Comment a-t-on privé les diabétiques de leur insuline respiratoire?
Par Abdellaziz Ben-Jebria. Ancien Chercheur Scientifique à l’INSERM, puis Professeur de Recherche à Penn State University - Voici une histoire prometteuse de technologie biomédicale, à but thérapeutique, qui avait bien commencé, poursuivi son chemin en franchissant tous les obstacles de développement jusqu'à la fin de la phase III des essais cliniques, mais qui s’était arrêtée au bout du chemin, en privant les diabétiques de leur insuline respiratoire. De quoi s’agit-il ? Remplacer, tout simplement, les pénibles seringues par l’inhalation pulmonaire, "The Pulmonary Drug Delivery for Systemic (circulation) Therapy ". Et Malgré son avantage manifeste, on avait coupé court à cette voie alternative pourtant bien pratique pour les diabétiques !
D’abord, le diabète est une maladie métabolique liée à une dérégulation glycémique présentant un taux élevé du sucre sanguin (hyperglycémie), à cause d’une production insuffisante de l’insuline endogène ou d’une absence de réponse, par les cellules, à l’insuline sécrétée. Cette maladie se caractérise classiquement par une polyurie (urines abondantes), par une perte de poids (surtout pour les diabétiques de type 1), et par des sensations d’avoir faim et soif. Lorsqu’il n’est pas traité, le diabète peut induire des conséquences lourdes pour la santé, en affectant plusieurs fonctions organiques du corps humain. Ces risques peuvent inclure des complications cardiovasculaires, rénales, neuropathiques, et surtout rétinopathiques pouvant entrainer la cécité.
Bien que n’étant pas une maladie émergente, puisqu’elle avait été découverte par les Egyptiens vers 1500 av. J-C., le diabète est cependant une maladie chronique invalidante qui progresse fortement et rapidement, depuis plusieurs années, aussi bien dans les pays développés que dans ceux en voie de développement. On estime que le diabète affecte, actuellement, près de 500 millions de personnes dans le monde parmi lesquelles on peut citer quelques exemples qui illustrent bien une consistance élevée de la prévalence de cette maladie dans les différents pays. Ainsi, environ 4 millions en France, 40 millions aux Etats-Unis, 50 millions en Inde et plus de 100 millions d’individus en chine seraient atteints de diabète. Mais avec ses 1,5 million de diabétiques, il semble que la Tunisie se distinguerait d’une prévalence exceptionnellement très élevée (environ 15% de la population).
On distingue en gros trois formes principales de diabètes:
1) Le diabète de type 1 (diabète sucré) est le résultat du manque de production de l’insuline ; il nécessite au malade de s’injecter de l’insuline (insulinodépendant) ; il est observé fréquemment chez l’enfant.
2) Le diabète de type 2 (diabète d’adulte) est le résultat d’une résistance à l’insuline qui est parfois combinée d’une déficience de celle-ci ; il est observé fréquemment chez des personnes en surpoids ou obèses.
3) Le diabète gestationnel se présente chez certaines femmes enceintes; il ressemble à plusieurs égards à celui de type 2, impliquant ainsi une mauvaise adéquation de sécrétion et de réponse à l’insuline.
Problème du Diabète à Insulinodépendant
Pour tous les diabétiques de type 1 (insulinodépendants) aussi bien juvéniles qu’adultes, des injections sous-cutanées quotidiennes de l’insuline sont nécessaires pour maintenir une concentration normale du sucre sanguin, et pour éviter ou minimiser les complications du diabète. En outre, bien que la majorité des diabétiques de type 2 sont non-insulinodépendants, ils sont souvent amenés aussi à se traiter par l’injection sous-cutanée de l’insuline pour maitriser l’équilibre glycémique. Dans tous les cas, la séance de l’injection de l’insuline, à l’aide d’une seringue ou avec un stylo (très couteux pour être utilisé par les diabétiques des pays pauvres), exige de la part du diabétique d’être préparé à prendre certaines précautions d’hygiène et de sécurité. Outre les éléments basiques d’hygiène, notamment lavage des mains et nettoyage du site d’injection, la routine de cette séance consiste à bien doser le médicament, à choisir le site d’injection, à savoir insérer l’aiguille sous la peau, et à repartir quotidiennement les injections dans les différentes zones du corps (abdomen, bras, cuisse, fesse) mais aussi au sein d’une même région, sans négliger à la fin la sécurisation de la seringue après utilisation.
Sans nier le fait que ces injections quotidiennes d’insuline sont désagréables voire même pénibles et quelquefois douloureuses pour les diabétiques, il est clair qu’elles exigent aussi de la diligence et des précautions d’ordre hygiénique et sécuritaire. C’est donc un souci quotidien barbifiant mais aussi stressant pour le diabétique.
Solution du Problème: La Technologie des Aérosols à Inhalation Thérapeutique
Un nouveau type d’aérosols inhalables à visées thérapeutiques systémiques ont vu le jour au milieu des années 1990(1). Ces aérosols sont des particules poreuses donc assez légères (densité massique < 0,1 g/ml) pour être facilement respirables dans les poumons profonds mais assez grosses (diamètre > 5 μ m) pour ne pas être phagocytées par les macrophages alvéolaires (nos soldats). Un système d’aérosolisation et d’inhalation de ces particules a été donc conçu(2), développé(3) et breveté(4), pour transporter et administrer efficacement l’insuline vers la circulation sanguine des diabétiques, à travers leurs systèmes respiratoires. Grâce à sa grande surface tissulaire, à la fine épaisseur de sa barrière alvéolo-capillaire et à son épithélium très perméable, le système pulmonaire est une voie pratiquement facile à utiliser pour administrer, d’une manière efficace, les médicaments aussi bien localement (asthmatiques, bronchitiques chroniques, et autres maladies respiratoires) que systémiquement (diabétiques, et autres maladies chroniques de Parkinson, etc…).
Par conséquent, cette technologie d’inhalation thérapeutique non-invasive évite non seulement tous les inconvénients de l’insuline injectée (énumérés ci-dessus), mais offre aussi des avantages supplémentaires pour les diabétiques, tels que la libération lente de l’insuline de ses excipients polymériques (surfactant) qui composent les particules transporteuses, garantissant ainsi une action prolongée du médicament, tout en minimisant ses effets secondaires indésirables. En outre, l’insuline inhalée peut être facilement manipulée par le diabétique aveugle ou malvoyant.
Que s’est-il alors passé ? Et pourquoi avoir Stoppé là?
En 1997, une collaboration scientifique entre deux groupes de chercheurs bioingénieurs et chimistes travaillant à "Massachusetts Institute and Technology (MIT)" et à "The Pennsylvania State University (Penn State)" ont développé une technologie d’inhalation thérapeutique systémique "The Pulmonary Drug Delivery", unique en son genre car elle utilise des aérosols facilement inhalables aux poumons profonds (grâce à leurs porosités et donc à leurs légèretés), difficiles à phagocyter par les alvéoles pulmonaires (grâce à leurs gros diamètres), et permettant des actions prolongées des médicaments qu’ils transportent (grâce à leurs excipients polymériques biodégradables). Cette technologie très prometteuse a permis aux chercheurs de Penn State et de MIT de publier d’une part leur premier article dans le prestigieux journal scientifique Science(2) en 1997, et d’acquérir d’autre part leur premier brevet technologique(4) en 1999.
En 1998, un des chercheurs des deux groupes a créé, avec l’aide d’un investisseur, une petite compagnie de recherche pharmaceutique qu’on a appelée "Advanced Inhalation Research (AIR)" à Cambridge dans l’Etat du Massachusetts, et qui est basée sur la technologie brevetée. En 1999, et suite au succès de ce genre de technologie pharmaceutique, AIR a été achetée par ALKERMES, une autre compagnie pharmaceutique de petite taille mais cotée en bourse NASDAQ.
Dés 2001, ALKERMES et ELI LILLY, la grande entreprise pharmaceutique internationale, ont signé un accord pour développer, élaborer et commercialiser l’insuline inhalée, traitement potentiel pour le diabète, en utilisant la technologie AIR. La recherche et le développement de ce produit avait franchi, avec grands succès, toutes les étapes d’investigations (phase I, phase II et phase III) et d’essais cliniques. En 2009, alors que ELLI LILLY allait soumettre le nouveau médicament (insuline-AIR) à l’agence Américaine "Food and Drug Administration (FDA)" pour son approbation et sa commercialisation sur le marché, le géant pharmaceutique a informé ALKERMES qu’il abandonne le programme de l’insuline-AIR suite à l’analyse et à l’évaluation de la projection d’absence de rentabilité. Il était donc clair qu’ELLY LILLY avait estimé que la commercialisation de l’insuline inhalée n’allait pas remporter des gros bénéfices.
Pour compléter la triste histoire de l’insuline inhalée, je me dois d’évoquer qu’un autre géant pharmaceutique, PFIZER, avait été le premier à mettre sur le marché, en 2006, une forme d’insuline inhalée "Exubera", basée sur la technologie d’une petite start-up compagnie, NEKTAR THERAPEUTICS ; mais PFIZER avait préalablement acquis le droit de développement et de commercialisation de cette forme d’insuline inhalée de chez SANOFI pour près d’un milliard et demi de dollars. Un an après, en 2007, PFIZER a arrêté la production et la commercialisation d’Exubera qui ne se vendait pas bien. Il semblerait que les médecins étaient très réticents à prescrire Exubera, car ils estimaient que ce produit (accompagné de son inhalateur) était trop cher pour les diabétiques. Par conséquent, l’insuline inhalée n’était pas suffisamment rentable et le produit ne répondait pas aux attentes financières des groupes pharmaceutiques.
Il faudrait, cependant, remarquer que l’inhalateur de PFIZER était alors de grande taille, trop encombrante pour le malade, alors que celui d’ALKERMES-AIR était de très petite taille (10 cm de longueur sur 1cm de diamètre) pouvant s’insérer facilement dans une pochette de chemise (ressemblant à un stylo-marqueur). En outre, il avait été rapporté qu’au cours des essais cliniques réalisés avec Exubera, 6 patients sur les 5000 diabétiques ayant participés à ces essais ont développé un cancer du poumon. Ces six cas sont à comparer à un seul dans un groupe témoin de même taille ayant été traité avec l’insuline injectée. PFIZER a aussi précisé que les 6 patients ayant développé un cancer du poumon étaient d’anciens fumeurs.
Quel Dommage!
Il est donc regrettable qu’après avoir dépensé tant d’argent et d’effort dans ces recherches de développements technologiques biomédicales, les diabétiques (surtout ceux qui souffrent d’autres handicaps tels que les malvoyants ou aveugles, et bien d’autres) avaient été sacrifiés au bénéfice de la rentabilité à cours terme.
Abdellaziz Ben-Jebria
Ancien Chercheur Scientifique à l’INSERM
Puis Professeur de Recherche à Penn State University
Références
1. Edwards D.A., A. Ben-Jebria, R. Langer. Recent advances in pulmonary drug delivery using large, porous inhaled particles. J. Appl. Physiol. 84: 379-385 (1998)
2. Edwards D.A., J. Hanes, G. Caponetti, J. Hrkach, A. Ben-Jebria, M.L. Eskew, J. Mintzes, D. Deaver, N. Lotan, R. Langer. Large porous particles for pulmonary drug delivery. Science 276: 1868-1871 (1997)
3. Ben-Jebria A., M.L. Eskew, D.A. Edwards. Inhalation system for pulmonary aerosol drug delivery in rodents using large porous particles. Aerosol Sci. Technol. 32: 421-433 (2000).
4. Edwards D.A., G. Caponetti, J Hrkach, N. Lotan, J. Hanes, A. Ben-Jebria, R. Langer. Aerodynamically Light Particles for Pulmonary Drug Delivery. U.S. Patent No. 5,874,064 (Granted February 23, 1999).