Les tribulations des médias tunisiens
D’une «étatisation» poussée de l’information, dès l’indépendance de la Tunisie en 1956, à une série «d’embellies politico-médiatiques», puis une transition en dents de scie, les médias tunisiens sont encore à la recherche de leur chemin. Long, tortueux, semé d’embûches… C’est le thème du nouveau livre de Mohamed Larbi Chouikha, publié sous le titre de Médias tunisiens, le long chemin de l’émancipation (1956 -2023), aux éditions Nirvana. Ancien professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi), l’auteur n’a cessé depuis de longues années d’observer, d’accompagner et d’analyser les différentes mutations profondes qui reconfigurent un paysage médiatique tunisien complexe.
Membre de l'Instance indépendante chargée de réformer l'information et la communication en Tunisie (Inric), en 2011, et de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), en 2011, il a été acteur et témoin de l’amorce d’une transition rebondissante vers la démocratie. Récit d’un parcours chaotique, cartographie des institutions, instances, acteurs politiques et composantes de la société civile concernés, et examen critique des différentes positions prises : l’ouvrage de Mohamed Larbi Chouikha s’avère précieux pour décrypter tant d’enjeux cruciaux. S’appuyant sur une riche documentation qu’il compile lui-même, et relayant divers articles et publications qu’il avait rédigés ainsi que d’autres dont il est coauteur, il étaye ses propos par des faits précis, des données soigneusement vérifiées et des citations puisées à bonnes sources. Une plaidoirie argumentée et bien charpentée.
L’analyse du «cadre juridique institutionnel qui régit les médias (2011-2021)» est particulièrement intéressante. Elle revient sur la consécration des libertés dans les textes juridiques, notamment la Constitution de 2014, «l’accouchement difficile» de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) et la recomposition des médias. Chouikha souligne, faits à l’appui, la pression exercée par les forces politiques alors au pouvoir sur les médias et les journalistes. Il rappelle des moments difficiles vécus par les médias publics soumis à des sit-in de proches d’Ennahdha (Ikbess, etc.,), les tiraillements et les clivages au sein des organes publics interpellés sans cesse quant à leur vocation de service public et non de médias gouvernementaux. La restitution de l’ambiance régnante dans certaines salles de rédaction, divisées et en ébullition, est édifiante. Il revient également sur la prolifération des stations radio et chaînes télé émettant sans autorisation, faisant fi des dispositions édictées par la Haica et ses injonctions restées sans suite. Des médias en roue libre…Dans les derniers chapitres de son ouvrage, Mohamed Larbi Chouikha passe en revue le contexte des élections de 2019 et leurs résultats marquant «l’échec des élites classiques». Il s’interroge sur l’avenir des médias et de la liberté d’expression, loin de toute mainmise, espérant ne pas aboutir à un désenchantement.
Plus d’une fois, Mohamed Larbi Chouikha évoque la formation des journalistes au sein de l’Ipsi qui a élargi ses filières à la communication, soulignant l’importance d’un enseignement de qualité, renforcé par le concours de professionnels praticiens. Il ne manquera pas, en post-scriptum, de rapporter «les tribulations» d’un enseignant-chercheur à l’Ipsi, livrant un témoignage de sa propre expérience de 1982 à 2020…
Toute la trame de fond de son livre est tissée sur le rôle de médias libres et indépendants et de journalistes bien formés et dotés d’une éthique professionnelle, dans l’édification d’une nouvelle société. Une nouvelle gouvernance des médias publics est à institutionnaliser. Un modèle économique approprié, garant de rentabilité et de pérennité pour les médias non publics, reste à concevoir.
Médias Tunisiens
Le long chemin de l’émancipation (1956 -2023)
de Mohamed Larbi Chouikha
Editions Nirvana, 2024,
318 pages, 35 DT