Regards sur l'ancienne communauté italienne de Tunisie
Jusqu’au milieu du 19ème siècle la communauté italienne de Tunisie est constituée de riches marchands juifs toscans ainsi que d’Italiens capturés lors d’opérations de corsaires tunisiens à travers la mer méditerranéenne. Nous pouvons diviser en plusieurs phases l’histoire de la présence italienne en Tunisie entre le 19e et le début du 20e siècle.
Entre 1815 et 1861, la collectivité italienne est composée de quelques milliers d’activistes politiques, francs-maçons, intellectuels, en provenance des régions centrales et septentrionales de la Péninsule, ayant trouvé refuge dans la Régence de Tunis. Il y a des tentatives d’organisation de la communauté : une école embryonnaire est fondée (1821), une première typographie voit le jour (1829), un journal de langue italienne apparaît (1838).
Entre 1861 et 1881 le peuplement italien s’accélère, cette fois-ci avec l’arrivée de migrants non qualifiés originaires surtout des îles (Sicile, Pantelleria, Sardaigne, Procida, etc.) ainsi que d’autres régions défavorisées du Midi. Dans la Régence de Tunis la colonie, par le biais de ses propres institutions - écoles, journaux, sociétés philanthropiques etc. - joue un rôle politique actif, visant à contrebalancer une croissante influence de la France qui impose son protectorat en 1881. Néanmoins la communauté continue de s’agrandir et à partir de 1896, date de l’accord franco-italien confirmant le statu quo des Italiens ainsi qu’il avait été défini par le traité italo-tunisien de 1868, les relations entre les deux communautés semblent se détendre jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.
Les Italiens continuent de contester le protectorat français prétextant des raisons géographiques, historiques, ainsi que le poids d’une colonie qui est numériquement de loin la plus importante parmi toutes: en 1901, il y a en Tunisie 72.000 Italiens contre seulement 24.000 Français (Loth, 1905 : 162, 488). La période qui va de 1925 à 1943 voit la fascisation de la diaspora italienne, le renforcement des antagonismes politiques et le déclenchement de la grande guerre.
Entre 1943 et 1970, suite aux bouleversements de la seconde guerre mondiale et post-coloniaux, la communauté disparaît ou presque de Tunisie.
Une colonie multiforme
La colonie d’expatriés italiens en Tunisie se caractérise par l’hétérogénéité de ses ressortissants, les ambivalences de leurs rapports vis-à-vis de la Mère Patrie ainsi que du colonisateur français. Vrais acteurs de la colonisation du pays ou simplement des réfugiés économiques et politiques, apatrides ou presque, bénéficiaires passifs de l’aubaine du colonialisme ? Persécutés par le colonisateur français, nationalistes voire fascistes, héros malheureux ou jouets de l’impérialisme italien ? Différents portraits peuvent être proposés selon le regard de l’observateur. Albert Memmi par exemple, dans son célèbre Portrait du colonisé, assimile les Italiens de Tunisie aux « mystifiés » du colonialisme :
« La pauvreté des Italiens est telle qu’il peut sembler risible de parler à leur sujet de privilèges. Pourtant, s’ils sont souvent misérables, les petites miettes qu’on leur accorde sans y penser, contribuent à les différencier, à les séparer sérieusement des colonisés. Plus ou moins avantagés par rapport aux masses colonisées, ils ont tendance à établir avec elles de relations du style colonisateur-colonisé […] On comprendra que, pour déshérités qu’ils soient dans l’absolu, ils auront vis-à-vis du colonisé plusieurs conduites communes avec le colonisateur» (Memmi, 1957 : 42, 43).
Memmi ne mentionne pas la présence d’une élite italienne où émerge de bonne heure une composante italo-juive. Si ces Juifs italiens ne représentent qu’une minorité - ils ne sont que 1.333 sur 4.744 nationaux italiens en 1871, et 1.867 sur 67.420 en 1900... - ils restent cependant influents dans la Tunisie coloniale et en position presque paritaire avec le colonisateur français. Par ailleurs dans son œuvre Memmi tend à mettre en scène des personnages italiens sous forme de clichés; dans la Statue de sel par exemple, un certain Giacomo, italien ou maltais on l’ignore, est l’acteur de jeux sexuels auprès des garçons du lycée Carnot : « [un] grand élève s’offrait pour caresser précisément et jusqu’à la jouissance tous ceux qui le désiraient » (1984 : 257).
Ce regard ne peut que confirmer une image péjorative: « Si les Italiens de Tunisie ont toujours envié aux Français leurs privilèges juridiques et administratifs, ils sont tout de même en meilleure posture que les colonisés. Ils sont protégés par des lois internationales et un consulat fort présent, sous le constant regard d’une métropole attentive » (1984 :42, 43). L’explication réside vraisemblablement dans les animosités intercommunautaires qui voient s’opposer les Juifs tunisiens habitant le ghetto de La Hara à Tunis (les Tounsa), dont Memmi est issu, et les Juifs italiens (les Grana) qui, tout comme d’autres Italiens aisés, ne manquent de montrer un certain manque de considération à l’égard des autres.
« Dans cette diversité, où n’importe qui se sent chez-soi et personne à l’aise, chacun enfermé dans son quartier, a peur de son voisin, le méprise ou le hait. La peur et le mépris nous les avons connus dès l’éveil de notre conscience, dans cette ville malodorante, sale et débraillée. Et pour nous défendre, pour nous venger, nous méprisions, nous ricanions….entre nous ; espérant être craints autant que nous craignions » (Memmi : 1985, 111).
Adrien Salmieri parle d'une sorte de fracture au sein de la colonie italienne, à un niveau social et culturel, entre une minorité d’enseignants, de notables, d’artisans et de commerçants gravitant autour du consulat d’Italie et de l’association culturelle Dante - qui se revendique italienne à part entière - et une masse populaire indifférente, souvent aux identités fragiles, déracinée et sans repères, candidate potentielle à la naturalisation française, car elle trouve au sein de la nation du protecteur les moyens pour satisfaire les besoins quotidiens qui lui sont niés. Mais contrairement à la masse d’ouvriers non qualifiés et de travailleurs prolétaires tous secteurs confondus, les quelques Italiens qui bénéficient d’une situation économique plus aisée, sont à la tête des réseaux associatif, scolaire, hospitalier et bancaire italiens crées en Tunisie dès la fin du 19e siècle.
Maîtrisant l’italien littéraire, ils aiment affecter leur différence par rapport à leurs compatriotes, très souvent analphabètes (estimés à 40% des ressortissants de la Colonie au lendemain de la première guerre mondiale). Cette minorité italienne de bourgeois, dominée par un clan de notables parmi lesquels on décompte de nombreux Grana, parvient à mener auprès de ses compatriotes plus démunis, une campagne civilisatrice parallèle à celle du colonisateur français. Adrien Salmieri écrit qu’en particulier « les Livournais, patriotes nationalistes, uniques et vrais gestionnaires de la colonie, vont tirer vers l’italianisation les grandes masses d’immigrés siciliens parfaitement étrangers sinon hostiles à ce qui est italien, et qui, en terre d’Afrique se sont naturalisés italiens .»
Finalement Memmi a bien raison de souligner que la condition des Italiens est en quelque sorte à mi-chemin entre « colonisateur » et « colonisé ». Il clarifie ce concept dans le passage suivant : « loin d’être refusés par le colonisateur, ce sont eux qui hésitent entre l’assimilation et la fidélité à leur patrie […] Ne bénéficiant de la colonisation que par emprunt, par leur cousinage avec le colonisateur, les Italiens sont bien moins éloignés des colonisés que ne le sont les Français » (Memmi, 1985 : 42, 43). Cette position intermédiaire et ambivalente leur est d’ailleurs inconfortable. Les Italiens vivent un sentiment de précarité, voire d'anxiété, surtout face à des conjonctures politiques qui échappent à leur contrôle. Ainsi, par exemple, suite à l’invasion italienne de la Libye en 1911, des Italiens vivant dans la Médina de Tunis sont assassinés pendant des jours d’émeutes anti-italiennes. Dans Le Pharaon de Memmi, roman situé dans la période de troubles qui anticipe l’indépendance de la Tunisie, des personnages implorent leurs bourreaux avant que ceux-ci ne les égorgent: « nous sommes Italiens nous vous n’avons rien fait ! » (1981 : 178).
Dans le dilemme entre la fidélité à la nation italienne, qui leur apparaît souvent distante, et l’assimilation française, imposée par le colonialisme, l’Italo-tunisien se retrouve partagé entre le courant nationaliste des siens qui le pousse vers un patriotisme intransigeant, voire à la gallophobie, et le protecteur français qui veut imposer son influence dans le pays, tout en essayant d’accroître sa présence démographique par une politique d’encouragement à la naturalisation de tous les Européens.
Si la colonie italienne de Tunisie se caractérise par l’hybridité des apports identitaires, elle subit plus particulièrement une forte influence de la part de la culture française qui est perçue comme étant en compétition avec la sienne. En règle générale, les ressortissants issus de la communauté, déclare le réalisateur italo-tunisien Bivona, ont souvent recours à un langage qui est « la somme de toutes les langues ». Expression linguistique hétéroclite, ce parler sicilien local qui multiplie les emprunts à l’arabe populaire est la langue maternelle d'une bonne partie de la communauté et constitue un jargon familial parlé dans les lieux publics où « chacun parle à sa façon et tout le monde se comprend ». Mais il est évident que de nombreux artistes et intellectuels italiens optent pour le français ; c’est le cas du poète Mario Scalesi qui écrit : « c’est elle [la langue française] qui donnera aux races peuplant ce pays leur unité intellectuelle, car c’est en elle seule que leurs mentalités diverses pourront fusionner ».
Salmieri nous explique comment son message italien de langue française est plus « universel » car [il] « aura plus de chances d’être entendu que s’il écrivait en italien ou en calabrais, et c’est cela qui constitue une mutilation bien que potentielle […] le choix du français, pour paradoxal que cela puisse sembler, se présente comme un moyen de sauvetage de la langue et de la culture d’origine » face à « une perte effrayante de l’identité linguistique mais encore de celle culturelle : de l’identité tout court ».
Dans les années 1930 Giovanni Wian, un nationaliste engagé dans la défense de l’identité italienne face à l’acculturation française, déplore l’excessive diffusion du français parmi les ressortissants italiens de Tunisie – tout comme au Moyen-âge, lorsque le poète Sordello écrivait en provençal, rappelle-t-il - qui ignorent leur propre langue car ils fréquentent souvent les écoles françaises : « la majorité de nos travailleurs de Tunisie ne connaît pas l’italien ou le parle mal » (Wian : 1937, 232).
Il fait remarquer par ailleurs que les Italiens veulent se distinguer en parlant le français qu'ils déforment par leur mauvaise prononciation. Et encore : « partout […] ils ne parleront que le français, l’unique langue qu’ils connaissent correctement […] par conséquent même si Italiens et de sentiments patriotiques ils seront un instrument de propagande auprès de leurs compatriotes du moins pour la langue française. Dans combien de cas cela est la première condition pour les naturalisations ! » (Wian : 1937, 232). Néanmoins il faut rappeler les efforts de nombreux Italiens de Tunis qui ont voulu écrire leur œuvre en italien. C’est le cas de l’écrivain italophone Francesco Cucca, autodidacte d’origine sarde, auteur d’un roman et d’autres écrits.
Dans un article consacré aux Italiens de Tunisie Laura Davì raconte : « un jour, un ami tunisien m’a dit que sa grand-mère, qui habitait Bizerte près du quartier italien, n’aurait jamais cru qu’une intellectuelle comme moi pût être italienne […] D’après elle, tous les Italiens étaient des mécaniciens ou des pêcheurs ». Les Italiens de Tunisie correspondent à un imaginaire populaire qui les voit dans les aspects les plus caricaturaux et en général dans une dimension « prolétaire ».
Pour conclure, le poète tunisien Majid El Houssi (1941-2008), italien d’adoption, a voulu en quelque sorte démentir les « calomnies » dont auraient été victimes les Italiens en Tunisie. Dans son roman Une Journée à Palerme (2004), qui est finalement un hymne à la culture sicilienne, il écrit :
« […] tout mon avenir pouvait être dévié ou axé d’une manière inattendue sur un pays si proche, voisin presque, l’Italie. Un pays que nous avons tous, à cause du colonialisme, confondu avec quelque chose d’autre, oublié ou tout simplement ignoré, comme on ignore la petite phrase unie qui traverse le gros brouhaha des maraîchers, le ronflement des voitures… Une si grande langue, une culture si vaste, une histoire que nous partageons depuis Rome… étaient ainsi mises entre parenthèses à cause du dominant français mais pas exclues du cœur du promeneur » (El Houssi : 2004, 61)
Alessio Loreti © Nevers 2010