Pr Rafaâ Ben Achour - Lecture rapide de la Troisième Ordonnance dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël
Pour la troisième fois, en l’espace d’à peine cinq mois, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a rendu une Ordonnance en indication de mesures conservatoires dans l’affaire de l’application de Convention pour la prévention et la répression du crime de Génocide dans la Bande de Gaza intentée par l’Afrique du Sud contre Israël. Les deux Ordonnances précédentes ont été rendues successivement le 24 janvier et le 28 mars 2024. Il faut ajouter à ces trois Ordonnances, une décision rendue le 16 février 2024 par la Haute juridiction onusienne siégeant à La Haye (Pays-Bas).
Rappelons brièvement que le 29 décembre 2023, la République sud-africaine a déposé devant la CIJ une requête contre l’État d’Israël concernant des manquements allégués, dans la bande de Gaza, aux obligations découlant de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée le 9 décembre 1048 par l’Assemblée générale de l’ONU, entrée en vigueur le 12 janvier 1951 et comptant 150 États-parties (dont Israël et l’Afrique du Sud).
La requête de l’Afrique du Sud contenait une demande en indication de mesures conservatoires qui a donné lieu à la première Ordonnance du 26 janvier 2024 dans laquelle la Cour de La Haye ordonnait notamment à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; et d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe »
Face à la poursuite des opérations militaires israéliennes à Gaza et la situation humanitaire catastrophique à Rafah où s’entassaient, 1,7 millions de personnes déplacées sans gîte, ni nourriture, ni soins, l’Afrique du Sud a demandé à la Cour d’exercer d’urgence le pouvoir que lui confère le paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement en vertu duquel « [L]a Cour peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou exécuter ».
Par Décision du 16 février 2024, la Cour a réitéré les mesures ordonnées le 26 janvier 2024, estimant cependant que « la situation alarmante [à Rafah] […] ne nécessite pas l’indication de mesures additionnelles ».
Cette Décision n’a pas découragé l’engagement sud-africain, puisque le 6 mars 2024, l’Afrique du Sud a prié la Cour « d’indiquer de nouvelles mesures conservatoires ou de modifier celles qu’elle a[vait] indiquées le 26 janvier 2024 ». La demande de l’Afrique du Sud a donné lieu à la deuxième Ordonnance en indication de mesures conservatoires dans cette affaire. En effet, par son Ordonnance du 28 mars 2024, la CIJ a d’abord réaffirmé les mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 26 janvier 2024 et a indiqué de nouvelles mesures. La Cour a ordonné à L’État d’Israël de :« a) Prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai, en étroite coopération avec l’Organisation des Nations Unies, à ce que soit assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence, notamment la nourriture, l’eau, l’électricité, le combustible, les abris, les vêtements, les produits et installations d’hygiène et d’assainissement, ainsi que le matériel et les soins médicaux, aux Palestiniens de l’ensemble de la bande de Gaza, en particulier en accroissant la capacité et le nombre des points de passage terrestres et en maintenant ceux-ci ouverts aussi longtemps que nécessaire ; b) Veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette pas d’actes constituant une violation de l’un quelconque des droits des Palestiniens de Gaza en tant que groupe protégé en vertu de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, y compris en empêchant, d’une quelconque façon, la livraison d’aide humanitaire requise de toute urgence ».
Les Ordonnances de janvier et de mars 2024, ont été purement et simplement ignorées par Israël qui a continué à mener ses opérations militaires ravageuses en les étendant à Rafah, dernier point de rassemblement des populations civiles fuyant l’anéantissement par les attaques israéliennes.
De nouveau l’Afrique du Sud a saisi le 10 mai 2024, la juridiction internationale d’une « demande urgente tendant à la modification et à l’indication de mesures conservatoires ».
Le 24 mai 2024, la CIJ a accueilli favorablement la nouvelle demande de l’Afrique du Sud analysée en tant que demande de modification de l’Ordonnance du 28 mars et a prononcé sa troisième Ordonnance dans cette affaire.
Dans son raisonnement, la Cour commence par poser la question de savoir s’« [i]l y a lieu de conclure que la situation qui avait motivé la décision énoncée dans son ordonnance du 28 mars 2024 a depuis lors changé ». En réponse, elle constate « [l]a situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza, dont elle avait, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, noté qu’elle risquait fort de se détériorer, s’est entre-temps dégradée, et ce même davantage encore depuis qu’elle a rendu son ordonnance du 28 mars 2024. À cet égard, elle observe que les craintes qu’elle avait exprimées dans sa décision communiquée aux Parties le 16 février 2024 au sujet de l’évolution de la situation à Rafah se sont concrétisées, et que la situation humanitaire peut aujourd’hui être qualifiée de désastreuse. Le 6 mai 2024, après des semaines d’intensification des bombardements militaires contre Rafah, où plus d’un million de Palestiniens, soumis à des ordres d’évacuation d’Israël couvrant plus des trois quarts du territoire de Gaza, avaient trouvé refuge, Israël a sommé près de 100 000 Palestiniens d’évacuer la partie est de Rafah, et de rejoindre les zones d’Al-Mawasi et de Khan Younès en prévision d’une offensive militaire. L’offensive militaire terrestre à Rafah, lancée par Israël le 7 mai 2024, se poursuit à ce jour et a donné lieu à de nouveaux ordres d’évacuation. En conséquence, selon des informations recueillies par l’ONU, près de 800 000 personnes avaient été déplacées de Rafah au 18 mai 2024 ». Pour la Cour ces développements « qui sont d’une gravité exceptionnelle, en particulier l’offensive militaire à Rafah et les déplacements successifs de grande ampleur de la population palestinienne de la bande de Gaza, déjà extrêmement vulnérable, qui en ont résulté, constituent un changement dans la situation au sens de l’article 76 du Règlement ». En conséquence la Cour estime que « les mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 28 mars 2024, ainsi que celles qui y ont été réaffirmées, ne couvrent pas intégralement les conséquences découlant du changement dans la situation qui est exposé ci-dessus, ce qui justifie une modification de ces mesures ».
Dans un deuxième temps la Cour examine, comme à l’accoutumée, si les conditions requises pour le prononcé de mesures conservatoires sont réunies notamment, l’existence d’un préjudice irréparable aux « droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud, et s’il existe une urgence ». Ici encore, la réponse de la Cour est positive et affirme que « [l]a situation actuelle découlant de l’offensive militaire d’Israël à Rafah entraîne un risque accru qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud et qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice soit causé avant que la Cour ne se prononce de manière définitive ».
Après avoir établi le changement de situation, l’existence de préjudice irréparable et d’urgence, la Cour peut passer à l’indication des mesures de modification de son Ordonnance antérieure du 28 mars 2014, qu’imposent les nouvelles circonstances de l’affaire.
Tout d’abord, et contrairement à ses deux Ordonnances précédentes, la CIJ franchit le pas et ordonne un cessez-le-feu : « La Cour considère qu’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». L’arrêt de l’offensive militaire ne concerne, a priori, que Rafah mais comme nous l’avons indiqué dans notre commentaire de la première Ordonnance, la première mesure « implique ipso facto qu’Israël arrête ses frappes aériennes et ses attaques terrestres et maritimes, sinon on voit mal comment on parviendrait à éviter le meurtre de membres du groupe, etc. avec la poursuite de l’offensive armée israélienne ».
La deuxième mesure novatrice de l’Ordonnance du 24 mai, est celle de l’obligation faite à Israël de « prendre des mesures permettant effectivement de garantir l’accès sans entrave à la bande de Gaza à toute commission d’enquête, toute mission d’établissement des faits ou tout autre organisme chargé par les organes compétents de l’ONU d’enquêter sur des allégations de génocide ».
Enfin la Cour impose à Israël de rendre compte et de lui présenter un rapport d’exécution de l’Ordonnance. Elle l’avait fait dans les deux Ordonnances antérieures, cependant dans celle du 24 mai, l’ordre est plus ferme, puisque « la Cour considère qu’Israël doit, dans un délai d’un mois à compter de la date de la présente ordonnance, lui soumettre un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à cette ordonnance. Le rapport ainsi soumis sera ensuite communiqué à l’Afrique du Sud, qui aura la possibilité de faire part à la Cour de ses observations à son sujet ». Ainsi, un droit de réponse est octroyé à l’Afrique du Sud qui, en cas de persistance d’Israël, à poursuivre son offensive de destruction massive, garde le droit de demander de nouvelles mesures.
Toutes ces mesures ont été adoptées à la quasi-unanimité. Seuls le juge ad hoc désigné par Israël, Barak, et la juge ougandaise, Sebutinde, désormais vice-présidente de la Cour, ont émis des votes négatifs.
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L’Ordonnance du 24 mai 2024, est un nouvel élément d’importance capitale du dossier juridique de la situation à Gaza et de l’affaire palestinienne en général. Les avancées juridiques qui authentifient les droits palestiniens sur la scène internationale, contribuent à renforcer le dossier politique et à mettre Israël et ses soutiens, notamment les États-Unis dans une position de plus en plus intenable. Avec la densification du dossier juridique, l’issue politique s’imposera et le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même ne saurait être ignoré encore longtemps.
Rafaâ Ben Achour