Boubaker Ayadi*: C’est arrivé au village d’En-Nfissiya
Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri - En-Nfissiya, notre village, est redevenu comme il était, après que les étrangers, qui l’ont occupé quelque temps, l’ont quitté. Il ne reste que des cabanes d’argile et des maisons en taule qui ont donné au village une dimension inconnue auparavant, ainsi qu’une activité inhabituelle, qui ont rejoint les bouts, alors que le centre est resté avec les mêmes maisons qui lui ont donné son existence.
De même, les restes d’une statue élevée au milieu de la seule place du village. Cette statue, ou ce qu’il en reste, continue à créer l’étonnement de celui qui ne l’a pas connu à la période où il y avait une sorte de dynamique, à un point tel, qu’il il lui semblait que nous étions des païens.
L’histoire commença le jour où les vieux du village se rassemblèrent dans la maison d’Al-‘Omda, le chef de la commune, après que la sécheresse se répandit et eut raison des champs et des bêtes, et la mort se mit à nous guetter avec des yeux avides. Au lever de chaque aube, nous levions nos têtes vers le ciel et nos gorges en chœur, explosaient d’invocations dans un vacarme comme celui des frelons assiégés par la fumée. Mais, le ciel par-dessus notre village était toujours creux, vide de nuages, rempli de poussière. Nous devînmes, à cause de la pauvreté, comme des mendiants, marchant avec des corps presque nus, satisfaits des miettes.
Des jours tristes pleins de peines passèrent, la faim nous vainquit, notre santé empira, la maigreur nous essora. Les vieux se devaient d’aller à la rencontre d’Al-‘Omda et le supplier de plaider notre situation devant le préfet.
Al-‘Omda ne s’opposa pas mais il ne réalisa notre souhait que lorsque nous lui prodiguâmes tous les cadeaux qu’il exigea pour le préfet, en plus de ceux pour lui-même, lors de son voyage. Il n’était pas facile de satisfaire sa demande, nous rassemblâmes ce que nous pûmes, les femmes cédèrent en silence ce qu’il leur restait de bijoux, les larmes coulèrent sur leurs visages pâles. Cette nuit-là une seule imploration entachée de diverses douleurs s’éleva, mais pleine d’espoir. Nous nous répandîmes autour des lumières allumées, psalmodiant le saint Coran, méditant le ciel, chantant tranquillement, peut-être la joie viendrait-elle avec le lever du jour. Le petit vent emportait le bruissement du chant, le mélangeait et en faisait un gémissement harmonieux, qui se mettait à baisser jusqu’à ce le silence couvrît le village.
Nous sortions à chaque lever du jour des différents coins, dirigeant nos regards vers la route qui serpentait, menant vers En-Nfissiya, attendant un espoir qui arriverait. En ces jours-là, nous désirions l’apparition d’Al-Omda et lui souhaitions la sécurité et le retour béni. Bien plus, il y avait parmi nous qui avait peur pour lui, comme s’il était l’un des membres de sa famille. Nous nous alternions la surveillance quand le soleil devenait brûlant et nous ne revenions chez nous qu’à la fin de la journée pour nous reposer de la chaleur et de l’attente épuisante. A peine assoupis, voilà le soleil de retour pour nous réveiller afin de scruter de nouveau, au loin, l’horizon où le ciel vide, rencontrait la route serpentée sur laquelle se reflétaient la lumière du jour et les rayons du soleil, contre lesquels nos yeux, fatigués, de la longue attente, cognaient.
Des semaines passèrent sans qu’Al-Omda revienne. Quand le désespoir commença à nous gagner, nous restâmes, à la maison, ruminant nos douleurs, en silence. Mais, peu de temps après, le village se réveilla sur un mouvement, pas habituel, nous vîmes Al-Omda traversant la rue, ordonnant:
- Elevez les marques des festivités ! Nettoyez vos rues, vos maisons et vos tenues !
Rapidement, le bruit courut parmi les habitants que le préfet allait venir et avec lui, tout ce dont le village avait besoin. Qui parmi nous ne se souvient pas de l’arrivée du cortège ! C’était un jour dont le village n’avait jamais vu pareil depuis que notre premier ancêtre s’installa ici. Personne n’est resté chez lui. Grands et petits, femmes et vieillards. Même les malades prirent sur eux-mêmes, serrèrent les dents, vainquirent leurs douleurs et se joignirent aux foules nombreuses sur le bord de la route, en dépit de la chaleur et de la poussière.
La poussière s’élevait haut comme des particules puis retombait par terre, les pieds la relevaient de nouveau, vers le ciel. Les gens étaient comme une foule de vers, formés sous le soleil, se tordant entre les plis de la poussière. Les yeux poursuivaient du regard le cortège et essayaient de percer le secret du container, porté sur un gros camion, gardé par un groupe de soldats, derrière eux une grande grue, Nous ne savions pourquoi on l’avait amené. Sans aucun doute, dans le container, il y a de la nourriture, diverses nourritures. Ainsi, nous imaginâmes…des viandes…des fruits …des fromages…du poulet, du poisson.
L’un des présents dit: « ...Du pain. Juste du pain!»
Un autre lui répondit: «C’est notre jour. Demande ce que tu veux.»
Nos pensées débordèrent, notre salive coula, notre appétit s’ouvrit, nos ventres eurent envie de toutes ces variétés que répétaient à nos oreilles, sans qu’il en goûtât, tout un chacun revenant de la ville. Nous espérâmes, pour la première fois, embrasser le préfet, mais il ne vint pas, pour des raisons que nous n’avions pas à savoir, ainsi, dit Al-Omda. De nos gorges jaillirent des remerciements, des chansons et se formèrent parmi nous, des cercles de danseurs. Des poètes se préparèrent à dire leurs poèmes, composés à l’occasion.
Ah! Qui parmi nous ne se souvient pas de l’heure de l’arrivée du camion au centre du village, le commencement de l’ouverture du container. Nous avions formé un cercle autour, nous nous poussions les uns contre les autres, nos mains sur nos têtes pour nous protéger du soleil brûlant. La sueur coulait sur nos yeux et nos lèvres, brûlés par la sècheresse, la terre et la canicule. La danse s’arrêta. Le chant s’arrêta. Nos yeux fixèrent le container, pénétrants, comme des clous dans une planche de bois. Les instants que prit le salut, nous parurent une éternité. La porte du container s’ouvrit; la grue avança vers lui pour en sortir, avec beaucoup de prudence, une grande masse enveloppée de tissu blanc et la déposer sur la place du village dans la surprise de centaines d’yeux, puis le chef de la troupe avança et enleva la couverture selon un rituel militaire étudié.
Le silence était pesant, le ciel vide, la poussière aveuglante. Les douleurs montèrent soudainement, nous ne savions quel destin plaisantin nous punissait pour des péchés que nous n’avions pas commis. A cet instant-là, un sentiment de malheur et de douleur nous envahit, nous sentîmes que le salut ne viendra pas tant qu’il y a des choses et d’autres.
Les soldats partirent, Al-Omda leva ses mains vers le ciel et cria:
- La baraka est arrivée ! Ce sont tes bénédictions, statue de notre Maître!
Puis il se retourna vers nous et ajouta:
La statue de notre Maître a des barakas et des miracles sans compter. Son apparence réunit les nuages disparates, rend le ciel bleu, lourd, fait jaillir les sources taries…La statue de notre seigneur nous rendra heureux et jaloux ceux qui nous envient. Les gens viendront de tous les coins pour la toucher et espérer ses bénédictions. Elle sera la direction des visiteurs. L’affamé en tirera son besoin, le malheureux son aide, l’inquiet son guide. La statue de notre seigneur peuple le désert, remplit le vide, couvre la nudité;
Nous suivîmes le spectacle comme des somnolents, écoutâmes les propos d’Al-Omda sans les comprendre. La déception apparut sur tous les visages. Bien plus, les marques de la tragédie augmentèrent avec évidence quand les visages devinrent mécontents et secs, se soulevant dans un silence terrible, retenant leurs souffles violemment afin de ne pas sentir leur bouillonnement.
Mais, à peine passé un jour, qu’un événement étonnant se produisit : nous nous levâmes lendemain sur une voix qui traversait le village criant:
- «Un miracle! Un miracle! La statue commence à nous bénir de ses bienfaits!»
Nous nous entassâmes autour de la statue, sans croire ce que nous vîmes. Des fruits, des paquets de pâtes divers. De nombreuses boites. Au début, nous pensâmes que c’était un bien qui attendait son propriétaire, personne n’osa y toucher, mais Al-Omda s’écria:
- Mangez des bienfaits de la statue de notre seigneur ! Mangez, ceci est peu ! Beaucoup plus va venir !
Puis il leva ses mains vers la statue et dit:
- Ce sont tes bénédictions, oh statue de notre seigneur ! Ce sont tes offrandes, donne-nous plus !
Il se prosterna, le front au sol, nous invita à nous prosterner, beaucoup parmi nous obéirent par cupidité, peur ou hypocrisie.
Ce que la statue donnait ne pouvait satisfaire même une partie parmi nous, mais le miracle à lui seul, était suffisant pour nous détourner de notre faim et de notre soif, rien qu’en en parlant.
Les gens vinrent de toutes parts. Les visites furent d’abord, disparates, puis elles devinrent résidence permanente dans les pièces de taule et d’argile construites par Al Omda comme lieux de repos puis hôtels pour résidents, contre un prix, bas, au début, puis se mit à s’élever avec le nombre des arrivants. Le bruit courut que la statue avait un pouvoir de guérison des malades et d’élimination du mal. Le proche et l’éloigné se mirent en compétition pour bénéficier des bénédictions de la statue. Nous devînmes l’objet de convoitise des envieux. Il nous parvint que de nombreux villages se plaignirent dans leur assemblée de cette attention que notre seigneur accorda seulement à notre village isolé, enfoncé dans la terre ingrate et pas à d’autres.
Il n’y avait plus à En-Nfissiya de discussion qu’au sujet de la statue, nous lui présentions ce que nous pouvions comme sacrifices, qui n’étaient au fond, que ce que nous récoltions, en général, comme fruits des services rendus aux visiteurs et arrivants Nous lui allumions des bougies, offrions les festins, et célébrions les fêtes, nous oubliâmes dans la foulée de la discussion autour de son passé et son présent, ses bénédictions actuelles et futures, nos êtres blessés et notre terre brûlée par le soleil, dans laquelle la sècheresse a laissé des sillons profonds.
Al Omda entre temps grandissait, pris par une somnolence distraite d'ogueil et ne se réveilla que devant les faits qui lui parvinrent. Il courut effrayé comme un oiseau mouillé par une pluie fine. Il ouvrit les yeux avec lesquels il lutta contre la lumière de la vérité qui se faufila sous un ciel blanc.
Au début, le bruit courut en murmure puis se répandit sur la terre aride, se mélangea avec ses maisons et ses habitants. Rapidement, le désert lugubre fit écho à des voix lointaines et nombreuses, des lumières de flambeaux et de lampes venant vers la place du village vérifiant la vérité, brillèrent dans l’obscurité.
Al-Omda parut sous les lumières dansantes, affaibli, les os alourdis par la vieillesse. Il avança les pas fatigués et perplexes, sur le point d’avouer ce qui serrait son cœur d’angoisse, de colère et de douleur qui le terrassait. Il dit beaucoup de propos décousus et incohérents sans que personne ne l’écoute, ses yeux brillèrent de la souffrance de celui qui ménageait une larme ou se retenait de pleurer fort. Il ressentit quelque chose au fond de la gorge, une douleur parsemée dans ses cellules, sa vision devint floue et ne distinguait plus les visages, qui sautillaient sous les lumières ni les corps enchevêtrés devant lui, dans un mouvement de flux et reflux avant qu’ils ne retournent d’où ils sont venus.
Il les fixa du regard sans les voir et ressentit un voile qui empêchait sa vue, tout devant lui se transforma en obscurité profonde. La statue lui parut un animal mythique effrayant avant que l’image ne devienne sombre et se transforme en formes brumeuses, entassées dans son imagination fatiguée, que ses membres tremblants ne se secouent et qu’il ne s’écroule de tout son poids par terre.
Au matin, tout avait changé. Même le ciel se voila de nuages gris sombres. Derrière la vitre de la fenêtre de chez lui, il promena son regard sur le lieu qui lui devint étrange en toute chose, il vit des hommes et des femmes allant et venant dans des mouvements rapides, tendus, puis regagnaient le bus des voyageurs. Depuis le balcon de sa maison, il pouvait voir les enfants gambader dans les maisons abandonnées jouant avec leur taule et lançant des pierres contre la statue «sacrée». Il ressentit comme des piqures de guêpes alors qu’il apercevait impuissant la statue recevant des tirs de partout. Il ferma les yeux et son visage se teint de la couleur du matin sombre et triste, il s’allongea dans son lit et ressentit un serrement qu’il ne quitta plus jamais.
Ses derniers désirs étaient de se venger, à sa manière, de ces enfants qui brisèrent son rêve et le transformèrent en morceaux puis défièrent la statue de son excellence le préfet, sans crainte, ni peur. Il resta jusqu’à ses dernières heures incapable de croire que ce sont les enfants qui découvrirent les faits et pénétrèrent le secret des cadeaux offerts par la statue. Il ne put croire que des petits yeux démasquèrent l’obscurité et le virent en train d’accomplir la mission comme à son habitude depuis qu’on éleva la statue au cœur du village comme ils aperçurent après son départ, discrètement, un étranger qui se dirigeait vers la statue au pas hésitant, jetant son regard dans diverses directions, prudemment, puis s’asseyait pour défaire ce qui le ceinturait. Les enfants eux-mêmes n’en croyaient pas leurs yeux, mais ils entendirent l’homme respirer comme soulagé d’un lourd poids puis se lever et serrer sa ceinture puis après une hésitation, il prenait quelques nourritures qu’Al Omda avait déposées au pied de la statue et disparaissait dans la nuit obscure.
Il se retournait dans son lit et répétait avec une voix fatiguée, les bouts de ses membres tremblants, les battements de son cœur de plus en plus forts:
- Les enfants… J’ai oublié les enfants. Ils sont la source du mal. Est-il compréhensible que je croule sous les coups de mains tendres…Moi qui matais des hommes…Maître d’En-Nfissiya…Est-ce ainsi que je pars ? »
Il ressentit un froid parcourir ses membres, un dur tremblement cerna son corps puis un cri faible resta prisonnier dans sa bouche qui se ferma en même temps que ses yeux. Il éclata en pleurs, la maison tout entière en fut remplie.
En-Nefissiya redevint comme auparavant, avec une simple exception qu’elle n’en fut pas triste.
*Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri
Hikayat akhir al-layl (Histoires de fin de nuit), Dar Nawras, Tunis, 1992
* Né en 1949, à Djendouba, Boubaker Ayadi est romancier, nouvelliste, auteur pour jeunesse, journaliste littéraire, traducteur, a été enseignant. Vit en France depuis 1988. Publie son œuvre romanesque depuis 1986.