Ammar Mahjoubi: L’exploitation des campagnes par les cités
Un problème grave, qui n’est pas particulier à l’époque antique, n’a cessé d’être posé à l’Empire romain: la prospérité des villes, soutenue jusqu’au Bas-Empire, reposait sur une forte et dure exploitation des campagnes. Des indications nombreuses et diverses dans l’œuvre d’Augustin concernent au IVe siècle les paysans de la plaine d’Hippone (Annaba) et des montagnes environnantes. La situation des exploitations, dans les lots de terre cultivés par les «colons», y apparaît très précaire. À ces occupants héréditaires du sol était certes garanti l’usage de leurs parcelles, moyennant la remise du tiers de leur récolte au propriétaire du domaine, mais l’emprise de ces propriétaires était accablante. Dans le registre religieux, par exemple, «si tel propriétaire devenait chrétien, disait-on à Hippone, personne ne serait plus païen», écrit Augustin ; et dans les cités gagnées par l’hérésie donatiste, les évêques, de même, obligeaient les paysans à recevoir le second baptême schismatique. Augustin n’était pas en reste, puisqu’il intervenait auprès des propriétaires catholiques pour contraindre leurs paysans donatistes à rejoindre le giron de l’église légitime.
Mais Augustin évoque aussi d’autres exactions beaucoup plus graves que l’absence de liberté ; comme ces contributions imposées par un propriétaire foncier et appliquées par son intendant. Ce personnage, nommé Romulus, n’avait pas seulement multiplié les injustices, qui écœuraient les paysans, mais avait surtout décidé un redressement qui obligeait ses «coloni» à verser le double des redevances convenues, les réduisant assurément à une véritable misère. Le cas de ce propriétaire, dénoncé grâce à Augustin, n’était sans doute qu’un exemple des faits du même genre, dont nous n’avons gardé nulle trace car notre documentation est axée sur les notables et les catégories sociales dominantes, et elle ne réserve que quelques rares indications qui concernent les humbles paysans, disparus sans laisser la moindre information.
Nous savons cependant que, dans la région d’Hippone, les campagnards parlaient un patois néo-punique ainsi que, très probablement, un dialecte libyque plus ou moins mêlé sans doute à un vocabulaire issu du latin populaire parlé par les citadins. Mais nous savons surtout qu’ils ne bénéficiaient que d’une faible part des richesses agricoles qu’ils récoltaient et qui avaient assuré la prospérité durable des grands propriétaires fonciers dans les cités africaines ou à Rome, où résidaient les plus riches. Peut-être existait-il aussi quelques petits propriétaires plus ou moins aisés, comme ceux que mentionnent les documents des «Tablettes Albertini». On sait en effet que l’application de la «lex manciana» était encore effective au Ve siècle, en pleine époque vandale et que les campagnards, en vertu de cette loi, pouvaient garder les deux tiers de leurs récoltes.
Parmi les campagnards, meilleures étaient les conditions de ceux dont les champs, très proches des centres urbains, leur permettaient de profiter des avantages procurés par le cadre monumental des cités. Ils pouvaient bénéficier des spectacles, des bains et, surtout, des banquets et des distributions frumentaires offertes par les riches évergètes et participer ainsi, en quelque sorte, à la vie urbaine. Mais cette opportunité, absente dans les régions où les villes, plus rares et éloignées les unes des autres n’étaient que des «castella» ou des «vici», n’existait que dans le nord-est de la province ; grâce à l’exceptionnelle densité des cités dans les vallées de la Medjerda. Pour les ouvriers agricoles libres et itinérants, qui appartenaient à la catégorie sociale des circoncellions, réelle était assurément l’exploitation citadine des campagnes ; ce qui explique leur grande jacquerie sous le règne de Constant (337-350) ainsi que leurs mouvements plus ou moins violents, qui exprimaient la rancœur paysanne contre les notables et les privilégiés des cités, même lorsque, après 347, leur agitation devint surtout religieuse.
Cette tension sociale, due à la gravité des contrastes entre riches et pauvres, apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Augustin. Lucide, il avait constaté l’envie suscitée par les richesses dans les grands domaines. «Les pauvres qui regardent et murmurent, gémissent, vantent et jalousent, désirent égaler et se désolent de leur infériorité : ceux-là seuls vivent», disaient-ils des riches propriétaires (Saint Augustin, Sermon, 345, 1). Certes, une classe moyenne, celle des décurions qui gouvernaient les cités, existait depuis le Haut-Empire. Plus ou moins aisée dans les grandes villes, elle était nettement plus modeste dans les plus petites ; et C. Lepelley montre, dans l’étude des «Cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire», que grâce au maintien du système municipal et à l’obligation légale de sauvegarder leurs biens, les décurions avaient pu préserver jusqu’à début du Ve siècle leur patrimoine et leur rang social; mais le clivage le plus sensible se trouvait entre la masse des pauvres, constituée d’une part de campagnards et de citadins misérables, et d’autre part de riches rentiers du sol, aussi bien latifundiaires que moyens ou petits propriétaires.C’est ce clivage qui explique la division de la société, au Bas-Empire, entre «humiliores» et «honestiores». C. Lepelley, dont l’étude est la source principale de cet article, cite l’exemple d’un monastère de femmes évoqué par Augustin, qui constate la robustesse des moniales d’origine rurale, qui supportaient sans murmurer les régimes les plus rigoristes, face à la fragilité des sœurs issues des «bonnes familles» citadines. Augustin recommande de prendre en compte leur éducation raffinée pour les traiter avec plus de douceur. Sans être nécessairement les rejetons des grands propriétaires, beaucoup de ces filles appartenaient simplement à la catégorie sociale des «honestiores», celle des classes moyennes dans les cités.
Si les structures sociales n’avaient pas beaucoup changé par rapport à celles du Haut-Empire, dans les villes, celles des campagnes, par contre, s’étaient sensiblement dégradées ; non pas seulement à cause d’une régression du terroir cultivé, mais surtout par suite d’un accroissement significatif de la pression fiscale. Pour appliquer les règles qui régissaient l’impôt de la capitation, un lien légal avait, depuis le règne de Constantin, contribué dans une large part à fixer les «coloni» à la glèbe. Dans les cités, l’augmentation des prélèvements fiscaux pouvait assurément provoquer la régression des dépenses, aussi bien publiques que privées ; ce qui explique peut-être la prédominance nette des restaurations et des embellissements des monuments par rapport aux nouvelles constructions, ainsi que la diminution significative des prodigalités évergétiques. Mais beaucoup plus net et plus grave était, pour les paysans, l’accroissement des impôts car, dans nombre de cas, il risquait de provoquer le dépassement du seuil qui sépare la pauvreté de la misère.
Dans son étude de la situation sociale au Bas-Empire, C. Lepelley a pu montrer que le revenu global de la province n’avait pas diminué sensiblement le niveau de vie des grands propriétaires et de la frange aisée des classes moyennes. Les dépenses consenties pour l’entretien des thermes, la restauration des monuments et l’organisation des spectacles se poursuivaient en dépit du poids des impôts. Par contre, la lourdeur de la fiscalité força les humbles paysans à l’endettement. Aussi bien Augustin que Optat de Milev assurent que la cause essentielle de la grande révolte paysanne sous le règne de Constant était la hantise exercée par la dette et que l’exigence principale de l’action des circoncellions était d’obtenir, au besoin par la menace et la violence, la destruction des reconnaissances de dettes détenues par les créanciers. Les paysans y avaient été acculés à la suite d’une succession d’années sèches, qui avaient absorbé leurs maigres réserves déjà grevées par le poids des impôts.
Ammar Mahjoubi