L’Institut national agronomique de Tunisie, un fleuron de l’enseignement supérieur et la fierté du ministère de l’agriculture
Par Ridha Bergaoui - Le 17 octobre dernier, l’INAT a célébré son 126ème anniversaire. L’INAT est le plus vieil établissement supérieur en Tunisie et dans toute l’Afrique. Créé en 1898 par les Français, l’INAT, qui s’appelait «Ecole coloniale de Tunis», était destinée à former en deux années les futurs colons aussi bien en Tunisie que dans le reste des pays colonisés par la France. Depuis de nombreux événements ont marqué le pays et beaucoup de chemin a été parcouru par cette prestigieuse institution.
Un long parcours exceptionnel
Durant son existence l’INAT est passée par différentes étapes. Elle a changé de nom à plusieurs reprises. D’abord ECAT puis Ecole supérieure d’agriculture de Tunis (ESAT) en 1956, Ecole nationale d’agriculture de Tunis (ENSAT) en 1963, Faculté d’agronomie en 1968 et Institut national agronomique de Tunisie depuis 1970.
Ces changements d’appellation étaient le reflet d’un changement dans les objectifs et les programmes de formation confiés à l’établissement. Désignée à sa création pour la formation de futurs colons, l’école s’est consacrée, à l’indépendance, à la formation des cadres de l’Administration et du Ministère de l’agriculture. Avec la nationalisation des terres agricoles (mai 1964) et le départ des colons, l’école a dû former des ingénieurs pour gérer les terres domaniales, surtout avec la vague du socialisme et la création des Unités coopératives de production agricole (UCPA) conçues et mises en place par le Ministre Ahmed Ben Salah. A partir de 1970 et avec le développement du secteur privé, les débouchés se sont variés et les diplômés sont embauchés de plus en plus dans le privé.
La durée des études et le contenu des programmes a également évolué avec le temps et les objectifs assignés à la formation. Des deux années à la création de l’ECAT, le nombre d’années est passé à 3 en 1947 puis à 4 en 1963. En 1968, Ben Salah, étant à la fois ministre de l’enseignement supérieur et de l’agriculture, a introduit la préparatoire à la Faculté des sciences de Tunis. Le programme de formation comportait désormais deux années de préparatoire (SN1 et SN2) et deux années d’études à l’Ecole. Cette préparatoire à la Faculté des sciences n’a duré que deux années. En 1970, une réforme a été entreprise et consistait en deux années de tronc commun et deux années de spécialisation dans trois sections : agronomie (donnant à la fin de la troisième année accès à 3 options : phytotechnie, zootechnie et économie), génie rural et halieutique. La pêche intégrait ainsi pour la première fois l’enseignement supérieur agricole.
En 1968 fut créé, en collaboration avec des établissements de formation supérieure agronomique Français (INA-Paris Grignon Versailles, ENSA-Rennes, ENSA Montpellier), un cycle de spécialisation de deux années, accessible sur concours. On distinguait alors les ingénieurs agricoles de 4 ans (ayant rang, dans le statut de la fonction publique, d’ingénieurs des travaux de l’Etat) et les ingénieurs spécialisés de 6 ans ou ingénieurs principaux. Quelques années plus tard, le cycle de spécialisation a fini par se dérouler entièrement à l’INAT et comportait une année de complément de formation et une année de préparation d’un mémoire de spécialisation.
En 1990 la double tutelle fut instaurée (le Ministère de l’agricultures pour le budget et les questions matérielles et le Ministère de l’enseignement supérieur pour les questions pédagogiques et de formation). A partir de 1995, la formation des ingénieurs fut également unifiée et l’INAT a dû s’aligner au reste des établissements de formation des ingénieurs avec un cycle préparatoire (biologie-géologie) et un concours national pour accéder aux écoles d’ingénieur où les études durent 3 ans avec le dernier semestre réservé à un projet de fin d’études (PFE).
Les effectifs des étudiants a également varié en fonction du nombre d’années d’étude et de l’importance des promotions dont les effectifs dépendaient de la capacité d’accueil de l’école mais également des effectifs des bacheliers qui, dans les années 1990, avaient atteint un pic. Les effectifs des étudiants à l’INAT comptaient plus 1500 inscrits. En 2006, le cycle préparatoire a été transféré à l’Institut supérieur des études préparatoires biologie-géologie (ISEP-BG) de la Soukra et les effectifs ont considérablement chuté.
Jusqu’en 1976, l’INAT était le seul établissement de formation des ingénieurs dans le domaine agricole. Fut créé par la suite un cycle ingénieur à l’« Ecole supérieure des ingénieurs de l'équipement rural » de Medjez El Beb(ESIER), devenue depuis 2015 l’Ecole supérieure d’ingénieurs de Medjez el beb, ainsi qu’à l’Ecole supérieure d’horticulture et d’élevage de Chott-Meriem, devenue depuis quelques années, l’Institut supérieur agronomique (ISA Chott-Meriem). En 1985 fut également lancé un cycle de formation d’ingénieurs agricoles dans les trois Ecoles supérieures d’agriculture de Mograne, Mateur et Mateur. L’Ecole supérieure des industries alimentaires de Tunis (ESIAT) fut créée en 1976 pour la formation aussi bien de techniciens que d’ingénieurs en agro-alimentaire.
En 1988, l’INAT fut habilité à délivrer le diplôme de docteur de spécialité et de docteur d’Etat en sciences agronomiques. En 2006, tous les établissements de formation de l’IRESA ont dû s’affilier au système LMD (licence-master et doctorat) et l’INAT fut habilité, à côté de la formation des ingénieurs, à délivrer les diplômes du Doctorat unique et d’Habilitation universitaire.
L’INAT comptait en 2020 (rapport d’activité) 816 étudiants répartis entre 347 pour le cycle ingénieur, 171 étudiants inscrits en cycle master (21% de l’effectif) et 292 en doctorat (36%). Les filles représentent plus de 80 % de l’effectif des étudiants inscrits. Les étudiants inscrits au cycle ingénieur ne comptent que 43% de l’effectif total. L’INAT dispense une formation d’ingénieur dans 8 spécialités. Elle dispense également 5 masters de recherche et 2 masters professionnels). L’INAT compte une école doctorale en sciences et techniques de l’agronomie et de l’environnement. Elle dispose de 7 départements d’enseignement, 7 laboratoires de recherche et une unité de recherche. Il faut signaler que l’INAT est le principal établissement qui fournit le système de l’enseignement et de la recherche agricoles en docteurs qui postulent pour le grade de maitres-assistants les habilitant au métier des enseignants-chercheurs du supérieur.
Le corps enseignant compte une centaine de personnes, dont la moitié du corps A (maitre de conférences et professeurs) et la moitié du corps B (assistants et maitres assistants). Chaque année pas moins de 100 articles de haut niveau sont publiés par les enseignants-chercheurs de l’INAT dans des revues scientifiques de haut niveau.
Marché de l’emploi et qualité de la formation
L’INAT doit faire face à de nombreux défis, le premier étant l’insertion des diplômés dans le marché de l’emploi. La fonction publique ne recrute presque plus, les diplômés doivent soit chercher du travail au prés des privés soit monter leurs propres entreprises. A ce sujet, un effort très important a été fourni par l’IRESA, les établissements et l’APIA pour créer tout un réseau de pépinières d’entreprises dont « Agri-création » dont le siège est à l’INAT.
De nos jours, le métier de l’ingénieur agronome ne se limite plus au domaine de la conduite des cultures et de l’élevage dans les exploitations agricoles. La formation de l’agronome étant polyvalente, il est capable d’accéder à des métiers très divers. Plusieurs possibilités s’offrent aux diplômés dans l’agro-alimentaire (comme responsables de production ou de qualité), l’agrofourniture (machines agricoles, engrais, pesticides, additifs divers…), les services et conseils (études et conseils, assurances, banques, informatique, associations et organisations internationales…), le commerce et la distribution, l’environnement et le développement durable. Toutefois ces emplois dépendent étroitement de la santé économique du pays et de l’importance de l’investissement dans le secteur agricole, la pêche et l‘agro-alimentaire.
L’amélioration de la qualité de la formation est nécessaire afin d’offrir aux professionnels des diplômés de haut niveau, rapidement opérationnels et efficaces sachant que les universités doivent anticiper et former aujourd’hui pour un marché futur dont on connait peu le contour et les caractéristiques. A côté des connaissances techniques de son domaine de compétence, un bon ingénieur doit posséder les bonnes bases de l’ingénierie (des connaissances scientifiques de base, maitriser les statistiques, l’informatique et la manipulation de logiciels importants, les langues…). Il doit également avoir des qualités dont l’esprit d’analyse et de synthèse, l’ouverture d’esprit et de la curiosité, une aisance relationnelle, communicationnelle, du travail en équipe, de prise d’initiative et du leadership, savoir gérer le stress et les contraintes temps….
Un ingénieur doit avoir les outils pour s’adapter à n’importe quel contexte et être créatif. Une question classique qui revient souvent dès qu’on discute des problèmes de formation c’est : faut-il former des spécialistes ou des généralistes ? L’INAT a pratiquement tout essayé. La réforme de 1995 avait instauré la spécialisation à outrance avec 7 spécialités et 32 options possibles. D’énormes problèmes d’organisation (emploi du temps, locaux d’enseignement, disponibilités des enseignants), de déplacement pour les visites, de budget (paiement des enseignants…) ont montré les limites de cette orientation surtout que d’une part le nombre d’étudiants par option était parfois inférieur à 5 étudiants et qu’au niveau de l’emploi des difficultés ont surgi pour l’insertion dans le marché de l’emploi d’ingénieurs hyperspécialisés. L’INAT a dû rapidement abandonner ce système.
De nos jours, face à un marché de l’emploi, mal défini dans un monde instable et constamment en évolution et avec le développement du numérique et des nouvelles technologies de la communication, il est préférable de former des ingénieurs polyvalents tout en leur donnant les moyens pour rafraichir leurs connaissances et s’adapter. Internet et les nouvelles technologies sont dans ce sens d’un intérêt remarquable.
Par ailleurs l’INAT n’a plus le monopole de la formation des ingénieurs et il est inutile et inefficace de chercher à former des ingénieurs dans tous les domaines et toutes les spécialités. Le système IRESA comprend 6 autres établissements tout aussi respectables qui forment dans différentes spécialités et qui disposent en plus de vastes fermes agricoles pédagogiques qui permettent de dispenser des formations pratiques très précieuses pour de futurs ingénieurs de terrain.
Former pour une agriculture durable
De nos jours, l’agriculture tunisienne est confrontée à de nouveaux défis. Le réchauffement climatique bouscule, écrase et perturbe aussi bien l’agriculture que les pratiques agricoles, réduit les disponibilités hydriques, limite les performances et la productivité du secteur et menace notre souveraineté alimentaire.
L’épuisement des ressources et la pollution, suite à l’utilisation abusive et irrationnelle des produits chimiques (pesticides, fumure minérale…), et l’appauvrissement des sols représentent de véritables contraintes pour l’avenir de l’agriculture et risquent de mener le pays à la désertification. Enfin, la révolution numérique, l’intelligence artificielle et les High-techs, avec l’intégration de ces nouvelles technologies dans l’environnement agricole (robotique, drones, agriculture intelligente et de précision…) permettent d’améliorer la productivité et la rentabilité du secteur agricole. C’est une chance pour le pays qu’il faut absolument saisir et en profiter.
La formation agronomique doit tenir compte de tous ces éléments pour concevoir un enseignement moderne adapté au nouveau contexte national et mondial en constante évolution. Le développement d’une agriculture durable et des techniques modernes respectueuses de l’environnement devient indispensable.
Réhabiliter le site de l’INAT
Une grande école c’est tout d’abord des hommes et femmes qui s’investissent pour donner le meilleur d’eux-mêmes dans un exercice de transmission intelligente du savoir, d’échange et de communion. C’est également des infrastructures, des équipements. Il est indispensable de donner à l’INAT pour bien accomplir sa mission de formation, de recherche et de rayonnement.
Il est nécessaire de réaménager et moderniser tout le site de l’INAT avec ses jardins, jadis très renommés. L’INAT s’étend sur plus de 8 ha en plein milieu d’El Menzah, quartier chic et moderne de Tunis. Avec ses vieux bâtiments peu entretenus, ses jardins et ses pistes mal soignés, le site de l’INAT se trouve actuellement en déphasage par rapport à son entourage. Il est nécessaire de déployer un programme ambitieux pour mettre à niveau tout le site afin de faire de l’INAT une école moderne, du futur. Il y a de l’espace pour créer une technopole spécialisée en agriculture, héberger des start-ups et faire du site INAT un grand pôle d’innovation et du progrès qui regroupe formation, pépinière d’entreprise, un centre de documentation de pointe et un centre d’étude et de valorisation des nombreux et précieux acquis de la recherche qui dorment sur les étagères dans les PFE, mémoires de masters et de doctorats.
A la fin de cet article, je désire adresser un grand hommage et beaucoup de respect à tous ceux qui ont fait avancer l’INAT, cette prestigieuse institution. D’une part les directeurs qui se sont succédé pour diriger l’école et qui, par leur volonté et leur persévérance ont marqué l’histoire de l’INAT. D’autre part tous les enseignants et particulièrement ceux recrutés les années 1970, qui ont assumé parfaitement la relève des Français. Pour ceux qui sont en place et ceux qui vont venir, je leur dis qu’il y a encore beaucoup à faire et leur souhaite bonne de chance et beaucoup de courage. Bon anniversaire INAT et longue vie.
Ridha Bergaoui
Diplômé, ancien professeur de l’INAT
et ancien Directeur des affaires pédagogiques IRESA