Abdellaziz Ben-Jebria: Pourquoi nourrissons, comme chimpanzés, ne peuvent pas parler?
Il ne suffit pas d’être exposé au langage parlé, de disposer des fonctions auditives, ou de bouger les lèvres pour pouvoir parler adéquatement. Il faut d’abord posséder un appareil vocal anatomiquement bien situé et physiologiquement fonctionnel. Ainsi, aussi bien chez les singes que chez les nouveaux nés humains, cet appareil, bien que complètement constitué, ne permet pas de produire le moindre mot, à cause de sa position anatomique très haute dans le cou. Cette fonction vocale ne se réalise que lorsque le mouvement temporel de la structure du larynx, vers le bas, s’achève au moment même où l’enfant atteint l’âge de marcher et de parler.
Décrivons d’abord l’organe principal de la phonation
Le larynx humain de l’adulte représente un ensemble de muscles et de pièces cartilagineuses qui se situent au carrefour des voies respiratoires et digestives, entre le pharynx et la trachée, et en avant de l’œsophage. C’est donc l’organe principal du système aéro-digestif. Doté d’un clapet cartilagineux ou valve (l’épiglotte) et abritant les cordes vocales, le larynx joue un rôle primordial dans les trois essentielles fonctions: déglutition, respiration et phonation.
Pendant la déglutition, l’épiglotte bascule en arrière pour fermer le larynx en interdisant les aliments l’accès aux voies aériennes respiratoires, leur permettant ainsi de se précipiter dans les voies digestives via l’œsophage, après leur passage à travers la cavité buccale.
Durant la respiration, l’épiglotte revient à sa place de repos ; le larynx se trouve alors en position ouverte, assurant ainsi le passage de l’air vers les poumons via la trachée.
Lors de la phonation, lorsque le larynx se trouve en position fermée, l’air pulmonaire expiratoire fait vibrer les cordes vocales, et un son est alors émis ; il sera amplifié puis modulé au niveau du pharynx et des cavités bucco-nasales. Cette dernière fonction vocale ne peut se réaliser que lorsque le larynx se trouve en position anatomique basse, au milieu du cou.
Détaillons ensuite les acteurs de l’appareil phonatoire
Pour parler, il est nécessaire que les quatre éléments, composant l’appareil vocal humain, fonctionnent ensemble en bonne harmonie. Le premier élément de cet appareil est celui des poumons grâce auxquels l’air expiré permet de générer un son ; ils sont donc appelés les "générateurs du son". Lorsqu’on parle, les fréquences respiratoires deviennent plus élevées ; on respire donc plus rapidement ; on inspire par le nez et on expire par la bouche.Le deuxième élément de l’appareil phonatoire est constitué des cordes vocales qui vibrent sous l’effet de l’air expiré provenant des poumons ; ils sont donc appelés les "vibrateurs acoustiques". Ces cordes sont formées d’une paire assortie de muscles et de ligaments, d’environ 25 mm de longueur, et tapissées de mucus. Quand on parle, on augmente le volume courant (volume pulmonaire ventilé) et la pression d’air expiré ; ce qui génère la vibration acoustique de ces cordes vocales.
Le troisième élément de l’appareil phonatoire est le pharynx (laryngopharynx, oropharynx et nasopharynx) ; c’est le lieu où les deux systèmes respiratoire et digestif se rencontrent. Pour que les sons générés par les poumons et vibrés par les cordes vocales soient transformés en mots, ils doivent être façonnés, dans une première étape, par le pharynx ; il est donc appelé le "résonateur du son". Son rôle consiste à moduler le son émis par les cordes vocales en amplifiant quelques fréquences acoustiques tout en atténuant d’autres.
Le quatrième et dernier élément de l’appareil vocal est l’ensemble des organes formant la bouche (le voile du palais, la langue, les dents, et les mâchoires), et jouant chacun son propre rôle de "modulateur acoustique". En effet, le produit final (parole articulée) est accompli par un mouvement spécifique à chacun de ces organes. Par exemple, le voile du palais peut bloquer le passage vers les cavités nasales supérieures ou le laisser libre de sorte que l’air expiré par les poumons et vibré par les cordes vocales les pénètre. Les mâchoires peuvent s’ouvrir ou se fermer pour façonner la forme et le calibre de la cavité orale ; de même, la langue change de position et de forme pour modifier davantage cette cavité. Enfin, les lèvres et la langue, en obstruant le débit d’air expiré à travers les dents, dans une certaine mesure, et en modifiant leurs formes (pincées, étirées, ouvertes, fermées, etc.), contribuent à moduler davantage le son, la voix, et donc la parole.
Expliquons enfin pourquoi les singes et les nourrissons ne parlent pas
L’appareil vocal d’un nourrisson ressemble à celui du chimpanzé adulte. En effet, chez les nouveau-nés humains ainsi que chez tous les autres mammifères, le larynx est placé très haut dans le cou, presqu’au même niveau que la langue, et débouche dans les cavités nasale et buccale. Par contraste, chez l’être humain adulte, le larynx est situé beaucoup plus bas (au milieu du cou). Cet abaissement anatomique donne naissance à la cavité laryngée qui est pratiquement absente aussi bien chez les bébés humains que chez les primates ou anthropoïdes.
Bien que la position basse du larynx chez l’être humain lui procure l’avantage et la possibilité de parler, elle entraine cependant le croisement des voies respiratoires et digestives dont l’ouverture et la fermeture doivent être parfaitement régulées par la cavité laryngée. Mais en pratique, ce croisement est loin d’être sans inconvénients majeurs pour les nourrissons : la moindre petite particule solide ou fluide de nourriture peut facilement entrer dans les poumons ou les obstruer complètement en lui causant l’étouffement, voire même la mort. C’est pour cette raison que la position haute du larynx, chez les nourrissons, leur permet de respirer et d’avaler le lait maternel simultanément sans les moindres soucis, car les trajets de ces deux fluides (gazeux respiratoire et liquide digestif) ne se croisent pas du fait de la position haute du larynx. En effet l’épiglotte, en prolongeant le larynx, se trouve en position proche du voile du palais pour former une barrière derrière laquelle l’air provenant du nez s’écoule directement dans le larynx, alors que les aliments passent par deux conduits, situés de part et d’autre, en se dirigeant vers l’œsophage sans risque de fausse route.
Chez le chimpanzé, le larynx ne connait que la position haute puisqu’il continue à l’occuper même à l’âge adulte. L’enfant humain semble au contraire conserver cette position haute du larynx dans le cou jusqu’à peu-près l’âge de 6 mois. Ensuite et à partir de cet âge, le larynx commence à descendre progressivement pour s’achever au moment où l’enfant commence à parler et à marcher ; il devrait atteindre sa position finale vers l’âge de 4 ans. Ceux qui connaissent bien les enfants (pédiatres, pédo-pédiatres, mamans, etc.) diraient que le transfert de leurs boites vocales commence à être observé lorsque les bébés commencent à gazouiller.
Bien entendu, la fonction phonatoire est d’abord tributaire de la croissance et du mouvement structurelle du larynx, puisque la descente finale du larynx dans le cou offre un plus grand volume à la caisse de résonnance, et à la langue l’espace qui lui assure sa libre mobilité pour une meilleure articulation des mots. Cependant, l’évolution de la fonction phonatoire, chez l’enfant humain, doit aussi s’accompagner par des éléments physiologiques et cognitifs, tels que la maturation neurologique, l’apprentissage mimétique et le suivi du développement des fonctions auditive et phonatoire.
Abdellaziz Ben-Jebria
Ancien Chercheur Scientifique (Inserm, France) et Professeur (Penn State University, USA)