News - 22.01.2025

Mohamed-El Aziz Ben Achour - La Syrie: Du passé au présent

Mohamed-El Aziz Ben Achour - La Syrie: Du passé au présent Audience d'une ambassade vénitienne à Damas à l'époque mamelouke (tableau attribué à Gentile Bellini 1429-1507)

Dans la tourmente que vit le malheureux Moyen-Orient, l’existence, largement reprise par les médias, de sigles, d’acronymes obscurs ou de titres pompeux tels que HTC (ou HTS), Organisation de libération du Châm née d’une fusion entre le Front Al Nosra, Liwa al Haq (l’Etendard de la Vérité) et d’autres groupes terroristes ; ou encore Daech ou ISIS (Etat islamique en Irak et au Châm),  ajoute aux difficultés qui, pour de nombreuses personnes, entravent la compréhension de la descente aux enfers d’un pays - la Syrie - martyrisé par la tyrannie, le terrorisme islamiste et les manœuvres étrangères. Aussi nous a-t-il paru utile d’évoquer  son histoire passée et récente.

Depuis la haute antiquité, la région comprise entre la Méditerranée, la Mésopotamie, la Turquie et l’Arabie, abrita au cours des siècles des civilisations riches et variées. Cependant, et à l’exception de la période du califat omeyyade, la Syrie connut le sort des pays situés à un carrefour stratégique et donc constamment convoités,  mais privés d’un Etat puissant capable de les protéger. La liste de ses conquérants est impressionnante : Cananéens, Phéniciens, Hébreux, Araméens, Assyriens, Babyloniens, Perses, Grecs, Arméniens, Romains, Nabatéens, Byzantins.  Avant d’aborder l’histoire des siècles arabes et musulmans qui, aujourd’hui, nous intéresse au premier chef en raison de leur puissante empreinte sur le temps présent, évoquons succinctement les époques romaine puis byzantine. Leur traces sur les sociétés et les cultures contemporaines demeurent palpables: le nom de Syria, synonyme jadis de province prospère et militairement indispensable sur ce carrefour géographique ; ou encore celui de Palmyre, oasis devenue opulente grâce aux richesses générées par le trafic caravanier. La province de Syrie se distinguait déjà par l’existence d’un réseau de villes remontant à des temps immémoriaux, telles Damas (IIIe millénaire avant J.-C.) et Antioche.  Au plan de l’histoire religieuse, comment ne pas rappeler ici la place de la Syrie antique dans le christianisme: Saint Paul et sa  conversion sur le Chemin de Damas, Saint Jean-Baptiste dont des reliques sont, aujourd’hui encore, pieusement conservées au cœur de la mosquée des Omeyyades.

Carte de la Syrie-Palestine ou Grande Syrie (la légende indique Surya al 'Umûmiyya)

A l’époque byzantine, une intense activité religieuse avait donné naissance à des églises toujours présentes : orthodoxe, grecque-orthodoxe, catholique romaine, catholique syriaque, melkite, maronite et d’autres encore. Pour les musulmans, la ville syrienne de Bosra évoque avec émotion et piété l’épisode de Bahîra, moine  chrétien de rite nestorien qui révéla à Abou Tâlib que Muhammad, son jeune neveu qui faisait partie de la caravane de La Mecque, était bel et bien celui qui allait  être l’Envoyé d’Allah. Economiquement et culturellement, la Syrie était un fleuron de l’empire byzantin. 

Vestiges de Palmyre (Tadmor)

La conquête musulmane (634-638) au détriment de Constantinople de cette contrée, que les Arabes appelaient Al Châm ou bilâd Al Châm,  fut d'un apport considérable à l'Etat de Médine. A la prospérité de ses villes et de ses campagnes, à l’habileté de ses bâtisseurs et artisans, s’ajouta la puissance de l’armée arabe conquérante de sorte que le gouverneur de la province acquit rapidement un  imposant pouvoir politique et militaire. Mouawiyya Ibn Abi Soufiane (602-680), personnage déjà considérable par son appartenance à Qouraïch et son statut de compagnon et scribe du Prophète, participa activement à la prise de la Syrie et de Jérusalem, de Sidon et Beyrouth. Nommé gouverneur du Châm en 639, sous le califat de ‘Omar, il achève la conquête de la Palestine en prenant Césarée et Ascalon (‘Isqillân). Par de judicieuses alliances avec les  tribus locales, il reconstitua sa force militaire qui avait été affectée par la peste, et mena des batailles contre les Byzantins sur terre et en Méditerranée. A la mort  tragique de son proche parent, le troisième calife Othman, il refusa de faire allégeance à Ali Ibn Abi Tâlib. L’Islam  connut alors sa première Fitna  (discorde) avec pour point culminant la bataille de Siffin qui eut lieu en juin 657 près d’un antique village de la vallée de l’Euphrate, situé à une quarantaine de kilomètres de l’actuelle ville syrienne de Raqqa. La guerre civile ne s’acheva qu’en janvier 661, au  lendemain de l’assassinat de Ali par un kharijite. En juillet ou septembre de la même année, Mouawiyya est acclamé comme calife- commandeur des croyants. L’Etat musulman est déplacé du Hedjaz (Médine) en Syrie; et  Damas en devient la capitale impériale. 

Dinar omeyyade

A son extension maximale, le califat omeyyade couvre un territoire qui s’étend de la péninsule ibérique à l’Indus.  Certes, la dynastie dura moins d’un siècle, de 661 à 750, néanmoins son apport à la civilisation arabo-musulmane fut capital. Mouawiyya et ses successeurs procédèrent à une organisation de l’administration et des finances inspirée de l’empire byzantin. Divers bureaux centraux (Dîwân-s) sont créés ; celui des finances et de l’impôt foncier (kharâj),  de la chancellerie et de la correspondance,  le Diwan al Khâtam (authentification et conservation des documents officiels), celui, fameux, du barîd qui gère la poste à travers l’empire ; le diwan al qadha  (organisation et administration de la justice). Quant à l’administration militaire, elle est confiée au Dîwân al Jund. Aux premiers temps de la dynastie, le califat fit appel aux compétences administratives et  financières de chrétiens, zoroastriens familiarisés avec les méthodes de travail éprouvées de l’Empire Byzantin et on les autorisa à employer leurs langues (grec, copte et persan). Ce n’est que sous le règne du calife ‘Abd Al Malik Ibn Marwân (685-705) que l’arabisation de l’administration provinciale devint effective.

Mosquée des Omeyyades de Damas construite entre 706 et 715 sous le règne du calife Al Walid Ier

L’activité économique du califat se reflétait dans la prospérité des villes, Damas en tête. Elle exerçait une fascination sur les visiteurs qui se prolongea longtemps après. La première monnaie musulmane de l’histoire date des Omeyyades. Le dînâr est la pièce d’or, le dirham argent et le fels en cuivre. 

Palais Al Adhm (Azem) à Damas (XVIIIe siècle)

En matière d’art et d’architecture, l’époque omeyyade fut celle d’une splendeur incarnée par le magnifique Dôme du Rocher de Jérusalem, la grande Mosquée de Damas et celle d’Alep. L’architecture civile se distinguait par l’édification des «châteaux du désert», résidences princières mais aussi caravansérails. Dans tous les édifices omeyyades, l’influence de Byzance, harmonieusement intégrée à l’ensemble, assurait une majestueuse élégance aux monuments. Incontestablement, c’est l’adoption intelligente des influences architecturales et décoratives byzantines qui donna à la civilisation musulmane d’époque omeyyade sa splendeur.

La Syrie omeyyade était le foyer  d’une grande  diversité religieuse et ethnique: musulmans arabes et mawâli-s (convertis non arabes), chrétiens de différentes obédiences et théologiens de renom comme Jean Damascène et Côme de Maïouma, juifs et Zoroastriens.

Grande Mosquée d’Alep

En 750, l’Empire omeyyade s’effondre sous les coups de boutoir des Abbassides. La famille régnante est massacrée à l’exception de quelques membres dont le prince Abdel Rahman qui, ayant réussi à s’échapper, passera en Espagne musulmane et y fondera le califat omeyyade d’Occident.

La Syrie, quant à elle, retombe à l’état de province ;  abbasside, d’abord, puis fatimide et seldjoukide. Elle est partiellement occupée par les croisés, puis conquise par les Ayyoubides, les Mamelouks d’Egypte et enfin par les Ottomans (1517-1918). Elle allait subir une avanie supplémentaire. En effet, dès les premiers signes d’un affaiblissement du califat de Bagdad, son territoire est divisé par suite de la pénétration des armées du califat fatimide du Caire qui occupent Damas et la Syrie méridionale, d’une part, et l’émergence d’émirats au nord, d’un éclatement de son territoire, d’autre part. Au Xe siècle, Damas et la Syrie méridionale sont occupées par les califes fatimides du Caire cependant  qu’au nord émerge l’émirat autonome d’Alep. Le plus connu des émirs hamdanides est Seïf El Dawla qui règna de 944 à 967 sur la Syrie septentrionale. Batailleur infatigable contre les tribus récalcitrantes et les Byzantins, il fut aussi un grand protecteur des arts et des lettres, notamment de son célèbre  panégyriste Al Moutanabbi. En 1003, les Fatimides occupent le territoire de l’émirat et chassent les Hamdanides. Sous la domination fatimide (977-1063), la Syrie connaît un renouveau économique.

Khan Asaad Pacha de Damas

Damas retrouve son rôle de capitale sous les Seldjoukides (1078-1117), de Saladin, sultan d’Egypte et de Syrie (mort en 1193) et ses successeurs ayyoubides (XIIe-XVe siècle, ainsi qu’Alep). Elle constitue un important centre du savoir musulman. Les Croisés arrivés en 1097 menacent Damas, après avoir pris Jérusalem, la Palestine et le mont Liban, mais sont finalement repoussés. Du XIIIe au  début du XVIe siècle, c’est la période mamelouke, et Damas devient la capitale provinciale de l’empire d’Egypte. Au XIVe siècle, la ville impressionne Ibn Batouta: «Ville d’une grande beauté, note-t-il, et toute description, si longue soit-elle, est toujours trop courte pour ses belles qualités.» En septembre 1400, le conquérant turco-mongol Tamerlan assiège Damas. La ville est mise à sac et incendiée et ses meilleurs artisans emmenés en captivité à Samarcande. Mais  après sa reconstruction, elle retrouve sa splendeur passée. La Syrie mamelouke connaît un épanouissement des  arts et des métiers:   comme au Caire, architecture typique quoique moins monumentale que dans la capitale impériale du Caire. On y retrouve les caractères originaux (muqarnas, assises alternées, minarets à futs superposés, arts et techniques artisanales  élaborées (arts du  métal, du verre, du bois, du livre, corans enluminés, recueils littéraires également dont les Maqamât d’Al Harirî  et Kalîla et Dimna.

Salah Al Din Al Ayyoubi (Saladin) né à Tikrit en 1138, mort à Damas en 1193. (In Anne-Marie Eddé,Flammarion, 2016)

Conquise par les Turcs en 1517, la Syrie allait demeurer durant quatre siècles sous la domination ottomane. La province incluait la Palestine et des parties de l’Irak et de la Turquie. Après l’épisode médiéval des croisades, une autre incursion européenne, celle de la campagne d’Egypte entreprise par Bonaparte, menace la région. En mars-mai 1799, l’intrépide général français assiège sans succès Akka (Saint- Jean d’Acre) défendue par le gouverneur du Cham, le fameux Ahmed Jazzar Pacha, soutenu par une flotte britannique.

Citadelle d'Alep

Au XIXe siècle, la politique des puissances étrangères, l’Angleterre surtout, fondée sur l’opposition à tout relèvement de l’Orient, devient plus agressive. De sorte que quand le brillant général Ibrahim fils de Méhémet-Ali Pacha d’Egypte occupe la Syrie de 1833 à 1840 et menace la Turquie, le gouvernement britannique, en vertu du traité de Londres (signé le 15 juillet 1840 par le Royaume-Uni, la Prusse, la Russie, l’Autriche et l’Empire ottoman) oblige le pacha à évacuer cette province malgré ses victoires contre les troupes du Sultan.Le Krak des chevaliers (Hisn al Akrâd ou Qal'at al hisn) situé dans la région de Homs. Aux mains des croisés durant 129 ans (1142-1271), pris le sultan mamelouk Baybars en 1271

En 1864,  le gouvernement turc, dans une tentative de renforcer son autorité sur le Levant,  réorganise la province de Syrie-Palestine. La Syrie porte le nom turc de Suriyé Vilayet. Jérusalem en est séparée et constitue un sanjak (division administrative) relevant directement, non plus de Damas, mais de la Sublime Porte. Le Mont Liban est constitué en Moutassarifya auto-administrée par les Maan puis les Chihab.  En 1888 est créé le gouvernorat  de Beyrouth.

Sultan Al Atrach 1891-1982) chef de la révolte syrienne de 1925-27 contre l'occupation française

En 1918, l’effondrement  de l’Empire ottoman annonça le dépeçage des provinces turques du Moyen-Orient. Dépeçage programmé secrètement dès 1915, principalement par la Grande-Bretagne et la France. La descente aux enfers qui allait marquer l’histoire contemporaine de la Syrie commença par une illusion : celle d’une émancipation des défuntes provinces ottomanes d’Orient, à l’occasion du Congrès de Versailles. Absente du Levant depuis le Moyen Âge, la Péninsule arabique réapparaît à l’occasion du projet de «royaume arabe» échafaudé par la Grande-Bretagne. Alors que, dès l’année 1915, le Royaume-Uni et la France œuvraient en secret à un vaste remodelage du Proche-Orient (Accords Sykes-Picot du  16 mai 1916, en réalité, accords entre le secrétaire au Foreign Office Edward Grey et Paul Cambon, ambassadeur à Londres), une assemblée regroupant des personnalités levantines, le «Congrès national syrien»  vota, le 8 mars 1920, la création d’un Royaume arabe de Syrie regroupant, outre Damas, Alep, Jérusalem et Beyrouth. Curieusement, un prince hachémite Fayçal fut choisi comme roi. Il avait pris une part active à la «grande» révolte arabe de 1916-1918 anti- ottomane (suscitée à l’initiative de son père, le chérif de La Mecque mais, en réalité, à l’instigation des services anglais). Malheureusement, le 25 avril 1920, le traité de Sèvres, faisant fi de la volonté des nationalistes, décida un véritable dépeçage de la région en plaçant la Palestine sous mandat (en fait un protectorat) britannique (1920-1948), et un mandat français sur la Syrie et sur un nouvel Etat, le Liban(1920-1946). La résistance arabe ne se fit pas attendre. Mais le déséquilibre des forces était impressionnant. Le 24 juillet 1920, la bataille de Khan Mayssaloun s’achève par une défaite des troupes du royaume face à l’armée française. Le roi Fayçal est  contraint à l’exil et les Britanniques le placent à la tête de l’Irak dans le cadre du mandat anglais de Mésopotamie. En 1925, Damas insurgée est bombardée. En 1930, l’«Indépendance» de la Syrie est proclamée sous l’égide, jusqu’en 1946, de la France mandataire. Cette  ambiguïté fut porteuse d’instabilité dans un Orient arabe privé durant des siècles d’une culture étatique autonome. En 1958, la république syrienne est institutionnellement supprimée à la suite de l’union entre l’Egypte et la Syrie sous le nom de République arabe unie (RAU) avec Le Caire comme capitale. Cette entreprise, prématurée et faussée par l’hégémonisme nassérien, disparut en 1961.

Fayçal 1er Ibn Husseïn al Hachimi roi de l'éphémère royaume arabe de Syrie (1920) puis roi de l'Irak sous mandat britannique de 1920 à sa mort en 1933. (In L'Orient-Le jour)

Les bouleversements consécutifs à la politique impérialiste des vainqueurs de la Première Guerre mondiale allaient être aggravés par la création d’Israël suivie de la défaite, en 1948, des Etats arabes. Cette double humiliation, pernicieusement exploitée par des officiers «nationalistes», inaugura l’ère des coups d’Etat soi-disant révolutionnaires, en fait celle des despotismes sanguinaires. Progressivement, toute opposition libérale et progressiste ayant été éradiquée, l’extrémisme islamiste appelant au djihad et à la restauration du califat prit le devant de la scène. En fait de combattants de la Foi, il s’est toujours agi, en réalité, de groupes fanatiques, non seulement infiltrés mais également manipulés par les services secrets israéliens et occidentaux. A l’instabilité consécutive aux coups d’Etat des années 1950- 60, succéda en 1970 le régime de fer fondé sur l’idéologie «panarabe» baathiste et le clan Assad.  L’absence de toute perspective d’évolution politique, le contexte régional et international  et - encore et toujours – les manœuvres étrangères aboutirent, entre 2011 et aujourd’hui, à la guerre civile et à la  destruction du pays dont pâtit encore – et probablement pour longtemps – la Syrie.

Proclamation du "Grand Liban" par le général Gouraud, haut commissaire de France au Levant en présence du mufti de Beyrouth et du patriarche maronite, le 1er septembre 1920

Face à tant de malheurs qui, depuis des siècles, affligent non seulement la Syrie mais tout l’Orient arabe, on songe aux mots d’Albert Camus : «Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent.»

Mohamed-El Aziz Ben Achour