News - 19.12.2024

Ammar Mahjoubi: Médecins, professeurs et architectes à l'époque romaine

Ammar Mahjoubi: Médecins, professeurs et architectes à l'époque romaine

La loi obligeait les cités, dans le monde romain, à recruter des médecins et des professeurs. Ils étaient officiellement nommés et rétribués et ils bénéficiaient d’une exemption des charges municipales, de ces «munera indispensable à la gestion de la communauté, avec des frais et sans marque de dignité» (Digeste, L, 4, 14), car leur activité professionnelle au service de la communauté en tenait lieu. Grâce au jurisconsulte Modestin, qui écrivait dans le second quart du IIIe siècle : nous savons que les petites cités pouvaient disposer de cinq médecins, trois rhéteurs et trois grammairiens ; pour les villes les plus importantes, ces effectifs pouvaient être sensiblement augmentés de deux unités pour les professeurs et atteindre même la dizaine pour les médecins. Leur nomination incombait au sénat municipal, qui veillait également au bon exercice de leur fonction et procédait, dans le cas contraire, à leur radiation. L’empereur Julien (361-363), féru de littérature, s’impliqua tellement dans l‘exercice et la transmission de la culture littéraire qu’il exigea son approbation personnelle pour les décrets des décurions municipaux qui nommaient les professeurs.

Comme pour l’ensemble des fonctionnaires municipaux, des lois précisaient, au IVe siècle, les traitements que les cités devaient allouer aux professeurs et aux médecins publics; traitements que Libanius, rhéteur municipal à Antioche (AntaKya), jugeait bien médiocres, tout en déplorant la lourdeur de la tutelle imposée par les sénats locaux (Libanius, Discours, XXV, 49). Les textes, ainsi que l’épigraphie dans la province africaine, fournissent une documentation suffisante, qui montre concrètement l’organisation de l’enseignement. Thagaste (Souk Ahras), la petite ville natale d’Augustin, n’avait que l’équivalent de notre enseignement primaire, avec le «litterator» qui apprenait aux écoliers à lire, écrire et compter. A l’âge de onze ans, Augustin dut donc se déplacer à Madaure (M’daourouch), la cité voisine, pour suivre l’enseignement du grammairien. Avec les cours de grammaire, celui-ci faisait apprendre les textes classiques depuis les plus archaïques jusqu’à Ennius, Cicéron et Virgile. Il pouvait inculquer aussi à ses élèves des notions de mathématiques, de philosophie, d’astronomie et de métrique. Et pour parachever ses études, Augustin dut s’installer à Carthage pour suivre les cours du rhéteur qui développaient surtout, chez les étudiants, une aptitude à l’éloquence, si prisée et indispensable dans la vie publique.Augustin nous apprend dans ses «Confessions» que cet enseignement supérieur du rhéteur, à Carthage, était renommé ; et Salvien réaffirme ses qualités avant l’invasion vandale, tout en vantant les cours de littérature grecque et latine et de philosophie, ainsi que l’enseignement des arts libéraux. L’enseignement du droit, indispensable à cette époque, avait probablement existé à Carthage ; mais les jeunes africains, parmi les plus riches, préféraient l’enseignement juridique des maîtres de Rome, où ils s’installaient après leurs études littéraires à Carthage. Augustin lui-même fut nommé plus tard rhéteur public à Carthage, mais excédé par les chahuts incessants de certains étudiants, il démissionna de sa chaire en 383 et gagna Rome où, professeur privé rétribué par ses élèves, il reprit ses leçons. Ce qui montre qu’un enseignement libre, non officiel, existait dans les cités, mais sans bénéficier des privilèges conférés à l’enseignement public.

Abondante sur l’enseignement, la documentation est par contre très limitée sur les médecins, qui portaient le titre d’«archiatri» et étaient également rétribués par les cités. A Hippone, l’évêque Augustin mentionne le « principalis et archiater » Hilarinius, qu’il avait recommandé à l’évêque de Carthage, Aurelius. Ce médecin installé dans la capitale, ainsi qu’un médecin et curateur d’Avïta Bibla (Bou Ftis) nommé Geminius Dativus dans une inscription, ne semblent pas avoir pleinement bénéficié de cette exemption des charges municipales, conférée par leur fonction, puisqu’ils avaient tous deux exercé un service municipal, ceux de «principalis» et de «curateur».Mais autant était décevante l’information sur l’exercice de la médecine, autant elle était abondante sur la mortalité ; car, de façon générale, les conditions sanitaires étaient déplorables à l’époque antique. Dans «Ubique populus», la thèse de Jean-Marie Lassère, il est fait ample usage de la masse des inscriptions funéraires africaines, où l’âge des défunts était, de façon quasi absolue, indiqué avec précision, sans qu’on soit en mesure de distinguer pour autant entre l’exactitude et la fantaisie de ces indications. Si, auparavant comme aujourd’hui, la plupart des épitaphes n’indiquent guère la cause du décès, quelques-unes cependant l’imputent aux fièvres (febris), engendrées peut-être par le paludisme ; mais le plus grand nombre concerne les épidémies, le mal le plus redoutable dont souffraient les anciens et dont le développement bénéficiait de toutes sortes de conditions favorables. Dans les villes, où le bois était largement utilisé dans les constructions, la prolifération des germes était assurée par les rongeurs ; et en l’absence de défenses efficaces, la seule arme contre la contagion était la dispersion de la population.Rien de précis, en réalité, ne concerne les épidémies en Afrique, dans les textes littéraires. On a noté, cependant, qu’en 127 av. J.-C., une épidémie s’était répandue à la suite d’une invasion de sauterelles ; et peut-être aussi plus tard, sous le règne d’Hadrien, puis au IIIe siècle, selon quelques témoignages épigraphiques. Souvent, la mort était provoquée par des maux mystérieux qu’on imputait à un charme criminel, à des expériences et des incantations magiques ; mais de toutes les façons, l’état sanitaire des populations de la province et la part des maladies dans la mortalité sont encore inconnus. J.-M. Lassère se borne, en conclusion de ses analyses, à dresser un tableau des décès qui indique une mortalité infantile très élevée, des ravages dus notamment à la tuberculose et, enfin, aux nombreux décès de femmes en couches.Lassère remarque aussi, en particulier, que la longévité de la population en Afrique était supérieure à celle des autres provinces, quand on avait franchi les terribles années de l’enfance. On y vivait, semble-t-il, dix ans de plus que dans l’Italie rurale et quinze ans de plus qu’à Rome ; si bien qu’on vantait cette longévité et que Cicéron citait l’exemple d’un vigoureux nonagénaire, qui n’était autre que Massinissa. Pour expliquer cette particularité, on invoque le nombre de ruraux dans plusieurs régions africaines où les conditions de vie étaient plus saines, et il y a aussi ce témoignage de Salluste : «Les hommes y sont sains de corps, agiles, durs au travail, presque tous meurent de vieillesse sauf ceux qui tombent sous le fer, ou sous la dent des fauves. Car il est rare que la maladie les emporte» (Salluste, Bellum Jugurthinum, XVII,6). L’étude des collections d’épitaphes, classées selon des critères chronologiques et géographiques, a aussi permis de proposer un chiffre: pour les Romano-Africains épargnés par la très forte mortalité infantile, la longévité moyenne pour les deux sexes aurait été de quarante-neuf ans, ce qui plaçait la province africaine en tête des autres provinces occidentales, devant l’Espagne où la longévité n’excédait pas trente-huit ans. Mais un esclave avait une espérance de vie inférieure d’une dizaine d’années, la moyenne étant de 38 ans pour les hommes et de 39 ans pour les femmes.Quant à l’information sur les architectes, elle est encore plus décevante que la documentation sur la médecine ; et pour le Bas-Empire, C. Lepelley n’a pu récolter que deux textes : une loi que Constantin avait adressée au préfet du prétoire Félix, lui enjoignant de recruter et de former des jeunes gens pour rejoindre cette profession dans les provinces africaines. Durant leur apprentissage, ils percevaient un salaire et étaient exempts des charges municipales, et à son issue, ils devenaient fonctionnaires municipaux. L’autre texte est un témoignage d’Augustin, qui évoque dans ses «Confessions» un architecte des constructions publiques de Carthage; mais les chantiers de la cité ne constituaient que son travail principal, et il avait donc des clients privés dans l’exercice d’une profession libérale bénéficiant, cependant, des commandes officielles.Mais quelle qu’ait été la programmation de leur formation, les architectes s’évertuaient essentiellement à reproduire, autant que possible, l’architecture de la capitale romaine. Les prescriptions de Vitruve, dans son manuel d’architecture, et les traités de l’urbanisme classique étaient largement suivis en Afrique, tant pour l’emplacement que pour l’agencement des monuments ; et dans chaque cité on retrouve, avec des formes et un décor architectural comparables, les installations publiques caractéristiques de la cité romaine : la place du forum, entourée généralement des mêmes édifices civils ou religieux, et d’autres temples consacrés aux dieux du panthéon gréco-romain ou aux divinités africaines et orientales, des thermes gigantesques ou de modestes bains dans les bourgs, des monuments de jeux, au complet dans les grandes villes et réduits aux jeux scéniques dans les plus modestes et, enfin, les monuments des eaux, les fontaines, les arcs, les colonnes et les portiques.

Ammar Mahjoubi