Un nouveau roman de Béchir Garbouj: Les Persiennes
Par Afifa Chaouachi Marzouki, Université de Manouba - Les Persiennes est un roman à deux voix: celle du narrateur/amant occupe une grande partie du roman, c’est la voix majeure, dominante à laquelle succède, à la fin du roman, celle de Maïa, auteur des feuillets présentés en italiques comme son journal intime qu’elle envoie par la poste à son amant et où elle dit, de son angle de vue et comme sous le contrôle de son interlocuteur, celui qu’elle désigne obstinément par le terme “professeur”, le déclenchement, l’évolution et les péripéties de leur relation adultère et la décision d’y mettre fin.
Sur le plan de la narration, le roman offre une variation particulière sur le “je” du narrateur qui fait que dans la première partie “je” et “vous” alternent et renvoient à la même personne, celle de l’amant, le “vous” correspondant à un effet de style, à une certaine oralité, où le dédoublement du “je” a cet intérêt de dynamiser le récit et le théâtraliser. Dans la partie qui clôt le roman, celle du journal de l’amante, la narration cède la place au discours direct où le “je” devient celui de la femme qui s’exprime dans un échange avec un interlocuteur masculin, l’amant, désigné constamment par le mot “professeur”, comme pour le prendre à témoin, en faire un dernier confident à qui on annonce le retour à un avant l’épisode amoureux et la nécessité de l’oubli.
Dans ces feuillets, le narrateur du roman devient la deuxième personne du pluriel (même si “vous” et “tu” se mêlent parfois dans le récit de l’ancienne étudiante) et le destinataire à laquelle l’amante s’adresse comme unique lecteur de ses propos présentés, par rapport à l’ensemble des lecteurs du roman, dans un effet de mise en abîme. Ce lecteur privé ne se contente d’ailleurs pas d’être le récepteur du texte, il lui appose sur les marges des feuilles ses répliques, sa participation à un discours qu’il transforme en dialogue, en échange si laconique qu’il soit. L’amant se conduit un peu en maître, fidèle à son rôle de professeur, il note ses remarques sur le blanc du papier, il commente le texte qu’il lit comme on commente une copie, il fait de la confession un dialogue d’où il n’est pas exclu, où il réfléchit et affirme sa présence dans une quête egocentrique de soi qui transparait constamment dans le roman, alors que l’amante, (simple faire-valoir?), apparaît toujours dans l’ombre de la classe, des persiennes et de sa propre confession même.
Certes les deux récits de l’aventure amoureuse relatent les événements de deux angles de vue mais ils se rejoignent et se renforcent. Le récit du narrateur du roman et celui de la disciple, dans sa correspondance, se complètent dans l’histoire d’une aventure commune qui les a unis dans le désir et devant le code pénal (puisqu’ils écopent tous les deux d’un an de prison) et dans la nécessité du dire et de la mise en forme textuelle des choses.
Dans son ensemble, le roman se présente comme une histoire d’amour aux prises avec le réel, la morale commune, l’ordre social. Aux ailes déployées de la passion qui ose, s’opposent le poids du tabou de l’amour hors mariage et la prison, concrète et métaphorique à la fois, inscrivant la fiction dans une tradition biblique où l’amour est à la fois tentation et damnation, comme aux premières origines, qui invitent à repenser le mal, la fatalité et l’interdit à l’épreuve (et au défi) de la liberté.
Si le titre Les Persiennes renvoie à un élément du décor réel du roman, aux fenêtres derrière lesquelles se terre l’amante après la prison, il établit un jeu d’écho avec l’intitulé du chapitre 8 “Volets clos et points de sutures” et renvoie à une présence obsessionnelle dans le récit, dans le corps du texte, (pp.53,54,59,74,79,88,152) des persiennes fermées qui ne s’ouvrent qu’à la fin du roman avec la mort du personnage de la sœur de l’amante (chez qui Maïa s’est réfugiée): c’est alors qu’apparaissent les images de la fenêtre enfin ouverte sur l’avenir et comme libérée (p.108, 110,114) du fardeau de la peur, de la honte et de l’amour illicite. Mais au-delà de l’objet qu’elles constituent, les persiennes fonctionnent, dans le récit, comme une symbolique récurrente, un fil conducteur qui signifie clairement la claustration, l’enfermement, le retranchement, l’autodéfense de l’amante mais aussi la barrière qu’elle construit comme pour verrouiller la tentation et toute idée de récidive. L’image des persiennes fermées c’est aussi, bien sûr, l’image-écho de la prison réelle, issue fatale des amours adultères démasquées dans la fiction et qui constitue un épisode réaliste du roman avec son décor carcéral, ses rituels, sa promiscuité et toute la pesanteur de l’étouffement derrière les barreaux, rendus par le regard scrutateur et parfois malicieux de l’écrivain. On pourrait aussi affirmer que les persiennes constituent, dans le récit, une image duelle associée à celle des lunettes noires portées par la femme convoitée et qui réapparaissent à chaque fois comme une barrière, un voile, un grillage derrière lequel on se dérobe dans le jeu de la séduction.
A l’opposé de cette image figure celle de la marche quasi nerveuse de l’amant, où les voies s’ouvrent et la respiration se libère: le narrateur, comme dans les romans antérieurs, est un grand marcheur, un familier de la rue, de la ville qui abrite la plus grande partie de l’action dans le roman. La marche figure la tentation de la vie et le retour à ses plaisirs, elle est même tentation amoureuse après les déboires de la prison dans la scène de la poursuite de la jeune fripière au jean moulant que le narrateur tente de séduire.
Le roman de Béchir Garbouj est, en effet, le roman du corps même s’il y a une double image de ce corps: la crainte du corps malade (je pense aux évocations répétées des menaces de l’asthme et des douleurs abdominales) et, comme un contrepoids, le corps qui exulte et cède au désir : corps/ menace et corps/ jouissance jalonnent la vie du personnage.
Et s’il est question, dans le roman, de “la pensée contre le corps”, cela ne constitue nullement un paradoxe mais un développement du concept où des postulations même opposées, s’équilibrent, se complètent : le roman qui fait parler le corps, ses conquêtes et ses doutes, ses défis et ses reculs, n’en est pas moins celui de la pensée associée à la conscience distanciée et parfois douloureuse, à la réflexion introspective et à l’esprit d’analyse qui introduisent et accompagnent, dans la fiction, l’aventure amoureuse. Les détails du cours de l’amant/professeur évoqués dans le récit de l’amante corroborent ce va-et-vient entre les sollicitations de la chair et les alertes de l’esprit. La présence même des feuillets de Maïa envoyés à son amant concrétise cette volonté de l’esprit de faire le point sur l’aventure amoureuse par l’écrit.
Mais si l’amant, dans le roman, est le professeur qui analyse, développe et enseigne, il apparait aussi souvent comme un grand lecteur qui se construit un univers et une culture : les constantes références aux écrivains en sont un témoignage éloquent. Qu’il s’agisse de Baudelaire, Bruno Schulz, Simenon, Tanizaki, J-J. Rousseau ou, bien sûr, Claudel et Le Partage de midi, objet du cours où la littérature et l’intimité personnelle se croisent, fusionnent et se fécondent clairement, la lecture apparaît comme un autre “métier” de l’amant-professeur, qui dote ces références d’un triple intérêt: elles signifient d’abord que l’amour de la littérature est présent, dans le roman, au même titre que celui de la femme et que, plus qu’un savoir, la littérature relève de la passion. Elles confèrent, par ailleurs, au récit une dimension polyphonique où la voix de l’amant, celle de l’enseignant, celle de l’écrivain et celle du lecteur qu’il est, s’accordent et fusionnent dans la même personne pour dire la complexité de ses pulsions et de ses aspirations. Elles sont, enfin, affirmation que l’écriture est la quintessence de la convergence des lectures accumulées dont elle est la strate visible, le palimpseste, qu’elle est donc, outre l’invention et la création, affaire de réminiscences et d’ancrage dans une culture livresque incontournable.
L’exergue du roman, citation d’André Frénaud, fonctionne, quant à elle, comme une grille de lecture qui annonce le roman comme une difficile tentative de se connaître, de coïncider avec soi-même, au-delà des voies ouvertes au possible, à l’espoir, de “la promesse entrevue dans l’eau du regard”, la limpidité du regard, “entrevue” comme on entrevoit à travers les persiennes closes de ce roman, roman du regard, de l’observation, du “guet”, défi à l’entrave. La citation résume un peu le jeu d’attraction d’un possible entrevu mais toujours empêché, comme la passion dans l’aventure de l’amour adultère.
Afifa Chaouachi Marzouki
Université de Manouba
Les Persiennes
de Béchir Garbouj
Editions Déméter, 2024
Béchir Garbouj: Universitaire, agrégé de lettres modernes, spécialiste de langue et littérature françaises (enseignant à l’Université de Tunis et de Manouba), traducteur trilingue et romancier, auteur de 5 romans : Passe l’intrus (2017) ; Toutes les ombres (2019) ; L’Emirat (2020) ; la Nuit du doute (2023) et Les Persiennes (2024), tous publiés aux éditions Déméter. Ses romans se font parfois l’écho de ces trois profils.