Najet Brahmi - Emission de chèques sans provision : Une lecture de la nouvelle loi
1 - Enfin, le chèque est appelé à jouer son véritable rôle d’instrument de paiement. Désormais, quiconque s’autorise à émettre ou accepter un chèque au titre de garantie est passible d’une peine de prison. Le législateur tunisien a, en fait, cherché à remettre de l’ordre dans une pratique malsaine des chèques où ces derniers, qui sont théoriquement un moyen de paiement, sont détournés pour servir de garantie. C’est la loi n° 2024/41 du 02 août 2024 portant complément et modification de certaines dispositions du code de commerce qui retient ce nouvel apport au dispositif légal relatif au chèque.
2 - Mais si elle tient d’un objectif premier de la loi n° 2024/41, la restauration de la fonction de paiement assignée au chèque n’est pour autant pas le seul apport de la loi n° 2024/41. Celle -ci tend en fait à un meilleur assainissement de la pratique des chèques à travers une meilleure bonne gouvernance et sécurisation des transactions, notamment bancaires, dans la mesure où la banque est l’un des organes le plus impliqué dans la pratique des chèques sans provision. La banque est en effet le domiciliaire du montant de la provision et devrait, dans la philosophie et le texte de la nouvelle loi, contourner au maximum que possible le risque de l’émission de chèques sans provision.
3 - Composée de six articles, la loi n° 2024/41 comporte des dispositions civiles, d’autres pénales en plus d’une trame de règles transitoires. Un intérêt particulier sera ici porté au dispositif pénal relatif à l’émission de chèques sans provision.
4 - Une première lecture du texte permet déjà de signaler plusieurs tendances, dont notamment celles de la décriminalisation de l’émission de chèques sans provision dont le montant est inférieur ou égal à 5 mille dinars (I) et l’atténuation de la peine lorsque le montant du chèque émis sans provision est supérieur à cinq mille dinars (II) :
I • La décriminalisation de l’émission de chèques sans provision dont le montant est inférieur ou égal à cinq mille dinars
5 - Avant la loi n° 2024/41, l’émission de chèque sans provision constituait une infraction pénale qui se vérifie au sens de l’ancien article 410 du code de commerce contre quiconque émet un chèque sans provision. Désormais, l’incrimination n’est plus absolue. Elle est liée au montant du chèque émis. Ainsi, seuls les chèques dont le montant est supérieur à cinq mille dinars donnent lieu à incrimination. L’article 411 nouveau dispose en effet qu’« il n’y a pas de délit contre quiconque émet un chèque sans provision contenant un montant dont la valeur est égale ou inférieure à cinq mille dinars. » Ainsi conçue, cette nouvelle disposition vient en réalité répondre aux résultats des statistiques menées au sein du ministère de la Justice et selon lesquelles 87% des détenus et condamnés pour émission de chèques sans provision le sont pour des infractions de chèques sans provision dont le montant est supérieur à cinq mille dinars. Le taux de criminalité s’étant avéré de plus en plus minime pour les chèques dont le montant est inférieur ou égal à cinq mille dinars, l’intérêt de l’incrimination n’est plus justifié dans cette dernière hypothèse.
6 - Aussi, et au lieu de pénaliser, le législateur a désormais choisi d’impliquer la banque dans le processus de paiement dans ce dernier cas de figure. Le nouveau dispositif aurait pour mérite d’alléger la charge des prisons d’une part et de renforcer l’idée et l’esprit de la bonne gouvernance au sein des établissements bancaires. Et pour s’en convaincre, il y a lieu de rappeler le dispositif du texte nouveau d’une part, et d’en faire la lecture, de l’autre.
7 - S’agissant de l’implication du banquier dans le processus d’une meilleure gouvernance des chèques sans provision, elle se justifie aussi bien en amont qu’en aval de l’émission desdits chèques. Mieux encore, il serait indiqué de souligner une double stratégie préventive et curative de l’émission des chèques sans provision.
8 - A titre préventif, la nouvelle loi implique aussi bien la Banque centrale de Tunisie (BCT) que les établissements bancaires. L’article 410 troisièmes nouveau dispose dans ce sens qu’: «Est créée à l’initiative de la BCT une plateforme numérique unique dédiée aux transactions par le biais du chèque. La BCT assure la tutelle de la mise en place, l’administration, le fonctionnement et l’amélioration de ladite plateforme. Les établissements bancaires doivent adhérer à cette plateforme numérique à travers la technique de l’interconnexion des données. Tout établissement bancaire doit garantir la complémentarité de son système de données aussi bien avec cette plateforme qu’avec la technique de l‘interconnexion informatique adoptée».
9 - Lorsque nonobstant toutes ces précautions, un chèque sans provision est émis avec un montant inférieur ou égal à cinq mille dinars, la banque devrait se substituer au tireur pour répondre immédiatement de son paiement. L’article 410 septièmes -2 dispose dans ce sens que : « A défaut de provision ou en cas de son insuffisance, la banque tirée du chèque dont le montant est inférieur ou égal à cinq mille dinars est réputée débitrice pour ce montant, à l’exception des chèques tirés sur des comptes en devises ou en dinars convertibles. La banque doit procéder au paiement du montant de ce chèque immédiatement après l’écoulement des sept jours calendaires à partir de la date de la présentation du chèque et après défaut de paiement par le tireur».
10 - Il va de soi que le banquier va ultérieurement se substituer au tireur dans tous ses droits. L’article 410 septièmes -5 dispose dans ce sens qu’«en vertu de ce paiement, la banque se substitue au bénéficiaire dans tous ses droits à concurrence du montant payé. Il a à recouvrer le montant avancé directement sur le compte du tireur».
II • L’atténuation de la peine des infractions d’émission de chèques sans provision dont le montant est supérieur à cinq mille dinars
11- Qualifiée en tant que délit, l’infraction de l’émission d’un chèque sans provision était sanctionnée de cinq ans de prison et d’une amende équivalente du montant du chèque. Désormais, le législateur a opté pour une atténuation de la peine. Aussi prévoit-il une peine de deux ans de prison à laquelle s’ajoute une amende de l’ordre de 20% du montant du chèque.
12 - La nouvelle loi tend ainsi à la dépénalisation et c’est un premier pas franchi vers une dépénalisation totale. Le système de l’interconnexion via la plateforme numérique, qui a déjà fait ses preuves dans plusieurs autres pays, permettrait, s’il était minutieusement et attentivement appliqué, de contourner tout risque d’émission de chèques sans provision. La transparence des transactions financières et surtout la visibilité par rapport au solde détenu par le tireur potentiel du chèque et la capacité des banques et de la BCT d’intervenir au moment opportun pour empêcher un tel acte d’émission contribueront à une véritable éradication de l’infraction de chèque sans provision. Le tout est donc tributaire de la réalisation relative à la plateforme numérique et aux effets qui vont en découler.
13 - L’engagement de toutes les parties prenantes (banques, particuliers et professionnels) aux principes de la bonne gouvernance et de la transparence financière et bancaire tiendrait du véritable levier d’une activité économique saine avec des instruments de paiement fiables dont l’usage sécurisé serait naturellement réfractaire à une éventuelle responsabilité pénale.
Najet Brahmi
Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis
Cheffe du département des Sciences criminelles de la Fdspt
Avocate près la Cour de cassation