Amira Ghenim, lauréate du Prix de la littérature arabe 2024 : la lecture du professeur Dchicha de son roman Le désastre de la maison des notables
Nominée parmi six autres auteurs dont Aymen Daboussi, Amira Ghenim a remporté le prix de la littérature arabe pour son roman traduit en langue française « Le désastre de la maison des notables (éditions Philippe Rey [Barzakh]). Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, ce prix doté de 10 000 € promeut l’œuvre – roman ou recueil de nouvelles – d’un écrivain originaire et/ou ressortissant de l'un des pays de la Ligue arabe, auteur d’un ouvrage écrit en arabe et traduit en français (ou directement écrit en français) et publié à compte d’éditeur.
Le professeur Slaheddine Dchicha a lu pour Leaders ce roman qu’il avait espéré recevoir ce prix et bien d’autres distinctions.
Une grandiose saga tunisienne: «Le Désastre de la maison des notables», d’Amira Ghenim
Par Slaheddine Dchicha - Les Editions françaises Philippe Rey et les Editions algériennes Barzakh ont lancé en octobre 2023 «Khamsa», une collection commune qui se donne pour objectif de faire connaître par la traduction la littérature maghrébine de langue arabe aux lecteurs francophones. Sur les trois premières publications, deux sont tunisiennes. En 2023, est paru le livre d’Aymen Daboussi, «Les Carnets d’EL-Razi»* et cette année, le livre d’Amira Ghenim, «Le Désastre de la maison des notables»*.
Dans ce deuxième roman, l’universitaire tunisienne se fait conteuse et donne la parole à dix narratrices et narrateurs qui, à leur tour donnent la parole à d’autres qui etc.… et les histoires de s’enchâsser les unes dans les autres telles des poupées russes, couvrant ainsi quatre générations de la moitié des années quarante jusqu’au lendemain la révolution de 2011.
Secret de famille
Ce procédé par ailleurs connu sous l’expression «mise en abyme» permet à notre talentueuse Shahrazade une plongée vertigineuse et haletante dans la vie de deux familles de la grande bourgeoisie tunisoise: les Naifer, une famille traditionaliste, conservatrice voire «réactionnaire» et les Rassaa, une famille francophile, libérale voire «progressiste».
Ces deux familles, que de prime abord tout sépare et oppose, vont s’allier par le mariage de leurs enfants. Zbeida, la jeune Rassaa, malgré le libéralisme familial qui après une «école privée française», lui a assuré à domicile les cours d’un précepteur, le brillant intellectuel Tahar Haddad dont elle est probablement tombée amoureuse… malgré ce libéralisme donc, elle se trouve contrainte par une décision paternelle d’épouser Mohsen, le jeune Naifer, revenu depuis peu au Pays après un séjour en Allemagne officiellement pour les études mais en réalité pour s’approcher d’une amoureuse germanique.
Cette alliance va être ébranlée, quelque temps après, en décembre 1935, par un événement catastrophique qui constituer a un secret pour les deux familles mais aussi le noyau central autour duquel tournent tous les personnages et tous les récits de l’intrigue.
Les histoires et l’Histoire
Outre les deux protagonistes de ce «désastre», une pléthore de personnages sont mobilisés (Grands-parents, parents, enfants, domestiques, voisins…) qui, s’ils sont pour la plupart fictifs, évoluent dans un cadre historique réel. Le lecteur perçoit ainsi des échos des luttes nationalistes, sociales et sociétales et croise des personnalités connues à commencer par Taher Haddad, le précepteur des filles Rassaa mais surtout l’intellectuel controversé, il croise aussi les leaders du mouvement nationaliste tels Bourguiba, Sfar, Halbi, Ben Youssef… et des célébrités de la chanson comme Khémaïs Tarnane, Cheik El-Efrit, Habiba Msika, Layla Sfaz…
La tunisianité
Ces personnages sont d’autant plus crédibles qu’ils incarnent parfaitement ce qu’il est convenu d’appeler la «tunisianité». Pour ce, la romancière se fait ethnographe et comme tout ethnographe très soucieuse de la précision et du détail. Les personnes, l’habitat, l’habillement, la nourriture sont toujours présentés et décrits avec une grande minutie. Il en est de même de la vie religieuse et culturelle où l’on voit la pratique islamique cohabiter avec des traditions, des croyances et des rituels populaires comme le culte des saints, la magie ou la sorcellerie et leurs amulettes, envoutement et superstitions. Le tout formulé à travers de multiples proverbes et de nombreux termes en «Darja», dialecte tunisien. Termes en italique dans le texte et parfaitement expliqués en bas de pages par l’excellente traductrice, la poétesse Souad Labbize dont il faut ici saluer le remarquable travail.
Actualité
Compte tenu de tout ce qui précède, le lecteur pourrait croire que le roman est entièrement tourné vers le passé. En fait, il n’en est rien puisque la Tunisie actuelle, comme nombre de pays semblables, affronte aujourd’hui encore des problèmes liés d’abord à la race, à travers les migrants subsahariens et d’une certaine mesure à travers sa minorité noire; ensuite à la classe sociale, à travers les personnes et les régions déshéritées et enfin des problèmes liés au sexe et au genre, à travers la lutte des femmes et des minorités sexuelles…
Au déterminisme social qui pourrait expliquer la reproduction des conduites et des comportements de classe, de race et de sexe, Hend, la petite-fille de Mohsen et Zbeida, préfère l’explication atavique. Atavisme qui perpétue, selon elle, ce «secret de famille» depuis quatre générations et dont la divulgation se trouve sans cesse savamment, habilement et diaboliquement différée par «l’Amira du suspens», maintenant ainsi le lecteur en haleine et l’incitant à continuer à lire avec plaisir et impatience cet épais volume de presque 500pages!
Slaheddine Dchicha
* Daboussi Aymen, «Les carnets d’El-Razi», Editions Philippe Rey, Collection Khamsa, 2023, 221p., 20€
** Amira Ghenim, «Le désastre de la maison des notables», Éditions Philippe Rey, Collection Khamsa, 2024, 491p, 25€