Les fleurs de bigaradier, du zhar pour la Tunisie
Par Ridha Bergaoui - A côté de la fameuse poterie, la région de Nabeul est connue pour ses splendides vergers d’agrumes. Elle contribue à plus de 70% de la production nationale des différentes espèces de citrus. Elle représente également la principale région de production de néroli ou extraits de bigaradier (au nom latin de Citrus aurantium), de réputation mondiale. Il s’agit des fleurs de l’oranger amer.
Alors que les Anglais sont des amateurs inconditionnels de la marmelade des fruits du bigaradier, ceux-ci ne sont pas consommés chez nous et seules les fleurs, beaucoup plus odorantes que celles des orangers, sont utilisées. Ces petites fleurs sensuelles, toutes blanches aux pétales épaisses, renferment de petites glandes à essences qui libèrent une odeur envoûtante, très agréable, caractéristique et très recherchée par les parfumeurs les plus prestigieux.
Arbre rustique, le bigaradier a trouvé au Cap Bon un microclimat propice à son développement avec la chaleur, le soleil, le sol et la pluviométrie qui lui conviennent parfaitement.
Origine du bigaradier
Le bigaradier est originaire de l’Asie (probablement de la Chine ou de l’Inde). C’est un arbre rustique qui fut introduit par les Arabes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord puis en Europe, aux IXe et Xe siècles. Il a connu un grand succès en Andalousie, ce qui lui a valu l’appellation d’«oranger de Séville ». Le bigaradier est l’arbre emblématique de cette ville, capitale de l’Andalousie. La ville compte près de 50 000 bigaradiers et produit chaque année environ 3 000 tonnes de fruits transformés en marmelade. Au printemps, la ville baigne complétement dans le parfum captivant de ces petites fleurs blanches odoriférantes. Le nom arabe du bigaradier «arang, ) provient certainement du nom espagnol «naranja». Son appellation bigaradier en français vient du mot bigarrât qui signifie bariolé (aux couleurs vives).L’extraction des fleurs du bigaradier donne l’huile essentielle également appelée l’huile de néroli en référence à la princesse de Néroli (Italie) qui, au XVIIe siècle, l’utilisait pour parfumer ses gants et ses bains et qui l’a mis à la mode.
Quelques repères
Le bigaradier fut introduit en Tunisie probablement au XVIIIe siècle. La Tunisie compte de nos jours 450 à 500 ha de bigaradiers et produit selon les années 1 500 à 2 500 tonnes de fleurs de bigaradier. Les superficies semblent en croissance régulière ces dernières années compte tenu d’une demande croissante. Les fleurs sont destinées essentiellement (80% au moins) aux usines pour extraire d’une façon industrielle de l’huile de néroli destinée à l’exportation. La Tunisie est l’un des plus importants, sinon le premier, exportateur de néroli au monde. Au moins une tonne d’huile de néroli est exportée, chaque année, surtout vers la France.
L’huile de néroli est une huile essentielle des plus prestigieuses. Elle se vend très cher (entre 3 000 et 6 000 euros le litre) en raison, d’une part, d’un taux d’extraction très faible et, d’autre part, des frais de plus en plus élevés de la main-d’œuvre nécessaire pour la récolte exclusivement manuelle. Il faut compter une tonne de fleurs pour obtenir un kilo de néroli. Une ouvrière expérimentée ramasse entre 10 et 12 kg de fleurs par jour. Un kilo de fleurs contient environ 2 000 fleurs. La récolte d’une tonne de fleurs nécessaire pour fabriquer un litre de néroli représente ainsi près de 100 journées de travail et deux millions de ces petites fleurs du bigaradier.
En comptant une densité de 200 arbres/ha, la production moyenne annuelle par arbre se situe à 10- 12 kg de fleurs de bigaradier pouvant, dans certains cas, atteindre plus de 25 kg. C’est surtout la région de Nabeul (Cap Bon) qui est réputée pour la production et la distillation des fleurs de bigaradier. Tôt le matin, les femmes, dans les vergers de bigaradiers, récoltent délicatement et habilement ces petites fleurs blanches, très parfumées et odorantes. Il faut revenir plusieurs fois sur chaque arbre durant la saison de récolte. Les fleurs ainsi ramassées partent sans tarder à l’une des huit usines d’extraction de la région, situées surtout à Béni Khiar et Dar Chaabane, où elles seront traitées.
L’extraction peut se faire par entraînement à la vapeur. Une tonne de fleurs donne un kilogramme de néroli et au moins 600 litres d’eau de fleurs de bigaradier. Elle peut se faire également par solvant, à l’hexane, on obtient alors un produit de consistance liquide à pâteuse, de couleur rouge orangé à marron foncé, appelé «concrète» qui sera plus tard travaillée pour obtenir un produit pur d’huiles essentielles et appelé «absolu des fleurs de bigaradier».
Les huiles essentielles représentent une matière première très intéressante utilisée essentiellement pour la parfumerie et accessoirement en aromathérapie pour lutter contre le stress, l’anxiété, les nervosités, le trac et les troubles du sommeil. L’eau des fleurs contient très peu de composés odorants, elle est considérée comme un sous-produit ou co-produit du néroli. Elle est utilisée localement pour des usages traditionnels dans la cuisine et la pâtisserie ou pour ses bienfaits thérapeutiques et cosmétiques.
La Tunisie exporte l’huile essentielle de néroli (à peu près les deux tiers de la quantité exportée) et la concrète vers la France (surtout la ville de Grasse, la capitale mondiale du parfum) pour être utilisées dans la confection des prestigieux parfums des grandes marques. Ces huiles essentielles des fleurs de bigaradier sont très recherchées puisqu’elles apportent aux parfums de la fraîcheur et dégagent de la tendresse, de la douceur et de la vitalité. La composition de l’huile de néroli peut varier en fonction du climat, de la région, du terroir, de la période et des conditions de récolte, du mode de distillation… L’essence de néroli tunisienne est connue pour sa qualité exceptionnelle et est très recherchée par les parfumeurs.
Difficultés et perspectives du secteur
Les fleurs de bigaradier, surnommées l’or blanc, représentent une véritable richesse pour le pays. C’est non seulement un produit de prestige qui reflète une bonne image du pays, mais également une source importante source de devises. Le secteur fait également travailler de la main-d’œuvre tant directe qu’indirecte. Au moins 1 500 agrumiculteurs s’occupent de la production et plus de 3 000 familles de la région de Nabeul travaillent durant les mois de mars et avril dans la récolte des fleurs.
Le secteur est malheureusement confronté à de nombreux problèmes. Le premier étant le changement climatique avec ses corollaires, sécheresse et manque de pluies et d’eau, avec une incidence directe sur la production et la qualité des fleurs. Le second étant la hausse du prix de l’énergie et une main-d’œuvre de plus en plus chère et parfois rare. Le secteur est également exposé à la crise mondiale et à l’inflation ainsi qu’à une concurrence internationale de plus en plus rude. Plusieurs pays comme l’Egypte, le Maroc et même la Chine ont augmenté leurs exportations de l’essence de néroli, ce qui entraîne une augmentation de l’offre et une baisse des prix.
Les fleurs de bigaradier sont appelées chez nous «zhar», qui veut dire chance. L’eau des fleurs du bigaradier, coproduit de l’extraction industrielle de l’essence de néroli, est commercialisée au niveau national. Elle est très demandée et utilisée d’une façon courante et traditionnelle dans la cuisine, la pâtisserie, les soins… Elle fait partie de nos habitudes, notre culture et notre patrimoine qu’il faut entretenir, préserver et renforcer vu son impact socioéconomique et son rôle thérapeutique de santé publique. Les fleurs de bigaradier sont effectivement une bénédiction pour la Tunisie et une chance de disposer d’une telle richesse.
Le soutien au secteur est nécessaire. L’amélioration de la productivité des vergers est indispensable. L’amélioration de la qualité est primordiale dans un contexte concurrentiel de plus en plus rude et une tendance à l’accroissement des exigences des pays importateurs. Un soutien avec des mesures incitatives seront importants pour le développement du secteur, surtout que la Tunisie bénéficie, d’une part, d’une tradition ancestrale dans la culture, la récolte et le traitement des fleurs de bigaradier et, d’autre part, un avantage proximité certain par rapport aux pays importateurs.
Ridha Bergaoui
Lire aussi
La distillation traditionnelle des fleurs, une pratique ancestrale qui perdure