Riadh Zghal: La bonne gouvernance au secours d’un intérêt pour la démocratie en berne
Après janvier 2011, on a cru que le pays s’est placé irréversiblement sur le chemin menant à la démocratie, mais voilà que, depuis 2022, les taux de participation au référendum sur une nouvelle constitution, puis aux élections législatives, gravitent autour de 11%. On s’interroge alors s’il s’agit d’un doute provisoire ou d’une désaffection vis-à-vis du projet démocratique. Certes, ce projet a été biaisé par la mise de la réforme de l’Etat au premier plan, ce qui a aiguisé un appétit démesuré pour le pouvoir, générant une multitude de partis politiques. La plupart de ces partis se sont formés sans projet politique, sans capacité de mobiliser et d’encadrer des adhérents, sans même de moyens matériels et humains permettant de participer aux multiples élections organisées, depuis le Conseil constitutionnel jusqu’aux parlements successifs et conseils municipaux. Le chemin cahotant vers un semblant de démocratie a amené au pouvoir neuf chefs de gouvernement avant le coup du 25 juillet 2022, et deux autres depuis. Le passage de la plupart de ces chefs de gouvernement, plutôt court et sans effet positif palpable sur les conditions de vie du citoyen, a inspiré le titre d’un livre qui vient de paraître «La malédiction de la Kasbah. Aggravation des fautes et accumulation des échecs»(1). Des chefs de gouvernements au profil si disparates que l’on peut croire que cette instabilité est moins orientée par un véritable projet politique d’intérêt national qu’elle n’est la résultante d’un rapport de force entre protagonistes politiques. Pourtant, le projet souhaité a été clamé haut et fort par les manifestants en janvier 2011: «EMPLOI, LIBERTE, DIGNITE NATIONALE». L’urgence, c’était l’emploi, la revendication des jeunes, dont de nombreux diplômés de l’enseignement supérieur, souffrant d’un chômage durable et sans perspectives à l’horizon. La demande sociale, c’est le développement économique créateur de richesse et d’emplois. C’est d’abord à cela que devraient servir la réforme de l’Etat et la démocratie libératrice de la parole et des énergies.
Aujourd’hui que le pays s’est installé dans une crise plurielle, comment ranimer l’intérêt pour la démocratie et sauvegarder les acquis réalisés, même limités ? Quels leviers actionner pour un développement économique soutenu par une démocratie délibérative et durable grâce à une bonne gouvernance dont les piliers sont la participation citoyenne, la transparence et la redevabilité des gouvernants?
Au premier abord, il faut admettre qu’on ne peut s’attendre à un développement durable dans un environnement démocratique, sans une vision stratégique de l’avenir du pays, consensuelle, qui trace la voie et met fin à un parcours chaotique qui a trop duré.
Supposons qu’idéalement on souhaite que la Tunisie tende vers une société stable et équilibrée, riche d’une classe moyenne majoritaire, éduquée et entreprenante ; une société où règnent la justice sociale et un développement qui bénéficie à toutes les régions; une société qui trouve en elle-même les ressources sociales, cognitives et politiques pour prévenir et gérer les crises de toutes sortes risquant de menacer son équilibre, sa cohésion et sa sécurité; une société démocratique où pouvoir et contrepouvoir interagissent positivement et renforcent la dynamique, la créativité et la cohésion sociales; une société qui s’autoévalue positivement au sens où elle a une attitude positive envers son potentiel humain et sa créativité, son appartenance à un pays bien positionné sur la carte géopolitique du monde, grâce à son insertion avantageuse dans une économie mondiale tirée par les connaissances et la technologie.
S’approcher d’un tel idéal est fortement tributaire de la nature de l’Etat, de son administration et de la dynamique propre à la société civile. A cet égard, l’Etat joue un rôle crucial dans les choix stratégiques dans tous les domaines. Il montre la voie à ses instituions ainsi qu’au secteur privé à but lucratif ou non car «il n’y a pas de bon port pour celui qui ignore sa destination». Son efficacité dans la conduite des affaires publiques demeure tributaire de celle de son administration.
L’administration publique constitue l’outil de gouvernance et le représentant de la souveraineté de l’Etat mais pas seulement. Ses institutions ont pour mission le service du citoyen. Des problèmes surgissent lorsque le politique interfère avec l’administratif d’autant plus que le premier est davantage soumis à des intérêts particuliers qu’à l’intérêt général. L’une des conséquences les plus graves de cette interférence est la corruption qui se diffuse aussi largement que les instituions administratives couvrent l’ensemble du territoire. Lorsque le pouvoir politique se concentre entre les mains d’un seul homme ou femme et son cercle rapproché, cela génère un autre dysfonctionnement de l’administration, à savoir l’allégeance inconditionnelle de nombreux opportunistes au pouvoir en place, en attente d’une récompense. Guettée par ces deux risques graves, l’administration contribue au dérapage du projet démocratique. En l’absence d’équité dans le traitement des citoyens, un développement inclusif devient peu probable. C’est pourquoi la bonne gouvernance s’impose si l’Etat poursuit un double objectif de réalisation de la transition démocratique et de développement inclusif et durable.
La bonne gouvernance renferme une dimension politique qui réside dans la redevabilité des gouvernants et son pendant qui est le contrepouvoir dont disposent les organisations de la société civile. C’est aussi une question de gestion des organisations administratives. Il s’agit aujourd’hui de passer des principes classiques de l’A.P. de «instrumentalité, unité et rationalité», de soumission au seul pouvoir législatif de l’Etat et aux règles supposées rationnelles vers les nouveaux concepts du management et de la gouvernance. Cela s’impose d’autant qu’un lourd arsenal juridique plombe les changements nécessaires à la mise du pays sur une pente de développement dans tous les domaines. Les principes de la gouvernance incluent l’outil de la réglementation et la souveraineté nationale, mais rejettent la bureaucratie, ses lenteurs et sa pseudo-rationalité qui n’empêche ni passe-droit ni corruption diffuse. La bonne gouvernance nécessite une administration agile, pragmatique, responsable et ouverte. C’est une administration qui assure une guidance des dynamiques socioéconomiques s’appuyant sur la participation, la négociation, le partenariat et la formation de normes au sens sociologique du terme, en usant de procédures incitatrices plus adaptées à un environnement en changement, tout en sanctionnant les dérives qui nuisent à l’intérêt général. Il n’y a pas de lutte réussie contre la corruption avec une autorité hégémonique et centralisée sans le changement de paradigme d’une administration restée bureaucratique, hiérarchisée et peu sensible à la participation et à l’innovation. L’A.P. est concernée par les mutations technologiques et les opportunités qu’offrent les TIC qu’elle peut mettre à profit pour une mutation souple d’une logique autoritaire et centralisée à une logique participative, à l’écoute de la société civile. La digitalisation de l’A.P., si elle est adoptée à grande échelle, contribuera sans conteste à renforcer les piliers de la gouvernance en favorisant la transparence et l’imputation des responsabilités, qui représentent les conditions de la redevabilité.
L’observation d’une bonne gouvernance à l’œuvre pourrait raviver l’intérêt pour une démocratie qui soit délibérative au sens où elle ne s’arrête pas à des élections périodiques tout en marginalisant le rôle de la société civile en tant qu’acteur pesant dans le processus de la transition démocratique.
Riadh Zghal
(1) الطيب اليوسفي (2024) لعنة القصبة.تفاقم الخطايا ومراكمة الفشل، ليدرز