Tunisie: Protégeons nos nappes alfatières pour combattre désertification et pauvreté
Par Ridha Bergaoui - Dans un arrêté publié le 1er octobre 2024, le ministère de l’agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche (MARHP) a annoncé l’ouverture de la saison de la cueillette de l’alfa et ce du 1er septembre au 31 janvier 2025.
Quoique cette information soit passée presque sous-silence, l’arrachage de l’alfa est une activité fort importante puisqu’elle n’intéresse pas moins de 6 000 familles, et concerne 4 gouvernorats ((Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa et Kairouan). L’alfa représente la matière première nécessaire pour faire fonctionner l’usine de papier de la Société Nationale de Cellulose et de Papier Alfa (SNCPA), le seul pôle industriel dans du Centre-Ouest de la Tunisie, qui emploie directement au moins 900 agents permanents et un millier de personnes, pour la manipulation et le transport des balles d’alfa, dans ses 75 centres d’achat.
L’alfa ou l’herbe du désert
L’alfa ou halfa (Stipa tenacissima) est une plante herbacée pérenne de la famille des graminées qui pousse, sous forme de touffes, dans les grandes étendues des steppes surtout de l’Afrique du Nord et un peu en Espagne. Ces steppes couvrent environ 8 millions d’ha dont 3 millions au Maroc, 4 millions en Algérie, 0,7 millions en Tunisieet 0,4 million en Libye.
L’alfa est une plante des régions arides et semi-arides qui arrive à tirer profit des faibles précipitations. Jadis exporté à l’état brut en grandes balles, les pays producteurs essayent de nos jours, de valoriser l’alfa sur place essentiellement en papier et pâte à papier. L’alfa, avec ses longues fibres, permet d’avoir un papier d’excellente qualité souple et résistant, très recherché pour l’impression. En mélange avec d’autres fibres cellulosiques, l’alfa améliore les qualités technologiques de la pâte à papier ainsi obtenue. A.Louis et J.Despois, dans un article intitulé Alfa, signalent qu’on confond souvent l’alfa véritable avec le lygée ou sparte (lygeumspartum) et que l’alfa a un teint vert-jaune alors que le sparte est plutôt d’un vert-bleu.
Des rôles très importants des nappes d’alfa
Dans les régions steppiques, au climat semi-aride et aride, l’alfa joue plusieurs rôles, dont les plus importants:
• Préservation de l’environnement désertique, fixation et protection du sol contre l’érosion éolienne et hydrique et lutte contre la désertification.
• L’alfa abrite tout un écosystème vivant constitué de petits rongeurs, reptiles, invertébrés, oiseaux, insectes… et du gibier varié (lièvres, lapins, perdrix…) important pour la biodiversité et précieux pour la chasse sportive
• C’est un espace pastoral important et une réserve alimentaire pour le bétail, surtout d’avril à juin, dont l’inflorescence et la partie tendre sont très appréciées par les animaux
• Economique, par l’industrie du papier et le fonctionnement de l’usine de la SNCPA, également tout l’artisanat de la confection traditionnelle des articles à base d’alfa (sparterie) ou comme combustible pour le chauffage et la cuisine,
• Social, suite à l’activité d’arrachage qui dure plus de 5 mois et qui fait vivre des milliers de familles. L’alfa représente un complément de revenus pour de nombreux ménages. La SNCPA achète annuellement près de 40 milles tonnes d’alfa pour les besoins de son usine de papier. Moyennant 80 kg d’alfa ramassés/jour/ouvrier ceci représente 500 000 journées de travail soit l'occupation de 3 500 personnes pendant 5 mois. La femme joue un rôle déterminant dans l’arrachage et la valorisation de l’alfa.
Jadis, l’alfa avait, dans les régions du Centre et du Sahel du pays, un rôle très important, générait beaucoup de postes d’emploi et une dynamique économique et commerciale exceptionnelle allant de l’arrachage à la confection d’articles divers d’utilité quotidienne en passant par le transport de l’alfa, à dos d’animaux mais aussi par camions et par train, la vente au détail et en gros. L’avènement des matières plastiques et des fibres synthétiques a fini par détruire toute la filière et limiter l’usage de l’alfa essentiellement à la fabrication de pâte à papier.
L’alfa était très utilisé pour le rembourrage des matelas (cependant peu confortables), des scourtins (شوامي) utilisés dans les presses des huileries traditionnelles (remplacés par des scourtins en nylon), des paniers doubles pour le transport à dos d’ânes, de mulets ou de dromadaires, couffins, nattes, paillassons… et également pour la fabrication des cordes, chaussures, ruches traditionnelles… L’alfa a été longtemps utilisé pour la confection des chambres de capture du poisson dans les pêcheries fixes ou «charfias» de Kerkennah. De nos jours on utilise plutôt des tubes en plastique et des filets en nylon, plus légers et plus faciles à manipuler.
Il faut signaler que l’alfa utilisé en sparterie est généralement différent de celui utilisé dans l’industrie du papier. Le premier a une tige longue de 40 cm environ, très fine et d’un diamètre régulier alors que le second a des brins plus grossiers et de longueur variable.
Dégradation des nappes d’alfa
Les nappes d’alfa sont menacées et les surfaces ne cessent de se rétrécir suite d’une part à une mauvaise exploitation de ces étendues par le surpâturage, l’arrachage anarchique et le manque d’intérêt pour cette plante. D’autre part le défrichement et l’extension des terres de culture et de plantation, à côté de l’urbanisme rampant ont contribué à réduire la superficie des nappes alfatières. La sécheresse a empiré la situation et a entrainé la disparition de grandes étendues d’alfa. Le changement climatique et le manque de pluie risquent d’aggraver la dégradation des nappes alfatières et d’accélérer la désertification. Les surfaces sont en train de diminuer, les zones exploitables de plus en plus éloignées et la quantité d’alfa produite se réduit de jour en jour.
En raison des rôles, environnemental et socio-économiques, importants que joue l’alfa pour toutes les régions du Centre-Ouest, une attention particulière doit être consacrée à la préservation de cette richesse surtout que ces régions sont pauvres et défavorisées et que l’alfa est parfois la seule source de revenus pour une grande frange de la population. C’est également une ressource fourragère pour le cheptel, très précieuse en période de sécheresse et de stress hydrique.
Il est nécessaire de régénérer les touffes d’alfa et reconstituer le tissu végétal des zones dégradées sans négliger les populations qui exploitent et vivent de l’alfa soit pour le pâturage de leurs animaux soit pour l’arrachage et la vente de l’alfa et des plantes aromatiques sauvages soit également pour la récupération de bois de chauffe ou pour les cultures. Une partie importante de la population de ces régions vit essentiellement sur l’arrachage de l’alfa et l’élevage ovin.
Restauration des nappes alfatières
Afin de restaurer ces nappes, il est nécessaire de lutter contre le surpâturage et la surexploitation de l’espace alfatier. En comptant un prélèvement moyen d’un quintal d’alfa/ha/an par les animaux, ceci représente 40 000 tonnes autant que l’alfa utilisé par l’usine de papier de la SNCPA. Les prélèvements pour la sparterie et l’artisanat sont estimés à seulement 1 500 tonnes/an.
La mise en défens, qui consiste à interdire le pâturage dans les zones les plus dégradées, durant quelques années (au moins 4 années), peut être envisagé. Des études ont toutefois montré que l’alfa a besoin de se débarrasser chaque année de ses feuilles pour en régénérer de nouvelles. Les feuilles mortes non éliminées s’accumulent et asphyxient la plante entrainant la mort complète de la touffe et la disparition des nappes alfatières. La mise en défens s’accompagne également par la multiplication et le développement d’espèces endémiques de peu d’intérêt. L’entretien des touffes, l’élimination des feuilles mortes et la destruction des plantes des espèces concurrentes seront nécessaires. Par ailleurs la mise en défens prive les habitants d’un espace de vie crucial ce qui peut amener à une situation de conflit avec les autorités pouvant conduire à l’échec de l’opération.
La restauration des espaces alfatiers peut se faire également par plantation de l’alfa, après production de jeunes plants en pépinière forestière à partir du semis. Cette solution semble avoir donné de bons résultats pour la régénération de nappes d’alfa en Espagne. Le problème est le faible taux de réussite suite au choc induit lors de la transplantation des jeunes plants sur le terrain dans une région sèche, semi-aride ou aride. Plusieurs techniques existent dont l’utilisation d’un hydrogel qui constitue un réservoir d’eau pour la plantule l’aidant à s’implanter correctement.
Il est nécessaire de trouver des solutions durables au surpâturage en essayant de limiter la charge animale/ha. Encourager les habitants à la production de fourrages nécessaires pour l’alimentation de leur cheptel et les aider à acquérir des fourrages subventionnés (cette dernière solution peut avoir toutefois un effet contraire et les éleveurs, séduits par des prix trop bas des fourrages, auront tendance à accroitre l’effectif de leur cheptel).
Toute intervention sur ces espaces des steppes nécessite l’adhésion de la population concernée et il est indispensable de proposer des alternatives pratiques aux habitants pour assurer sa réussite, réhabiliter ces steppes et en faire une barrière contre la désertification et l’avancement du Sahara.
Il est souhaitable surtout de diversifier l’économie de ces régions, basée sur l’élevage et la récolte de l’alfa, par le développement d’autres activités comme le tourisme écologique (avec des circuits touristiques axés sur l’alfa, sa cueillette et sa valorisation artisanale traditionnelle), les industries extractives ou de transformation.
Relancer et soutenir l’artisanat de la sparterie est un excellent moyen pour valoriser ce produit naturel, assurer un revenu décent aux artisans et fixer les habitants sur place. Les produits naturels, écologiques et éco-responsables sont aujourd’hui partout tendance. Le travail de l’alfa représente un savoir-faire ancestral et des traditions artisanales qui constituent une partie du patrimoine national qu’il faut préserver. Les articles de l’artisanat ne doivent pas être destinés uniquement aux touristes et à l’exportation. Sensibiliser les ménages tunisiens et les encourager à l’utilisation des objets du quotidien traditionnels en alfa (couffin, paillassons, contenants divers…), à côté de l’aspect environnemental en évitant les objets en plastique, pourrait donner un nouveau souffle à cet artisanat surtout que de nombreux artistes et jeunes designers s’intéressent à ce matériau et proposent de nombreux articles modernes, beaux, raffinés, utiles et pratiques.
Une plante d’avenir
L’alfa joue un rôle crucial, environnemental et socio-économique, peu d’intérêt semble être accordé à cette plante stratégique et vitale pour une population fragile et déshéritée. Une attention particulière doit être réservée à la réhabilitation et régénération des nappes d’alfa afin d’une part de mettre notre pays à l’abri de la désertification et d’autre part améliorer la situation de la population surtout dans un contexte climatique difficile. La disparition de l’alfa risque d’avoir de graves conséquences écologiques et économiques pour tout le pays.
Malgré son importance, l’alfa a jusqu’ici suscité peu d’intérêt. Rares sont les travaux et les études réalisés sur cette plante et on connait mal l’évolution de ces nappes d’alfa et la façon de les préserver et les régénérer. Il est nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de cette graminée, sa multiplication, de son exploitation et sa valorisation pour pouvoir la protéger, restaurer et régénérer les nappes.
De nos jours, un intérêt croissant est porté pour les fibres végétales, en raison de leur avantage sur le plan cout de production et impact environnemental. De nouveaux usages sont envisagés particulièrement pour l’alfa tant dans le bâtiment (isolation), la fabrication de matériaux composites, l’extraction de composés chimiques à usage industriel ou cosmétiques et également comme fibre destinée au tissage. C’est une fibre naturelle, écologique et hypoallergénique, intéressante et prometteuse qui pourrait ouvrir à l’avenir, à côté des usages classiques en papeterie, alimentation animale et artisanat, des perspectives intéressantes dans de multiples secteurs.
Alors que la Tunisie célèbre la fête de l’arbre et de la forêt et mène des programmes ambitieux de reboisement forestiers et pastoraux, il est important d’agir en faveur de cette plante extraordinaire qu’est l’alfa qui représente une véritable barrière de défense contre la désertification, peut constituer un pilier important de développement régional de zones défavorisées et une ressource renouvelable et durable. Œuvrons tous pour que notre Tunisie soit toujours verte de Tabarka à Bordj El Khadra, un devoir national présent et futur.
Ridha Bergaoui