Edito: Deux fractures, une cause commune
Le regard vif de cette jeune fille pétillante de 18 ans est subitement voilé d’une profonde tristesse: elle ne sait ni lire ni écrire, totalement analphabète. Elle fait partie des deux millions d’analphabètes en Tunisie, dont pas moins de 400.000 filles et femmes. L’interpellation est forte. L’interrogation est saisissante.
Une rude vérité à laquelle on n’ose pas faire face. Dans un monde hyperconnecté où il ne suffit plus de savoir lire et écrire mais aussi pratiquer le digital pour accéder à divers services, l’ignorance devient inconcevable. Manipuler intuitivement un téléphone mobile, surfer sur des réseaux sociaux en collant des émojis et envoyer des messages vocaux constituent un maigre savoir.
Malgré un taux de scolarisation qui frôle les 99%, la bataille de l’enseignement n’est pas totalement gagnée. Le décrochage scolaire précoce, qui affecte plus de 100.000 élèves par an, vient gommer les premières notions acquises et replonger dans l’analphabétisme. Avec le cumul depuis 2011, on est à plus de 1.200 000 enfants restés dans la rue. La capacité d’accueil réduite des centres de formation professionnelle (65.000) et le dispositif limité de l’apprentissage alterné sont des niches étroites de refuge. Pour la majorité croissante, ces «non-scolarisés, sans formation et sans emploi» se retrouvent dans une aventure périlleuse, souvent la porte d’entrée à la précarité, sinon à la délinquance.
Véritable affront à la dignité humaine, c’est une amputation d’une partie de soi-même, un profond sentiment d’échec. Le diagnostic est détaillé par tant d’études. Les tentatives de redressement se suivent. Les réponses s’avèrent loin de l’ampleur de ces deux grandes causes. Certes, pour les deux millions d’analphabètes, souvent la détermination à apprendre ne manque pas. Mais comment faire ? Où aller ? Il n’y a en tout et pour tout que 965 centres pour 25.000 apprenants. Nous sommes bien loin du compte. Dans une ultime relance, le centre de promotion sociale, la direction de lutte contre l’analphabétisme et les unités régionales de l'enseignement des adultes ont été fusionnés en 2019 en une institution publique : le centre national d’enseignement pour adultes. Quitte à tout reprendre à la base…
La lutte contre l’abandon des études et la déperdition scolaire repose ces dernières années sur plusieurs approches. L’école de la deuxième chance, l’école populaire, des passerelles immédiates vers la formation et l’apprentissage et autres formules sont en cours d’expérimentation. A taille très réduite.
Le traumatisme des enfants et des jeunes livrés aux quatre vents est aussi celui de leurs parents. Y a-t-il plus écoeurant que de voir des adolescents s’enliser dans la délinquance, surpeuplant les centres de rééducation, puis récidiver et aller en prison ? Y a-t-il plus alarmant que de les voir braver la mer pour atteindre les rives de l’Europe ?
Le temps d’un effet d’annonce, des statistiques sont publiquement commentées. Pour se féliciter d’une tendance baissière, ou pour alerter sur ces bombes à retardement. Rapidement, le soufflé tombe, la question se banalise. Rares sont ceux qui persévèrent dans une analyse multifactorielle et formulent des réponses innovantes.
Deux fractures, une cause commune: le savoir. L’approche séparée des politiques publiques érigeant des remparts entre l’enseignement des adultes, l’éducation nationale, l’université et la formation professionnelle, ainsi que la culture et les TIC, confiés chacun à un département ministériel spécifique, a montré ses limites.
On se bat seul contre l’ignorance et l’échec, cloisonné chacun dans son périmètre, avec des méthodes désuètes. C’est une cause nationale qui exige la transparence des indicateurs, la précision des objectifs, la pertinence des solutions et la mise en commun des moyens.
Rater cette grande bataille, c’est hypothéquer l’avenir de générations entières. Le savoir et la culture sont les fondements de la dignité et de l’accomplissement. Ouvrons les voies continues du savoir, donnons de l’espoir.
Taoufik Habaieb