Mohamed-El Aziz Ben Achour: Trois dignitaires du Moyen Âge entre l’Ifriqiya et la Sicile
Parmi les aspects passionnants du monde méditerranéen au Moyen Âge, figurent en bonne place les échanges souvent intenses entre les communautés et entre les Etats des deux rives. Il y avait ainsi des alliances entre princes musulmans et chrétiens contre d’autres princes musulmans et chrétiens. Mais pas uniquement, puisque, malgré la place prépondérante que tenait la foi dans la vie politique, sociale et culturelle des uns et des autres, l’appartenance religieuse ne freinait guère, chez les plus ambitieux des individus, les changements d’allégeance politique ; au service d’un émir un jour, d’un prince chrétien le lendemain. Les conversions religieuses, elles-mêmes, ne choquaient pas outre mesure.
Nos lectrices et lecteurs se souviennent sans doute que nous avons eu l’occasion, dans divers articles et études parus dans Leaders, de rencontrer cet aspect passionnant du contact entre les cultures et les sociétés méditerranéennes et le caractère particulièrement vivant, romanesque ou émouvant, du destin de centaines d’hommes et de femmes. Nous avons montré aussi que ce phénomène se prolongea au-delà du Moyen Âge puisque, à l’époque moderne, les capitaines corsaires des Etats «barbaresques», champions du «djihad sur mer», étaient pratiquement tous des chrétiens d’Europe convertis à l’islam. Ce passage d’une religion à l’autre, d’une culture à l’autre était aussi celui de nombreux personnages devenus des dignitaires grâce à leur abjuration, laquelle venait s’ajouter à leurs talents et compétence. Rappelons ici, dans le cas de Tunis du XVIIe siècle, les exemples fascinants du Génois Mourad, devenu dey et de son homonyme, un Corse islamisé qui fonda la dynastie des beys mouradites.Autre expression de ces échanges, rappelons, rapidement ici, l’appel aux mercenaires chrétiens par des princes musulmans d’Espagne et vice-versa. Pour la période qui nous intéresse aujourd’hui, c’est-à-dire le XIIe siècle, citons les régiments musulmans de Roger II, comte puis roi de Sicile, qui jouèrent un rôle considérable dans les victoires normandes contre les barons de la Péninsule, les Lombards et les dernières possessions byzantines d’Italie. A la même époque, en Ifriqiya ziride, le prétexte des expéditions normandes fut l’appel à l’aide du roi chrétien par des gouverneurs zirides en sédition contre leur émir de Mahdia. Les exemples de ces alliances foisonnent dans l’histoire des relations entre le monde musulman et la Chrétienté.
Dans le présent article, nous évoquerons le destin extraordinaire de trois hommes qui, au XIIe siècle, marquèrent les relations entre l’Ifriqiya ziride et la Sicile normande. Il s’agit de Christodoulos, de Georges d’Antioche et de Philippe de Mahdia. Voici leur histoire.
L’origine de Christodoulos (en latin, Christodulus et en arabe, ‘Abd al Rahmân al Nasrânî) est incertaine. Il est cependant très probable qu’il fût un Grec orthodoxe ou, peut-être, un musulman converti. Nommé «émir» (Amiratus) dans ce qui était encore le comté normand de Sicile en 1107, au temps de la régence de la mère du jeune Roger, il joua un rôle de premier plan dans l’administration et la politique palermitaines. Il s’attacha à construire une puissante flotte de guerre. Il présidait le conseil de l’Etat et, outre son rang d’émir aux attributions civiles et militaires, s’attacha, à ce titre, à construire une puissante flotte de guerre. Ses efforts pour le renforcement du nouvel Etat étaient salués par ses maîtres, de sorte qu’il fut élevé aux dignités (inspirées de Byzance) de protonobilissimus (c’est-à-dire le «Suprême Premier-noble») et de protonotaire (chef de l’administration). En 1123, placé à la tête d’un corps expéditionnaire composé de 30 000 hommes et 300 navires, il attaque Mahdia, capitale des émirs zirides d’Ifriqiya alors en difficulté. Mais l’opération tourna au désastre. Sa disgrâce ne fut pas immédiate mais, après une ultime contribution à la bataille de Montescaglioso en 1127, il est supplanté par son lieutenant Georges d’Antioche.
Georges d’Antioche (le Girgî bin Mikhâîl al Antâkî des historiographes arabes) chrétien de rite grec orthodoxe et sujet byzantin, serait né vers 1080. Sa famille vivait à Antioche, en Syrie. Selon l’historienne Sarah Davis-Secord, Georges quitta cette ville lors de la conquête de la ville par les Seldjoukides en 1084. Après diverses pérégrinations, la famille se mit au service de l’empereur Alexis Comnène (1081-1118). Le célèbre historiographe égyptien, Taqî al Dîn Ahmad Al Maqrîzî (1364-1442), dans la biographie qu’il consacre à Georges dans son Kitâb al târîkh (Jeremy Johns, Cambridge University Press, 2002), indique que vers 1087, Georges et les siens furent contraints de quitter Constantinople à cause d’une grave accusation. Alors qu’il voguait vers une destination que nous ignorons, leur bateau fut intercepté par un navire du prince d’Ifriqiya, l’émir ziride Tamîm Ibn al Mu’iz (1062-1108). Georges réussit à convaincre Tamîm, qui, en ce temps- là, faisait face à de périlleuses séditions, de le mettre à son service. Tant et si bien que lui-même et ses frères occupèrent d’importantes fonctions. Polyglotte, doté d’une vaste culture, excellent financier et habile politique, Georges ne tarda pas à gagner la confiance de son maître et devenir un haut personnage. Un de ses frères, Simon, ayant été assassiné sur ordre de l’émir Yahia, successeur de Tamîm, il quitta l’Ifriqiya et alla trouver refuge dans la Sicile, naguère musulmane et désormais sous la domination chrétienne catholique de la Maison normande des Hauteville (Casa d’Altavilla en italien) - d’abord sous forme de Comté puis, à partir de 1130 comme Royaume. Bénéficiant de la protection de son coreligionnaire Christodoulos et de la confiance de Roger II (1095-1154), son souverain, il ne tarda pas à jouer un rôle administratif, financier, militaire et politique éminent. Il exerça, jusqu’à sa mort, une profonde influence sur le pouvoir et la culture politique et administrative et oeuvra avec succès à une perpétuation du caractère arabe de la Sicile, non seulement dans le faste tout oriental de la cour mais également dans l’exercice du pouvoir tel que l’institution du Dîwân et l’emploi de la langue arabe. Soucieux de renforcer les assises de l’Etat, il tint un rôle de première importance dans la longue lutte des Normands contre les seigneurs de la Péninsule italienne, hostiles à la centralisation du pouvoir voulu par la Cour de Palerme.
Comblé d’honneurs et de richesses, Georges d’Antioche fut le premier à être élevé à la dignité d’Amiratus amiratorum ou « Emir des émirs » avec des pouvoirs civils et militaires étendus. A propos de cette dignité que les historiens occidentaux traduisent par «amiral», je pense que, s’agissant d’une latinisation de l’expression arabe « amîr al umârâ » (émir des émirs), laquelle, à toutes les époques et sous diverses dynasties, désignait non pas spécifiquement le commandant de la flotte mais le commandant en chef des armées tant terrestres que maritimes. Cela dit, c’est lui qui, en 1146, conquiert Tripoli au détriment des Zirides et en fait une base sicilienne permanente et joua un rôle déterminant dans les choix politiques qui aboutirent à la conquête de l’Ifriqiya (1148-1160).
(Enter Roger, Archbishop of Palermo, The King’s Chamberlain. Roger sits.)
Archbishop
Your Majesty, the news I have to bring you grieves me to the heart. Philip, chief among your ministers, has betrayed you. You have seen the vainglorious manner of his return from Africa. But there is worse. I have informers close to him. I know he gives himself to practices abhorrent to our faith. He eats meat on Fridays and on Ember Days. He visits synagogues. He sends gifts to Mecca, to the tomb of the prophet, requesting that the imams who preside that execrated place offer prayers for him. There is no doubt, from all the information I have gathered, that he, a Greek, a Christian born and your first minister, is of the Muslim faith.
Roger
These are only rumours, lord archbishop, although it is not the first time I have heard them. (To the Chamberlain) Let Philip be imprisoned for a short time; let him be treated well. Arrange an open trial with all speed. (The Chamberlain and Archbishop bow and exeunt.)
Extrait de l'acte 2, scène 11 relative au procès de Philippe de Mahdia dans de la pièce de théâtre de John Richmond " King Roger of Sicily" (in My Proper Life.com)
Entre 1147 et 1149, il commanda en chef plusieurs expéditions navales contre l’Empire byzantin. A la tête de ses hommes, il s’empara de Corfou et ravagea les côtes de la Grèce. Thèbes, Athènes, Chalcis et Corinthe, entre autres, furent saccagées. En 1149, il tente une manœuvre de diversion contre la flotte impériale qui assiège Corfou ; et malgré ses défaites face aux navires de la coalition vénéto-byzantine, il a l’audace de débarquer à Constantinople mais est repoussé et Corfou est finalement reprise.
Homme politique et chef militaire talentueux, il fut aussi un grand mécène. Palerme lui doit l’église (à l’origine de rite byzantin) de Santa Maria dell’Ammiraglio, connue aussi sous le nom de la Martorana (1143-1149). Ce bel édifice constitue un brillant témoignage architectural de cette culture à la fois arabe, byzantine et normande à laquelle Georges d’Antioche et l’élite dirigeante étaient attachés. Cette culture prônait les vertus de la tolérance et de l’équilibre entre les différentes communautés religieuses qui composaient alors la société. Elle ne dura cependant que ce que dura le rôle prééminent des conseillers grecs byzantins et musulmans, forts de leur culture orientale sophistiquée et de leur expérience militaire et administrative. Le nombre progressivement croissant de sujets de souche continentale tels que les Lombards fut une des causes principales de rupture de l’heureuse coexistence entre les races et les religions au détriment de l’élément arabo-berbère musulman naguère puissant.
Survenue en 1153, la mort de cet illustre personnage qui joua le rôle d’un bâtisseur de la coexistence fructueuse entre Grecs, Normands et Arabo-Berbères de Sicile, annonça le déclin de l’influence de la civilisation musulmane si prégnante sur la société et l’Etat ; ce qui fait dire à l’historien Joshua C. Birk que «le caractère arabe de la cour normande fut mis à l’écart (ostracized) presque immédiatement après la mort de Georges d’Antioche».
Philippe de Mahdia est le troisième personnage de notre galerie. Né à Mahdia en Ifriqiya, probablement dans une famille berbère sans doute musulmane mais, peut-être, appartenant à la communauté chrétienne de la ville, il apparaît dans l’histoire sous l’identité de Filippo di Mahdia, Philippe de Mahdia (Filîb al Mahdawî dans les sources arabes). Il entra au service des Zirides puis se rendit à Palerme où il intégra la cour de Roger II de Sicile. Converti au christianisme – ou était-il déjà un «Nasrânî» ? -, excellent administrateur grâce à son expérience ziride et maîtrisant les langues, il gravit rapidement les échelons de l’administration normande, devenant logothète - titre d’une haute fonction empruntée à l’Empire byzantin et qui, en Sicile normande, devait correspondre à quelque chose comme secrétaire d’Etat. A la mort de Georges d’Antioche, il accède, à son tour, à la dignité d’Amiratus amiratorum, ce qui lui conférait de larges attributions civiles et militaires. C’est à ce titre que Roger II, appelé à l’aide par l’émir ziride de la ville de Bône (actuelle Annaba, en Algérie) menacé par les Almohades, lui confia, en 1152, une expédition au Maghreb central. Philippe, aidé par les tribus « arabes » (Ibn Al Athir in « Al Kâmil », XI, pp.64 et 76 éd.1290/1873), prend la ville au nom du Royaume normand. Pendant dix jours, il traita, dit-on, les habitants en conquérant sévère. De retour à Palerme, il reçut un accueil «cum triumpho et gloria», c’est-à-dire avec triomphe et gloire. Cette réussite fulgurante ne manqua pas de susciter la jalousie des membres de la cour. Ses rivaux répandirent la rumeur que Philippe et son entourage étaient en réalité des faux chrétiens dissimulant leur foi musulmane. A preuve, disait-on, la mansuétude avec laquelle il traita les oulémas et les saints personnages de Bône, les autorisant en particulier à quitter la ville et se réfugier dans la campagne environnante avec leurs familles et leurs biens. Sous la pression du clergé, le malheureux dignitaire fut accusé d’apostasie et condamné à être brûlé vif devant le palais royal de Palerme (Annlise Nef, 2009). Cet épisode tragique eut lieu en novembre/décembre 1153. Ibn Al Athîr note à propos de l’exécution de « Filîb Al Mahdaoui » qu’elle marqua l’entrée des musulmans de la Grande île «dans l’ère de l’abaissement».
Comme souvent dans l’histoire des Etats, l’accusation à caractère religieux ne fut rien d’autre qu’un prétexte pour se débarrasser d’un personnage devenu encombrant. Roger II, quant à lui, ne survécut pas longtemps au martyre de son premier conseiller et chef de son armée puisqu’il mourut en février 1154. Le fils de Roger II, William, lui succéda. Il nomma le chancelier Maion de Bari comme amiratus amiratorum. Maion fut, comme son nom complet l’indique, le premier amiratus originaire de la Péninsule Italienne: Maione da Bari,ou Maio Barensis, le Mâyou al Barsânî d’Ibn Al Athîr. Une page se tournait. C’en était fini du rôle des conseillers orientaux à la cour palermitaine des Hauteville.
Mohamed-El Aziz Ben Achour