleft. Ce mécanisme se traduit par une clause qui figure dans certaines licences, comme par exemple la GPU GPL, qui va obliger, lorsqu’on produit une version dérivée de l’œuvre sous laquelle cette licence est placée, à utiliser la même licence en cas de redistribution(17).
En France, les modèles de licences libres étant le produit de la liberté contractuelle du créateur du bien intellectuel(18). Certaines initiatives avaient pour objectif d’assurer une parfaite articulation entre le droit d’auteur français et le modèle contractuel libre. L’élaboration de la licence Cecill s’inscrit dans ce cadre. Développée par le CEA, le CNRS, et l’INRIA, cette licence avait pour objet de «permettre aux utilisateurs des biens intellectuels diffusés sous son régime d’avoir le droit de modifier et de redistribuer le logiciel dans l’esprit du modèle libre»(19).
Au fil du temps cette logique des licences libres s’est étendue pour s’appliquer à tout objet protégeable par le droit d’auteur. Les logiciels sont considérés comme des œuvres de l’esprit protégeables par le droit d’auteur, aussi bien aux Etats-Unis, en Europe et en Tunisie. C’est pour ça, en fait, qu’on peut y associer une licence libre. Au fil du temps, certains se sont intéressés à la possibilité d’étendre cette logique à tous les types d’œuvres, pas seulement le logiciel, que ce soit des textes, des images, de la vidéo ou de la musique, et pour ça, il a fallu faire une adaptation des premières licences de logiciels libres, notamment de la GNU GPL, qui ne sont pas particulièrement adaptées aux autres types d’œuvres.
Les licences dite Creative Commons permettent à l’auteur d’autoriser l’accès, la reproduction, la diffusion et la modification de son œuvre sous certaines conditions correspondait à des options, à des clauses ajoutées au texte de la licence imposant au licencié des restrictions. L’auteur est libre de choisir parmi 4 options différentes et de les combiner:
L’option «attribution» applicable à toutes les licences concernant l’obligation du licencié de mentionner le nom de l’auteur
L’option «non commercial» permettant d’autoriser la reproduction, la diffusion et la modification de l’œuvre en cas d’utilisation non commerciale.
L’option «share alike» permettant d’autoriser la reproduction, la diffusion et la modification de l’œuvre à condition que toute adaptation de l’œuvre soit publiée aux mêmes conditions de licence que celles choisies à l’origine.
Enfin l’option «No Derivate Works» empêchant la création d’œuvres dérivées c’est -à-dire que l’œuvre ne peut pas être modifiée sans l’autorisation préalable du titulaire des droits.
Notons que l’idée est toujours de partager le travail créatif, en faisant des œuvres des «biens communs» (commons). Ces biens constituent des créations évolutives, fruits du travail d’une communauté de créateurs qui interviennent de façon décentralisée(20).
Avec le développement du numérique, les productions de l'esprit s'offrent naturellement à la circulation, à l'échange et aux transformations. Cette nature particulière implique la mobilité des œuvres dans le cyberespace. Le développement de ces modes de création vient cependant bouleverser un certain nombre de principes juridiques. D’une manière générale, et partant du fait que c’est l’ensemble de la cyberculture qui entraîne de nouvelles problématiques sur le terrain du droit(21), l’intérêt des nouveaux dispositifs est d’avoir su utiliser l’outil contractuel pour formaliser leurs usages et assurer un certain nombre de garanties aux utilisateurs(22).
Mouna Ketata
Maître assistante en droit
1) Philippe Mouron, Les alternatives à la gestion collective des droits patrimoniaux, Focus sur les licences libres et la Blockchain, dans Patricia Signorile (dir.)Droit, musique et numérique, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Coll. «Inter-normes», 2019, p. 69-76.
2) Voir Eliza Jurss, «Les licences Creative Commons : un juste équilibre entre la protection du droit d’auteur et la libre diffusion des œuvres?», RDAI, janvier 2012, p. 129-140.
3) Silvère Mercier, Le droit d’auteur au défis des biens communs de la connaissance, jurisassociations 501 du 15 juin 2014, p.31
4) Severine Dussolier, «les licences Creative Commons: les outils du maître à l’assaut de la maison du maître», Propr. Intell. Janvier 2006,p.10
5) Pour une présentation, v. Christophe Caron, Manuel, n°461, qui observe que « ces licences sont baignées par la gratuité». V. aussi, Severine Dussolier, «Les licences Créative Commons : les outils du maître à l’assaut de la maison du maître », art. précité, p.10 – M. Clément-Fontaine, « Les licences Créative Commons chez les Gaulois », RLDI janvier 2005, p.33 – Les œuvres libres,Thèse Montpellier I, 2006, n°62 et s.
6) F GEHAM, «les débats du numérique», disponible en ligne sur le lien https://www.fondapol.org/decryptage/les-debats-du-numerique/: Katia, Lobre, et Jean-Fabrice Lebraty. «L'open Data: nouvelle pratique managériale risquée?», Gestion 2000, vol. 29, no. 4, 2012, pp. 103-116.
7) JORT N 2 du 6 janvier 2021, p.39.
8) Phiplippe Mouron. «Les licences libres en droit d’auteur: Communautés de créateurs, mobilité des créations. Médias09 – Entre communautés et mobilité – Une approche interdisciplinaire, Dec 2009, Aix-en-Provence, France. PUAM, pp.79-93, 2010, Entre communautés et mobilité - Une approche interdisciplinaire.
9) Ces dernières constitueront notre exemple privilégié, car certainement le plus abouti. D’autres licences existent dans les domaines de la documentation (Charte du document libre , GNU free documentation licence, Licence pour documents libres,...), du jeu vidéo (Licence ludique générale) ou encore du multimedia.
10) Melanie Dulong de Rosnay, «Le partage créatif, un système de gouvernance de la distribution d’œuvres en ligne – à propos de Creative Commons», RLDI, n° 2, février 2005, p. 35-36
11) Severine Dussolier , «Le jeu du copyleft entre contrat et propriété», Cah. dr. ent., novembre 2015, p. 49-56.
12) Michel vivant et Jean Michel Bruguière , Droit d’auteur, Dalloz, Paris, 2009, p.564.
13) Severine Dussolier, «Du gratuit au non-exclusif: les nouvelles teintes de la propriété intellectuelle», dans IRPI, Vers une rénovation de la propriété intellectuelle?, LexisNexis, 2013, pp.29-48, spéc. p.39. L’auteur précise que « elles confèrent des libertés d’utilisation du logiciel… Mais ces œuvres ne sont pas gratuites par essence : rien n’empêche par exemple les distributeurs de programmes d’ordinateurs en open source de monnayer les supports ou leurs services ».
14) Nathalie Blanc, Les contrats du droit d’auteur à l’épreuve de la distinction des contrats nommés et innommés, préf. de Pierre.-Yves. Gautier, Dalloz, 2010, p.278
15) Severine Dussolier, article précité, p.13
16) Jean Baptiste Soufron, «Creative Commons: il est autorisé d’autoriser», NDA, n° 11, sept-oct2004, pp.62-63.A la formule usuelle «tous droits réservés» (all rights reserved), certaines de ces licences opposent une autre formule type: «certains droits réservés» (some rights reserved ). Tout ce que l’auteur ne s’est pas réservé est donc autorisé à l’utilisateur
17) Voir Guide pratique d'usage des logiciels libres dans les administrations, disponible sur le lien https://joinup.ec.europa.eu/sites/default/files/inline-files/FAQ-LL-V131-FR.pdf consulté le 18 Avril 2023.
18) Nicolas Binctin. Les contrats de licence, les logiciels libres et les creative commons. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 66 N°2,2014. Études de droit contemporain. Contributions françaises au 19e Congrès international de droit comparé (Vienne, 20 - 26 juillet 2014) pp. 471-493
19) Ibid
20) Frédéric Sardain, «La création contributive sur Internet», RLDI , n°43, novembre 2008, p.81.
21) Huet, «Quelle culture dans le "cyber-espace" et quels droits intellectuels pour cette "cyber culture"?», D.,1998, Chronique, pp. 185-194; Michel Vivant, «Cybermonde: Droit et droits des réseaux», JCP-G, 1996, I, pp.401-407.
22) DE Roquefeuil et Bourgeois, «Logiciel libre et licence CeCILL: une transposition fidèle des principes de la licence GNU GPL dans un contrat de droit français», Gaz. Pal., 17 avril 2005, pp.12-14.L’idée avait déjà été utilisée pour les logiciels, avec la célèbre licence GNU, transposée en droit français sous l’appellation de «licence CECILL»