Abdelaziz Kacem:Hommages et anathèmes
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Gloire à toi Pretoria, terre bénie de Mandela. Toi qui naguère avais terrassé les démons de l’Apartheid, toi que voilà traînant le monstre par la queue, devant la haute cour. Le monde n’en croit pas ses yeux et ses oreilles. Gloire à toi, Pretoria, qui as osé l’impensable. La créature et son auteur tenteront sans doute de se venger de ta vaillance. Nous faisons confiance à ta vigilance. Quelles que soient les suites que la CIJ donnera à l’affaire, à l’heure qu’il est, dans les sphères célestes où ils se trouvent, Yasser Arafat et son ami Nelson Mandela doivent assurément se donner l’accolade. Et que peut le rhapsode déambulant dans les rues de Carthage, pour se ressourcer aux temps héroïques des Barca ? De Carthage à laquelle Sédar Senghor a consacré l’une de ses plus belles élégies, doit surgir l’ode qui chantera ton apothéose, Pretoria sœur. De ce joyau de l’Afrique du Nord, nous autres, héritiers de Bourguiba, autre grand ami de Mandela, te saluons vénérable Afrique du Sud. Il revient à nos deux pôles d’ouvrir et de fermer la marche inexorable du Continent sur les sentiers de la liberté et de la dignité.
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Si exceptionnel que soit l’événement, la clique de Tel-Aviv, empêtrée dans ses songes et mensonges, jure par Yahvé que rien ne l’empêchera de terminer ses basses œuvres. Mais de quelle vomissure dogmatique sortent ces métamorphoses ? Cessons de tourner autour du pot. Lisez l’abjection dans le Deutéronome 20. Tous ces tueurs s’en réclament de manière ostentatoire. Parce qu’un salopard a décidé que les Palestiniens n’appartenaient pas à la race humaine, des centaines de familles entières, ascendances et descendances, sont passées de vie à trépas. La liste est longue. Elle est désormais entre les mains des juges et de l’Histoire. Le psychopathe en chef, démocratiquement élu par le Peuple élu, continue sa fuite effrénée en avant.
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Faut-il pour autant mettre tous les Juifs dans le même sac ? Que non, bien sûr ! J’ai eu, de tout temps, pour les Juifs que j’ai connus autour de moi ou à travers mes lectures une admiration sincère. Laïques invétérés, ils avaient dépassé les clivages dogmatiques. Dans les années de ma prime jeunesse, sous le régime du Protectorat, ne pouvant frayer avec les prépondérants, c’est auprès de mes compatriotes israélites que j’ai reçu mes premières leçons de modernité appliquée.
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Du temps où, présentateur-animateur à Radio Tunis, chaîne arabe, j’ai connu de près, de très près, nos musiciens juifs: instrumentistes, chanteuses et chanteurs, compositeurs et même paroliers. Je sais leur importante contribution à la musique tunisienne authentique. Au lieu d’égrener tout un chapelet de noms, je renvoie le lecteur à l’excellent ouvrage qui leur est consacré par mon ami Fakher Rouissi(1). Ce sont ces mêmes figures qui m’empêchent de céder à la haine aveugle. Tous les Juifs ne sont pas responsables des crimes atroces que le gouvernement talmudique d’Israël commet au vu et au su du monde entier.
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Par-delà cet épisode intime, comment ne pas rendre hommage à ces compatriotes qui, en dépit des aléas, n’ont pas rompu le cordon ombilical avec le pays natal: les Georges Adda, les Sophie Bessis, les Gilbert Naccache. Saluons à l’occasion tous ces Israéliens qui ont su garder intact leur humanisme, leur sens de la justice et de l’honnêteté intellectuelle, ils s’appellent Shlomo Sand, Ilan Pappé, ou Ofer Bronchtein. Ils sont hélas marginalisés ou littéralement ostracisés, par un régime présenté par un Occident à sa botte, comme le seul État démocratique de la région.
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Dans le sillage de ce qui précède, au titre de mes études supérieures, en Sorbonne, comment oublier ces grands orientalistes juifs français qui ont rendu d’énormes services académiques à l’histoire de la civilisation arabo-musulmane : de Lévi-Provençal à Maxime Rodinson, en passant par Claude Cohen et autres Henri Pérez. Ils font partie de ceux grâce à qui nous disposons d’une reconnaissance en bonne et due forme de la part arabe dans la construction de la conquérante civilisation occidentale. De même, aussi loin que je porte mon regard, je ne puis ne pas voir la silhouette bien nette du grand poète sévillan Ibn Sahl al-Israili (1212-1259) qui a porté aux crêtes sublimes du dire le muwashshah andalou.
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À cet orientalisme positif, quelques brebis galeuses se sont, certes, mêlées, tel celui que Mohamed Arkoun appelait le «Grand mufti» des néoconservateurs. Bernard Lewis, sinistre conseiller de Dick Cheney, de Donald Rumsfeld et de Paul Wolfowitz, avait mis sa vaste érudition pour indiquer aux théoriciens du «Choc des civilisations» les failles et contradictions d’un islam à manipuler pour fragmenter le déjà divisé dans ce monde arabo-musulman englué dans ses tares endémiques. Le rôle de cet homme mauvais est patent dans le déclenchement de la guerre dévastatrice contre l’Irak. Et c’est à lui qu’Edward Saïd pensait en fustigeant l’Orientalisme(2) , en tant qu’idéologie ethniciste, visant à ce que l’Occident garde lourdement la main sur l’Orient et à consacrer la suprématie irréductible d’Israël sur toute la région.
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Mais pourquoi Mike Pence vient-il polluer ma chronique? Qui se souvient de cet individu ? Ancien vice-président des USA, sous Donald Trump, il se tenait toujours un peu en retrait en présence de son maître, tel un caporal penaud devant son adjudant. Quand ce dernier lui fait l’aumône d’une mission à l’étranger, il se raidit en voyage et éructe quelques bribes pro-sionistes galvaudées, tirées de son bréviaire d’évangélique born again. Après une longue éclipse, on le retrouve, début janvier écoulé, à la frontière israélo-libanaise. Venu soutenir ce gros fragment de Tsahal, littéralement désemparé face aux frappes de la résistance libanaise, il n’a pas trouvé mieux que d’apposer sa signature sur quelques obus destinés à tuer d’autres enfants sur le front nord. Sait-il que sa signature ne vaut guère plus d’une pièce de 5 pence, soit quelques centièmes d’une livre sterling ?
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Mais le gouvernement talmudique d’Israël, croyant en sa bonne étoile de David et fort du soutien quasi unanime de l’Occident, a cru bien saisir une occasion qu’il pensait unique pour, enfin, éradiquer définitivement le peuple palestinien, dans une solution finale espérée, depuis 1917, et donner quelque crédibilité à la notion de «terre sans peuple pour un peuple sans terre». Cette absurdité s’éclaire, dès lors, sous un jour infernal, longtemps intériorisé. Il se trompe.
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Le temps ne joue pas à tous les coups en faveur de ceux qui font du remplacement un métier. Quelle que soit la propagande mise en œuvre, l’humanité spectatrice a, en matière de massacre, un seuil de tolérance que Tsahal a intolérablement dépassé. Le ministre de la Guerre a pourtant bloqué Gaza, afin que nul reporter ne puisse y entrer et témoigner de l’ampleur de la dévastation. Mais le monde entier a pu voir la sauvagerie en direct.
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Ah, ces vaillants journalistes palestiniens. Ils ont tout filmé, tout documenté. Leur sort en a été depuis lors réglé. Dénoncés par leurs gilets et casques portant ostensiblement le terme «Press», ils seront automatiquement visés et intentionnellement tirés. 112 reporters assassinés, à ce jour. Lors d’une interview à France Info (07-01-2024), Anne Bocandé, la directrice éditoriale de Reporters sans frontières, dira: «On voit que la tragédie continue et qu'il y a une véritable éradication du journalisme dans la bande de Gaza.» Je salue la mémoire de tous ces héros sacrifiés sur l’autel de la vérité.
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Sur ce registre, Tsahal a de qui tenir. En 2003, il y a 20 ans, à Bagdad, lors de l’agression américaine, contre l’Irak, ce grand berceau de la civilisation a vu mourir des centaines de milliers de ses enfants sous les bombes à l’uranium et au phosphore blanc. De même, de nombreux journalistes ont été cyniquement pris pour cibles au prétexte que, de loin, leurs caméras ressemblaient à des tire-roquettes. Dans une élégie d’époque, le poète notera:
À Bagdad, nul ne sait le danger qu’on y court.
Des chasseurs de photos, poussant
loin leurs enquêtes,
Y sont pris, trop souvent,
pour des chasseurs tout court
Et bien des caméras pour
des lance-roquettes.
Ce dos arabe acquis au gourdin du gredin
A porté seul et sans ahan mille ans d’histoire.
J’ai mal aux orphelins de ce grand Saladin
Dont l’épée a signé leur ultime victoire.
Abdelaziz Kacem
(1) Fakher Rouissi, Les célèbres chanteurs tunisiens juifs, Maison Tunisienne d’Edition, avril 2022.
(2) Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.